Buridan, le héros de la tour Nesle

Chapitre 14LA MÈRE

Morne, comme un condamné qu’on mène ausupplice, Valois se mit à précéder la reine. Il oubliait tout à cemoment, jusqu’à cette passion même qu’il ressentait pour saprisonnière. La situation, en effet, était hérisséed’écueils : il comprenait ou croyait comprendre qu’il y avaitentente entre Marguerite et Enguerrand de Marigny. Cette allianceaboutissait à un complot destiné à assurer la fuite de Myrtille.Or, la fuite de la sorcière – car c’était une véritable évasion quise préparait – cette fuite, ce n’était pas seulement son propreécrasement et le triomphe de Marigny, c’était aussi le procès dehaute trahison, c’était la condamnation assurée… c’était lamort.

Valois avait donc pu s’écrierrigoureusement :

« C’est ma vie que vous medemandez ! »

La reine avait remis son masque et rabattu sacapuche sur sa tête.

Ils arrivèrent dans une cour, et là, sur unsigne de Valois, un homme, porteur de clefs et muni d’une torche,les précéda. Bientôt ils s’enfoncèrent dans l’escalier quidescendait sous la grosse tour. Il régnait là une atmosphèreméphitique, mais Marguerite n’y prenait pas garde, et si ellefrissonnait, c’était de ses propres pensées.

Le porteur des clefs ouvrit une porte.

Marguerite se tourna vers Valois et le regardafixement.

Le comte comprit ce regard : la torcheayant été plantée sur une tige de fer qui servait à cet usage, ilse retira, emmenant le geôlier.

Peu lui importait, d’ailleurs, ce que la reinepouvait avoir à dire à la prisonnière !…

Lorsqu’il remonta dans la cour, il faisaitassez nuit pour qu’on ne remarquât pas sa pâleur…

« Je suis perdu, répéta-t-il en lui-même.De quelque côté que je me tourne, je ne vois aucune issue à lasituation. Armée de cette lettre, implacable, âme de glace quand ils’agit de pitié, âme de feu quand il s’agit de tuer, la reine meréduira en poussière au premier geste que je ferai pour medéfendre. Eh bien ! soit ! Je vais partir. Je meréfugierai chez quelqu’un de ces seigneurs qui, depuis la mort dufeu roi, redressent la tête. Et là, je préparerai contre Marigny,contre la reine, contre le roi, contre Paris, contre tout ce qui mehait… oui, j’ourdirai une de ces trames qui enlacent millevictimes. Je veux, patiemment et fortement, m’assurer une de cesvengeances qui étonnent le monde et qui lui font dire :« Celui-là était un fort ! Celui-là a entrepris une lutteeffrayante contre tout et tous à la fois, et il l’a menée àbien !… »

Un orgueil sinistre flamboya un instant sur lefront de cet homme qui, courbé tout à l’heure, se redressaitmaintenant.

« Simon ! appela-t-il d’une voixbrève.

– Me voici, monseigneur ! »

Et Simon Malingre – celui-là que nous avons vuune seconde à la Courtille-aux-Roses, à l’heure où nous avonsouvert ce récit –, Simon Malingre, qui ne quittait jamais le comtede Valois, se détacha d’un pan d’ombre…

Ce Simon Malingre surgissait toujours descoins noirs et humides, comme les cloportes.

« Simon, fit le comte d’une voix basse etardente, tout est perdu…

– J’ai tout entendu, tout compris,monseigneur !

– Cours à l’hôtel. Que dans une heuretout soit prêt pour ma fuite !…

– Nous sommes toujours prêts,monseigneur ! Des chevaux toujours sellés attendent ! Desmules sont prêtes à recevoir les outres pleines d’écus qu’il n’y aqu’à placer sur les bâts. Pour le reste, je conseille à Monseigneurde laisser l’hôtel en état. Peut-être la fuite ne sera-t-elle pasindispensable dès cette nuit…

– Que veux-tu dire ? gronda lecomte. Parle !… Çà, ce m’est un terrible crève-cœur que departir en laissant ici cette Myrtille… »

Le comte étouffa un soupir.

« Que Monseigneur lise d’abord cettemissive ! » dit Simon Malingre.

