Contes de la Bécasse

Chapitre 8Les Sabots

Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermonau-dessus des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes oupommadés des paysans. Les grands paniers des fermières venues deloin pour la messe étaient posés à terre à côté d’elles ; etla lourde chaleur d’un jour de juillet dégageait de tout le mondeune odeur de bétail, un fumet de troupeau. Les voix des coqsentraient par la grande porte ouverte, et aussi les meuglements desvaches couchées dans un champ voisin. Parfois un souffle d’airchargé d’arômes des champs s’engouffrait sous le portail et, ensoulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, il allaitfaire vaciller sur l’autel les petites flammes jaunes au bout descierges… « Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il ! »prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit,comme chaque semaine, à recommander à ses ouailles les petitesaffaires intimes de la commune. C’était un vieux homme à cheveuxblancs qui administrait la paroisse depuis bientôt quarante ans, etle prône lui servait pour communiquer familièrement avec tout sonmonde.

Il reprit : « Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu’estbien malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de sescouches ».

Il ne savait plus ; il cherchait les bouts de papier posésdans un bréviaire. Il en retrouva deux enfin et continua : « Il nefaut pas que les garçons et les filles viennent comme ça, le soir,dans le cimetière, ou bien je préviendrai le garde champêtre.

– M. Césaire Omont voudrait bien trouver une jeune fille honnêtecomme servante ». Il réfléchit encore quelques secondes, puisajouta : « C’est tout, mes frères, c’est la grâce que je voussouhaite au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ».

Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.

Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, ladernière du hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, lepère, un vieux petit paysan sec et ridé, s’assit devant la table,pendant que sa femme décrochait la marmite et que sa fille Adélaïdeprenait dans le buffet les verres et les assiettes, et il dit : «Ça s’rait p’t être bon, c’te place chez maîtr’Omont, vu que le v’làveuf, que sa bru l’aime pas, qu’il est seul et qu’il a d’quoi.J’ferions p’t être ben d’y envoyer Adélaïde ».

La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva lecouvercle, et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupepleine d’une odeur de choux, elle réfléchit.

L’homme reprit : « Il a d’quoi, pour sûr. Mais qu’il faudraitêtre dégourdi et qu’Adélaïde l’est pas un brin ».

La femme alors articula : « J’pourrions voir tout d’même ».

Puis, se tournant vers sa fille, une gaillarde à l’air niais,aux cheveux jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau despommes, elle cria : « T’entends, grande bête. T’iras chez maît’Omont t’proposer comme servante, et tu f’ras tout c’ qu’il tecommandera ».

La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous troiscommencèrent à manger. Au bout de dix minutes, le père reprit : «Écoute un mot, la fille, et tâche d’n’ point te mettre en défautsur ce qu j’vas te dire… ».

Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle deconduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cetteconquête d’un vieux veuf mal avec sa famille.

La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait,la fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa filletour à tour, suivant cette instruction avec une attentionconcentrée et muette.

Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile etstupide.

Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet,et elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont.Il habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé auxbâtiments d’exploitation qu’occupaient ses fermiers. Car il s’étaitretiré du faire-valoir, pour vivre de ses rentes.

Il avait environ cinquante-cinq ans ; il était gros, jovialet bourru comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomberles murs, buvait du cidre et de l’eau-de-vie à pleins verres, etpassait encore pour chaud, malgré son âge.

Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière ledos, enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérantla levée du blé ou la floraison des colzas d’un œil d’amateur à sonaise, qui aime ça, mais qui ne se la foule plus.

On disait de lui : « C’est un père Bon-Temps, qui n’est pas bienlevé tous les jours. »

Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café.Et, se renversant, il demanda : – Qu’est-ce que vousdésirez ?

La mère prit la parole :

– C’est not’fille Adélaïde que j’viens vous proposer pourservante, vu c’qu’a dit c’matin monsieur le curé.

Maître Omont considéra la fille puis, brusquement : Quel âgequ’elle a, c’te grande bique-là ?

– Vingt-un ans à la Saint-Michel, Monsieur Omont.

– C’est bien ; all’aura quinze francs par mois et l’fricot.J’l’attends d’main, pour faire ma soupe du matin.

Et il congédia les deux femmes.

Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travaillerdur, sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.

Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de lacuisine, M. Omont la héla !

– Adélaïde !

Elle accourut. – Me v’là, not’ maître.

