Buridan, le héros de la tour Nesle

Chapitre 7LE COMTE DE VALOIS

Valois s’était jeté hors du Louvre à la têted’une vingtaine d’archers à cheval qui attendaient dans la grandecour, ayant d’avance reçu des ordres. Au grand trot, précédée detorches, par les ruelles noires déjà désertes, la cavalcade, avecun grand bruit d’armures entrechoquées, avait traversé Paris et mispied à terre devant la Courtille-aux-Roses.

« Attention ! dit Valois. Il s’agitd’une sorcière. Ainsi, que chacun prenne garde et se recommande ausaint qu’il préfère. »

Des imprécations éclatèrent parmi les soldats,des cris de haine, des insultes, des menaces.

« Qu’elle ose me regarder, je lui fendsle crâne d’un coup d’estramaçon !

– Si elle fait un signe, c’est qu’elleveut nous jeter un sort. Alors, moi, je l’assomme avec mamasse !

– Il vaut mieux lui crever lesyeux !

– Et lui trancher tout de suite lespoignets !…

– Tenons-nous bien, camarades !Voici Mgr le comte qui frappe à la porte maudite…

– Il faut vraiment qu’il soitbrave !

– Et ce n’est pas étonnant, puisqu’il estde sang royal… »

Valois, dans sa hâte, frappait lui-même dupoing. Les archers frémirent et firent le signe de croix.

« Gillonne, Gillonne ! quels sontces bruits ? »

Myrtille tremblante, Myrtille pâle comme unlis qui se meurt, depuis la scène qu’elle avait eue avec son père,Myrtille qui, depuis le départ de maître Lescot, était demeurée àla même place, n’ayant de force que pour pleurer, Myrtille avait,au bruit des chevaux, relevé la tête et écouté sans terreur.

Que la maison fût même attaquée par une bandede truands, tout lui était indifférent.

Elle songeait seulement qu’elle allait quitterla Courtille-aux-Roses sans pouvoir prévenir Buridan, et que sonpère haïssait celui qu’elle aimait de toute son âme…

« Gillonne, va voir ce que sont ces genset ce qu’ils veulent !… »

Gillonne déjà ouvrait la porte de l’enclos.Valois entra.

« Elle est là ? demanda-t-ilsourdement.

– Oui, monseigneur.

– Où trouverai-je le sortilège ?

– Dans la chambre du haut, vous verrez àla tête du lit un prie-Dieu. Au-dessus du prie-Dieu l’image de laVierge. Et sous la Vierge un bénitier. J’en ai retiré l’eau bénite.C’est là, dans ce bénitier, que Monseigneur trouvera la figurineensorcelée semblable à celle que je lui ai envoyée…

– Et tu seras prête à témoigner que cetteMyrtille est la propre fille d’Enguerrand de Marigny ?…

– Qui se fait appeler ici maître Lescot,oui, monseigneur !

– Et tu seras prête à témoigner que lepère de la sorcière a assisté à la fabrication dusortilège ?

– Oui, monseigneur !

– Et qu’il a consenti à être le parrainde la figurine ?

– Oui, monseigneur !

– C’est bien. Gagne mon hôtel. Unechambre t’y est préparée. Tu y resteras jusqu’à ce que j’aie besoinde toi, et, pour commencer, tu y trouveras la moitié de la sommeconvenue.

– Et quand aurai-je l’autre moitié,monseigneur ?

– Le jour où le cadavre de Marigny sebalancera au gibet de Montfaucon ! » répondit Valois.

La hideuse mégère eut un sourire, hideux commeelle. Puis, s’enveloppant de son manteau et de sa capuche, ellesortit de l’enclos sans tourner la tête et se dirigea versParis.

Valois appela le chef de l’escorte et luidit :

« Monte cet escalier jusqu’à la chambred’en haut. À la tête du lit, tu verras un bénitier. Prends ce quelu trouveras dans ce bénitier et apporte-le-moi. »

Le soudard s’élança et Valois pénétra dans lelogis, tandis que les archers, se rapprochant à mesure qu’ilavançait, pénétraient dans la Courtille-aux-Roses.