Étonné, Valois prit le papier que lui tendaitson valet, se rapprocha d’une lanterne accrochée au mur et se mit àlire. Voici ce que contenait la lettre :

« Monseigneur,

« Vous ne me connaissez pas, mais je vousconnais, et cela suffit pour l’instant. Je sais que vous haïssezMarigny. Ma haine égale la vôtre : voilà ce que je puis vousdire. Voulez-vous que de ces deux haines nous en fassions uneseule ? Voulez-vous que je vous aide à triompher deMarigny ? Voulez-vous m’aider, vous, à assurer ma vengeancecontre cet homme ?… Si c’est non, brûlez ou déchirez cettelettre que je confie à votre honneur de chevalier… Si c’est oui, jevous attendrai trois nuits de suite à partir de demain, versminuit, au-dehors de la porte aux Peintres. Et je signe de monnom : JEAN BURIDAN. »

« Jean Buridan ! murmura Valois. Lesalut, peut-être !… Oui, l’homme qui a été capable d’oser ceque celui-ci a osé à Montfaucon, ce rude homme peut, en effet, mesauver !… Avec un millier d’écus, je puis me l’attacher…Simon !

– Je suis là, monseigneur !

– Simon, dit Valois, nous ne partironspas cette nuit !… »

*

**

Marguerite avait pénétré dans le cachot queles lueurs rougeâtres de la torche laissée dans le couloiréclairaient de vagues clartés mouvantes.

Dans l’angle le plus renfoncé de ce réduit,elle vit Myrtille…

Une minute, elle la contempla avidement,silencieuse, palpitante d’une émotion qu’elle cherchait à refouleret, tout au fond d’elle-même, elle murmura :

« Ma fille ! »

Myrtille, les yeux agrandis par l’épouvante,regardait de son côté cette inconnue…

Si vous avez jamais vu l’oiseau qu’on vient deprendre au filet au moment où, heureux, ivre d’espace, il racontaitau ciel, au bois, au ruisseau, l’infini bonheur d’être libre etd’aimer, si vous l’avez vu tremblant, le cœur battant, ses petitsyeux pleins d’étonnement et d’effroi, blotti au plus loin etparaissant demander pourquoi il y a des êtres si méchants sous lalumière du soleil qui luit pour tous, vous aurez une idée del’attitude et des pensées de Myrtille.

La reine songeait ceci :

« Comme elle est belle !… Aussibelle que je l’étais à son âge, avec plus de suave douceur dans leregard… Pauvre petite ! »

Peut-être y avait-il au fond du cœur deMarguerite une sourde jalousie contre cette beauté qui l’étonnait.Elle secoua la tête et, comme pour s’exciter à la pitié,répéta :

« Pauvre petite ! Comme elletremble !… Ne craignez rien de moi, mon enfant »,fit-elle d’une voix si harmonieuse et si miséricordieuse que leslarmes jaillirent des yeux de Myrtille…

Et dans le même instant, la jeune fille, d’unpas hésitant encore, s’avança vers cette femme qui lui apportait unrayon de consolation.

Marguerite tremblait…

Cette enfant que si souvent elle avaitdemandée à Marigny, oh ! que de fois elle avait pleuré ensongeant a elle ! Que de fois elle avait imaginé avec destressauts d’angoisse la minute où elle la reverrait !… Etcette minute était arrivée ! Sa fille était devantelle !

Marguerite eut comme un vague mouvement desbras vers sa fille.

Elle eut au fond du cœur comme le balbutiementd’un cri qui eût été peut-être sa rédemption :

« Je suis ta mère ! »

Mais ce cri vint expirer sur ses lèvres.

Mais les bras qui se tendaient pour étreindrel’enfant si ardemment désirée retombèrent.

Et Marguerite se répéta :

« Comme elle est belle ! »

Et cette fois, elle tressaillit, car ellecomprenait que cela la faisait sourdement souffrir !… Une foisde plus, c’était le mauvais génie qui triomphait dans cetteâme.

« Oh ! madame, murmura Myrtille,vous paraissez si bonne et si douce ! M’apportez-vous desnouvelles de mon père ?… Comme il doit pleurer et sedésespérer ! Ah ! dans l’affreuse situation où je metrouve, c’est cela, voyez-vous, qui me fait le plus de mal…

– Je ne connais pas votre père »,dit sourdement Marguerite.

Myrtille baissa la tête et recula de deuxpas.

« J’ai voulu vous voir, continua lareine, comme je viens voir toutes les prisonnières qu’on amène ici…J’ai voulu vous apporter quelques consolations.

– Soyez bénie, madame, dit Myrtille d’unevoix morne.

– Mais… pourquoi vous a-t-on mise auTemple, pauvre enfant ? Vous parliez de votre père… Mais votremère… elle doit bien pleurer aussi ?