Dès qu’elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées,l’œil troublé, il déclara :

– Écoute un peu, qu’il n’y ait pas d’erreur entre nous. T’es maservante, mais rien de plus. T’entends. Nous ne mêlerons point nossabots.

– Oui, not’ maître.

– Chacun sa place, ma fille, t’as ta cuisine ; j’ai masalle. À part ça, tout sera pour té comme pour mé. C’estconvenu ?

– Oui, not’ maître.

– Allons, c’est bien, va à ton ouvrage.

Et elle alla reprendre sa besogne.

À midi, elle servit le dîner du maître dans sa petite salle àpapier peint ; puis, quand la soupe fut sur la table, ellealla prévenir M. Omont.

– C’est servi, not’ maître.

Il entra, s’assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette,hésita une seconde, puis, d’une voix de tonnerre :

– Adélaïde !

Elle arriva, effarée. Il cria comme s’il allait lamassacrer.

– Eh bien, nom de D… et té, ous-qu’est ta place ?

– Maîs… not’ maître…

Il hurlait : – J’aime pas manger tout seul, nom de D… ; tuvas te mett’là, ou bien foutre le camp si tu n’veux pas. Vachercher t’nassiette et ton verre.

Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant : – Me v’là,not’ maître.

Et elle s’assit en face de lui.

Alors il devint jovial ; il trinquait, tapait sur la table,racontait des histoires qu’elle écoutait les yeux baissés, sansoser prononcer un mot.

De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, ducidre, des assiettes. En apportant le café, elle ne déposa qu’unetasse devant lui ; alors repris de colère, il grogna :

– Eh bien, et pour té ?

– J’n’en prends point, not’ maître.

– Pourquoi que tu n’en prends point ?

– Parce que je l’aime point.

Alors il éclata de nouveau : – J’aime pas prend’ mon café toutseul, nom de D… Si tu n’veux pas t’mettr’ à en prendre itou, tu vasfoutre le camp, nom de D… va chercher une tasse et plus vite queça.

Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur,fit la grimace ; mais, sous l’œil furieux du maître, avalajusqu’au bout. Puis il lui fallut boire le premier verred’eau-de-vie de la rincette, le second du pousse-rincette, et letroisième du coup-de-pied-au-cul.

Et M. Omont la congédia. – Va laver ta vaisselle maintenant,t’es une bonne fille.

Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie dedominos ; puis il l’envoya se mettre au lit.

– Va te coucher, je monterai tout à l’heure.

Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit saprière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.

Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisaittrembler la maison.

– Adélaïde ?

Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier :

– Me v’là, not’ maître.

– Ousque t’es ?

– Mais j’suis dans mon lit, donc, not’ maître.

Alors il vociféra : – Veux-tu bien descendre, nom de D… J’aimepas coucher tout seul, nom de D…, et si tu n’veux point, tu vas mefoutre le camp, nom de D…

Alors, elle répondit d’en haut, éperdue, cherchant sa chandelle:

– Me v’là, not’ maître !

Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin del’escalier ; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches,il la prit par le bras, et dès qu’elle eut laissé devant la porteses étroites chaussures de bois à côté des grosses galoches dumaître, il la poussa dans sa chambre en grognant :

– Plus vite que ça, donc, nom de D… !

Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu’elle disait:

– Me v’là, me v’là, not’ maître.

Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche,son père l’examina curieusement, puis demanda :

– T’es-ti point grosse ?

Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant : Mais non,je n’ crois point.

Alors, il l’interrogea, voulant tout savoir :

– Dis-mé si vous n’avez point, quéque soir, mêlé vossabots ?

– Oui, je les ons mêlés l’premier soir et puis l’sautres.

– Mais alors t’es pleine, grande futaille.

Elle se mit à sangloter, balbutiant : – J’savais ti, mé ?J’savais ti, mé ?

Le père Malandain la guettait, l’œil éveillé, la minesatisfaite.

Il demanda :

– Quéque tu ne savait point ?

Elle prononça, à travers ses pleurs : – J’savais ti, mé, que çase faisait comme ça, d’s’éfants !

Sa mère rentrait. L’homme articula, sans colère : – La v’làgrosse, à c’t’heure.

Mais la femme se fâcha, révoltée d’instinct, injuriant à pleinegueule sa fille en larmes, la traitant de « manante » et de «traînée ».

Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquettepour aller causer de leurs affaires avec maît’ Césaire Omont, ildéclara :

« All’ est tout d’même encore pu sotte que j’aurais cru. All’n’savait point c’q’all’ faisait, c’te niente ».

Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans deM. Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.

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