Il était sombre de joie. Car la joie, chezcertaines natures et sur certaines physionomies, prend des teintesfunèbres. Une effroyable haine gonflait le cœur de cet homme à lefaire éclater. Ce qu’il avait souffert d’humiliation, de rage,d’envie pendant les dernières années du règne de Philippe le Bel,alors que lui, frère du roi, était moins honoré qu’un intendant deMarigny, ce long supplice de l’ambitieux qui ronge son frein, del’envieux forcé de se courber devant le rival exécré, toute cettetorture enfin avait détruit en lui tout sentiment humain et ne luiavait laissé qu’une raison de vivre :

La vengeance.

Oh ! elle serait implacable, féroce, avecdes raffinements de hideur que, durant ses longues nuitsd’insomnie, l’un après l’autre, il avait imaginés.

Pour se venger, il descendrait jusqu’à lalâcheté ! Il se ferait chien, il se ferait chacal, n’ayant puêtre le lion qui d’un coup de sa patte puissante fracasse la têtede l’adversaire.

Et pourtant, cet homme avait de brillantesqualités que signale l’histoire. Et qui sait si ce n’est pas àcause de ces qualités, bien plus encore que pour complaire àMarigny, que Philippe le Bel, toujours tourmenté de soupçons, avaittenu son frère à l’écart ? Grand, fort, audacieux, brave,entreprenant, qui sait de quelles héroïques actions Charles deValois eût été capable si, trouvant l’emploi de ce qu’il avait enlui de fier et de généreux, il ne s’était pas lentement enlisé danscette fange fétide qui croupit au fond du cœur humain :

L’envie !…

Maintenant, c’était fini. Il se sentait déchu.Il comprenait qu’il avait descendu les derniers degrés del’infamie, et il se disait :

« Que je sois haï, que je sois méprisépour les moyens que j’emploie, soit ! Mais, que du moins mavengeance soit si effroyable que la haine soit plus forte encoreque l’opprobre !… »

Sa vengeance ! Il la tenait ! Aussicomplète qu’il l’eût jamais rêvée !… Le lendemain, Marignyserait mis en accusation ! Marigny, impuissant, verraitcondamner et mourir sous ses yeux cette enfant qu’il adorait. Etpuis, lui-même serait traîné au supplice !

Voilà ce que Charles de Valois se disait enpénétrant dans le logis de Myrtille.

Les portes avaient été laissées ouvertes parGillonne. Il arriva dans la grande salle paisible où Myrtille,assise dans un fauteuil, la figure dans les mains, ayant oubliédéjà ces bruits de chevaux et d’armures, songeait à sonmalheur…

« C’est vous qu’on appelleMyrtille ? dit rudement Valois en entrant.

– C’est moi, monsieur », répondit lajeune fille, qui se leva, tremblante.

Valois prononça :

« Jeune fille, tu es accusée de sortilègeet maléfice dirigés contre la personne sacrée du roi. Sorcière, aunom de Sa Majesté, je… je… »

Il voulait dire : « Jet’arrête !… » Et le mot s’étranglait dans sagorge !…

Le comte de Valois bégayait, pâlissait,rougissait et dévorait des yeux la sorcière qu’il venait arrêter,la fille d’Enguerrand de Marigny !…

Que se passait-il en lui ? Quelbouleversement s’opérait dans son esprit ? Il voulaitdire : « Je t’arrête !… » et en lui-même,éperdu de stupeur et d’admiration, il balbutiait :

« Quoi, c’est là la fille deMarigny ! Quoi ! c’est là cette jeune fille que je vaislivrer au bourreau ! Quoi ! c’est là cette enfant que jevais convaincre de sorcellerie !… Quoi ! tant de beauté,de grâce et de suave innocence réunies sur un même visagehumain !… »