– Je n’ai pas de mère, dit Myrtille. Elleest morte le lendemain de ma naissance. Jusqu’à ce jour,voyez-vous, lorsque je songeais à ma mère, j’étais triste de ne pasl’avoir connue, mais maintenant je vois que c’est heureux qu’ellesoit morte… car quel serait son désespoir !… »

Marguerite tressaillit et se mordit violemmentles lèvres.

« Vous me demandez, continua laprisonnière, pourquoi on m’a mise ici. Je n’en sais rien,madame ! Des hommes sont venus à la Courtille-aux-Roses…Connaissez-vous la Courtille-aux-Roses ?… C’est tout près duTemple, et même, lorsque je regardais la bastille, je me souviensque l’ombre de son donjon s’allongeait jusqu’à ma fenêtre et mefaisait peur… Il me semblait que cela voulait me prendre !…Enfin, c’est pour vous dire. Je n’ai fait aucun mal… Mon pères’appelle maître Claude Lescot ; il achète et il vend lesmagnifiques tapisseries qui se font au lointain pays des Flandres,comme vous pouvez le savoir. C’est pour vous dire qu’il m’avaitmise avec Gillonne à la Courtille-aux-Roses où je vivais bienheureuse depuis des années, n’ayant d’autre souci que de prier pourmon père les soirs où les vents et la pluie fouettaient le logis…Quel mal ai-je pu faire ?

– On dit que vous êtes sorcière, fitMarguerite en essayant d’assurer sa voix.

– Comment serais-je sorcière, ditdoucement Myrtille, puisque j’ai encore communié à Pâques, ainsique le desservant de la chapelle Saint-Nicolas pourrait entémoigner ? »

Et Myrtille se reprit à pleurer. Elle était sipâle, si triste, si jolie que les plus indifférents eussent étébouleversés de pitié à voir tant de grâce et d’innocente beauté ence lieu de terreur.

Marguerite sentait son cœur trembler.

Il y eut en elle comme un rayonnement d’amourmaternel. Les pensées perverses, les passions terribles, les idéessanglantes s’enfuirent de son esprit comme les oiseaux des ténèbresdes trous impurs où, par hasard, entre un jet de lumièrevivante ; son sein palpita, sa gorge s’oppressa… elle fit deuxpas rapides, saisit la jeune fille dans ses bras et l’étreignitconvulsivement.

« Ne pleure plus, râla-t-elle, ne pleureplus, enfant ! je puis beaucoup… Je puis t’arracher à la mort…Je puis te faire sortir à l’instant de ce lieud’épouvante… »

Extasiée, enivrée, Myrtille écoutait cesparoles et croyait rêver…

Et dans ce cœur d’une adorable naïveté, àcette minute radieuse où elle entrevoyait la liberté, la vie, lebonheur, elle joignit les mains et balbutia :

« Ô ! mon bon père, tu ne pleurerasdonc plus… Ô ! mon cher Buridan, tu ne mourras donc pas de lamort de Myrtille !… »

Marguerite de Bourgogne, lentement, desserrala maternelle étreinte dont elle enlaçait sa fille.

Puis, lentement, elle recula.

Et comme Myrtille levait sur elle ses yeuxcandides et purs, elle la vit affreusement pâle…

« Madame, fit-elle dans un élan,qu’avez-vous ?… Oh ! vous souffrez !…

– Non, non, bégaya Marguerite.Rassurez-vous. Tenez, parlez-moi du bonheur de ceux que vous allezrevoir… votre père… votre bon père… et puis… comment avez-vousdit ?

– Buridan… Jean Buridan », fitMyrtille avec un sourire d’infinie tendresse.

Marguerite étouffa le rugissement qui montaità ses lèvres. Et tandis que, comme après les accalmies, la tempête,l’horrible tempête des passions, se déchaînait, hurlait dans soncœur, elle aussi sourit !… Et elle dit doucement :

« Votre frère, peut-être ?…Non ?… Un ami, sans doute ?

– Mon fiancé, dit Myrtille.

– Votre fiancé… fit Marguerite, avec unsoupir atroce, et il vous aime ?… Vous l’aimez ?

– Je crois, madame, que si Buridanmourait, je mourrais, voilà tout… Et je suis sûre que s’ilm’arrivait malheur, il viendrait mourir là où je serais morte…

– Oui, oui… gronda précipitamment lareine, je comprends. Eh bien !… Eh bien, rassurez-vous, jeunefille… il est impossible que l’amour de Buridan ne vous sauve pas…attendez quelques heures encore… je vais m’occuper de votrebonheur !… »

En parlant ainsi, elle reculait… elle entraitdans le couloir… elle repoussait la porte… et quand elle eut fermécette porte, comme le geôlier était parti avec Valois, sa main… samain blanche, fine, nerveuse, sa main maternelle s’abattit surl’énorme verrou, muselière de fer pour la gueule du cachot.