Ce qui se passait dans l’esprit ou dans lecœur de Charles de Valois ?… Il se passait qu’une passionviolente, impétueuse, terrible par sa soudaineté même, une de cespassions qui, parfois, frappent un cœur d’homme à l’improviste,comme la foudre frappe un chêne, se déchaînait en lui ! Il sepassait que, sans se l’avouer, sans le savoir, alors qu’il croyait– seulement lutter contre une passagère faiblesse de pitié,Charles, comte de Valois, se mettait à aimer de toute son âme, detous ses sens, de tout son être, Myrtille, fille d’Enguerrand deMarigny !…

*

**

Sous l’épouvantable accusation, Myrtille avaitchancelé ! Elle savait trop bien ce qui l’attendait, mêmeinnocente, et qu’une pareille accusation, c’était la mort, la plusaffreuse des morts, dans les tortures et les flammes !

Éperdue d’horreur, elle joignit les mains,leva sur le sombre personnage la pureté radieuse de ses yeuxd’azur, et d’une voix faible, pareille à la plainte de la biche auxabois, simplement, elle murmura :

« Oh ! monsieur, que vous ai-jefait ?… »

C’était si imprévu, cette question, c’était sipoignant, c’était une si profonde divination de l’horrible vérité,que toute éloquente défense eût paru inutile et fausse après ce criqui disait tout.

Valois, frappé au cœur, demeurait muet, hagardet songeait ceci :

« C’est impossible ! C’estmonstrueux ! Il faut qu’elle fuie ! »

Nous disons qu’il pensait ces choses. Maisc’était vague, imprécis… tout ce qu’il comprenait, c’est qu’iléprouvait un vertige d’horreur à la pensée de livrer cette enfantau bourreau, c’est qu’il ne voulait plus sa mort, c’est qu’ilvoulait maintenant de toutes ses forces qu’elle pûtvivre !

Sans se rendre compte de ce qu’il faisait, ilalla à la fenêtre, en grondant :

« Elle peut fuir par là… écoute, jeunefille, je…

– Monseigneur ! Monseigneur !hurla à ce moment une voix, je tiens la chose ! J’ai trouvé lesortilège !… Abomination ! C’est dans un bénitier, sousune image de la Vierge, que la sorcière lecachait !… »

Le chef des archers faisait irruption dans lasalle, agitant la figurine de cire !

En même temps ses soldats entraient entumulte, avec des imprécations terribles ; en un instant,Myrtille fut entourée, saisie, entraînée…

Stupide d’épouvante, non pas devantl’arrestation de Myrtille, mais devant ce qu’il entrevoyait au fondde son propre cœur, Valois suivit, sans un mot, marchant enrêve.

Quelques minutes plus tard, Myrtille, rudementpoussée par l’escorte forcenée, franchissait le pont-levis duTemple…

Quelque chose comme un pâle sourire, d’uneinfinie détresse, passa sur ses lèvres et elle murmura :

« Je savais bien que l’ombre du manoir duTemple glacerait ma vie !… »

Entre Valois et le gouverneur de la forteressedes Templiers, transformée en prison par Philippe le Bel, il y eutune brève explication.

Puis, le comte de Valois remonta à cheval et,au pas, s’arrêtant parfois, lentement, écrasé par de formidablespensées, il regagna le Louvre.

Myrtille fut saisie par deux geôliers qui, nonsans multiplier les signes de croix, s’emparèrent d’elle, lapoussèrent vers un escalier qui s’enfonçait dans les entrailles dela terre, puis, à demi morte, la jetèrent dans une sorte de trou dequelques pieds carrés, et, violemment, refermèrent la porte de ferde ce cachot…

Et Myrtille demeura plongée dans les ténèbressilencieuses, pareilles aux ténèbres de la tombe… Seulement dans celourd silence, à intervalles réguliers, résonnait un bruitmat : c’étaient les gouttes d’eau qui se formaient au plafondet tombaient dans la large flaque de boue qui était le sol ducachot. Seulement aussi, au fond de cette nuit, des pointsminuscules brillaient d’une lueur pâle : c’était le salpêtrequi couvrait les murs de la tombe…

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