Un instant, elle hésita…

Elle regarda autour d’elle, comme si elleallait commettre l’irrévocable crime pour lequel il n’est pas depardon possible…

Brusquement, sa main poussa le verrou…

Le verrou grinça.

Le cachot sanglota…

Et la mère de Myrtille, ayant achevéd’enfermer sa fille, lente, pantelante, courbée, se glissa le longdu couloir et remonta vers la lumière des étoiles.

*

**

Valois était là.

En la voyant reparaître seule, il frémit. Maisil n’eut pas le temps de se demander ce que cela signifiait, heurou malheur : déjà Marguerite s’approchait de lui.

« Comte, dit-elle d’une voix encoreagitée, je n’emmène pas la prisonnière. Au lieu d’être ton ennemie,je deviens ton alliée. Écoute-moi bien, suis bien mes ordres, etpeut-être jamais ne fus-tu aussi près de la puissance que tuconvoites. »

Valois s’inclina. Mais il songeait :

« La tigresse fait patte de velours…est-ce qu’il serait déjà trop tard pour que je puisse medéfendre ?… »

« Ce soir, à minuit, continua la reine,tu remettras la prisonnière aux gens qui viendront en mon nom etqui la conduiront en lieu sûr. Nul au monde, par ma faute, ne sauraque la sorcière n’est plus au Temple. Et comme le roi ne connaîtpas son visage, il t’est facile… écoute ! il t’est facile demettre à sa place quelque fille qui sera interrogée puisquestionnée, puis pendue ou brûlée comme si elle était Myrtille…sommes-nous d’accord, Valois ?

– Oui, Majesté, répondit le comte.

– À ce prix-là, dès la fin du procès quiva s’instruire, je te rendrai la lettre… tu sais… la belle lettred’amour qui t’enverrait demain à Montfaucon si je la remettais cesoir au roi ! »

Sur cette dernière menace, la reines’éloigna.

« Va, rugit le comte, va, vipère !je n’aurai pas besoin pour t’écraser de t’arracher la dentempoisonnée dont tu cherches à m’épouvanter !… Ce Buridan…oui, cet homme peut, d’un bon coup de dague, me débarrasser d’abordde Marigny… et alors, Marguerite, ce sera à nous deux !…Alors, Marguerite, ce sera à ton tour de trembler ! Car jet’ai guettée, Marguerite, car j’ai sondé le fleuve où tu enfouistes sanglants secrets ! Car j’ai interrogé les spectres quiescortent ta funeste Majesté et ils m’ont répondu :« Cherche à la Tour de Nesle !… »

La reine avait rejoint la litière près delaquelle Enguerrand de Marigny attendait. Il n’avait pas bougé deplace. Il était resté immobile, les yeux fixés sur le pont-levis duTemple.

Lorsqu’il vit que Myrtille n’accompagnait pasla reine, il eut seulement un tremblement de mains. Et quandMarguerite fut près de lui, il l’interrogea d’un regard si sombrequ’elle frissonna :

« Inexorable ! dit-elle rapidement.Rien n’a fait. Nul prières, ni menaces. Marigny, il nous fautchercher un autre moyen de la délivrer.

– Vous l’avez vue ? demandaavidement le premier ministre.

– Oui, je l’ai vue !…

– Que fait-elle ? Quedit-elle ? Oh ! qu’elle doit pleurer ! Vous a-t-elleparlé de moi ?

– Elle ne pleure pas, Marigny. Elle nem’a pas dit un mot de son père…

– Pas un mot ? Quoi ! pas unmot pour moi !…

– Non, Marigny, pas un mot. Et c’estnaturel, puisqu’elle n’est préoccupée que de celui qu’elle aime…car elle aime… elle me l’a dit, elle ne m’a parlé que de son amourpour ce Jean Buridan… »

Marigny se redressa violemment, son visagedouloureux jusqu’alors prit une sauvage expression de fureur et dehaine.

« Ah ! gronda-t-il, ellel’aime ! même après ce que je lui ai dit ! Même au fondde cette prison ! Pas un mot pour son père !…Buridan ! Toujours Buridan… Eh bien, dussé-je moi-même mourirde douleur à la voir mourir, plutôt d’accepter l’infamie de cetamour.

– Eh bien, Marigny ?

– Eh bien… qu’elle meuredonc !… »

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