Contes de la Bécasse

Chapitre 14Un Coq Chanta

Madame Berthe d’Avancelles avait jusque-là repoussé toutes lessupplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph deCroissard. Pendant l’hiver à Paris, il l’avait ardemmentpoursuivie, et il donnait pour elle maintenant des fêtes et deschasses en son château normand de Carville.

Le mari, M. d’Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, commetoujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause defaiblesse physique, que Madame ne lui pardonnait point. C’était ungros petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez,de tout.

Mme d’Avancelles était au contraire une grande jeune femme bruneet déterminée, qui riait d’un rire sonore au nez de son maître, quil’appelait publiquement « madame Popote » et regardait d’un certainair engageant et tendre les larges épaules et l’encolure robuste etles longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baronJoseph de Croissard.

Elle n’avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinaitpour elle. C’étaient sans cesse des fêtes, des chasses, desplaisirs nouveaux auxquels il invitait la noblesse des châteauxenvironnants.

Tout le jour, les chiens courants hurlaient par les bois à lasuite du renard et du sanglier, et, chaque soir, d’éblouissantsfeux d’artifice allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu,tandis que les fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastespelouses des traînées de lumière où passaient des ombres.

C’était l’automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaientsur les gazons comme des volées d’oiseaux. On sentait traîner dansl’air des odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sentune odeur de chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d’unefemme.

Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d’Avancellesavait répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières : «Si je dois tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute desfeuilles. J’ai trop de choses à faire cet été pour avoir le temps.» Il s’était souvenu de cette parole rieuse et hardie ; et,chaque jour, il insistait davantage, chaque jour il avançait sesapproches, il gagnait un pas dans le cœur de la belle audacieusequi ne résistait plus, semblait-il, que pour la forme.

Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Bertheavait dit, en riant, au baron : « Baron, si vous tuez la bête,j’aurai quelque chose pour vous. »

Dès l’aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaires’était baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais,organisa tout lui-même pour préparer son triomphe ; et, quandles cors sonnèrent le départ, il apparut dans un étroit vêtement dechasse rouge et or, les reins serrés, le buste large, l’œilradieux, frais et fort comme s’il venait de sortir du lit.

Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi deschiens hurleurs, à travers des broussailles ; et les chevauxse mirent à galoper, emportant par les étroits sentiers des boisles amazones et les cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis,roulaient sans bruit les voitures qui accompagnaient de loin lachasse.

Mme d’Avancelles, par malice, retint le baron près d’elle,s’attardant, au pas, dans une grande avenue interminablement droiteet longue et sur laquelle quatre rangs de chênes se repliaientcomme une voûte.

Frémissant d’amour et d’inquiétude, il écoutait d’une oreille lebavardage moqueur de la jeune femme, et de l’autre il suivait lechant des cors et la voix des chiens qui s’éloignaient.

« Vous ne m’aimez donc plus ? » disait-elle.

Il répondait : « Pouvez-vous dire des choses pareilles ?»

Elle reprenait : « La chasse cependant semble vous occuper plusque moi. »

Il gémissait : « Ne m’avez-vous point donné l’ordre d’abattremoi-même l’animal ? »

Et elle ajoutait gravement : « Mais j’y compte. Il faut que vousle tuiez devant moi. »

Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval quibondissait, et, perdant patience : « Mais sacristi ! madame,cela ne se pourra pas si nous restons ici. »

Et elle lui jetait, en riant : « Il faut que cela soit,pourtant… ou alors… tant pis pour vous. »

Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras,ou flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval.

Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, etsoudain, pour éviter une branche qui barrait la route, elle sepencha sur lui, si près qu’il sentit sur son cou le chatouillementdes cheveux. Alors brutalement il l’enlaça, et appuyant sur latempe ses grandes moustaches, il la baisa d’un baiser furieux.

Elle ne remua point d’abord, restant ainsi sous cette caresseemportée ; puis, d’une secousse, elle tourna la tête, et, soithasard, soit volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent seslèvres à lui, sous leur cascade de poils blonds.

Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de soncheval, qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps,sans échanger même un regard.

Le tumulte de la chasse se rapprochait ; les fourréssemblaient frémir, et tout à coup, brisant les branches, couvert desang, secouant les chiens qui s’attachaient à lui, le sanglierpassa.

Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria : « Quim’aime me suive ! » Et il disparut, dans les taillis, comme sila forêt l’eût englouti.

Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans uneclairière, il se relevait souillé de boue, la jaquette déchirée,les mains sanglantes, tandis que la bête étendue portait dansl’épaule le couteau de chasse enfoncé jusqu’à la garde.

La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce etmélancolique. La lune jaunissait la flamme rouge des torches quiembrumaient la nuit de leur fumée résineuse. Les chiens mangeaientles entrailles puantes du sanglier, et criaient, et se battaient.Et les piqueurs et les gentilshommes chasseurs, en cercle autour dela curée, sonnaient du cor à plein souffle. La fanfare s’en allaitdans la nuit claire au-dessus des bois, répétée par les échosperdus des vallées lointaines, réveillant les cerfs inquiets, lesrenards glapissants et troublant en leurs ébats les petits lapinsgris, au bord des clairières.

Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meuteaffolée d’ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces chosesdouces et violentes, s’appuyant un peu au bras des hommes,s’écartaient déjà dans les allées, avant que les chiens eussentfini leur repas.

Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mmed’Avancelles dit au baron :

« Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami ? »

Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l’entraîna.

Et, tout de suite, ils s’embrassèrent. Ils allaient au pas, aupetit pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaientfiltrer la lune ; et leur amour, leurs désirs, leur besoind’étreinte étaient devenus si véhéments qu’ils faillirent choir aupied d’un arbre.

Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient auchenil. « Rentrons », dit la jeune femme. Ils revinrent.

Puis, lorsqu’ils furent devant le château, elle murmura d unevoix mourante : « Je suis si fatiguée que je vais me coucher, monami. » Et, comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernierbaiser, elle s’enfuit, lui jetant comme adieu : « Non… je vaisdormir… Qui m’aime me suive ! »

Une heure plus tard, alors que tout le château silencieuxsemblait mort, le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s’envint gratter à la porte de son amie. Comme elle ne répondait pas,il essaya d’ouvrir. Le verrou n’était point poussé.

Elle rêvait, accoudée à la fenêtre.

Il se jeta à ses genoux qu’il baisait éperdument à travers larobe de nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d’unemanière caressante, dans les cheveux du baron.

Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une granderésolution, elle murmura de son air hardi, mais à voix basse : « Jevais revenir. Attendez-moi. » Et son doigt, tendu dans l’ombremontrait au fond de la chambre la tache vague et blanche dulit.

Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtitbien vite et s’enfonça dans les draps frais. Il s’étenditdélicieusement, oubliant presque son amie, tant il avait plaisir àcette caresse du linge sur son corps las de mouvement.

Elle ne revenait point, pourtant ; s’amusant sans doute àle faire languir. Il fermait les yeux dans un bien-êtreexquis ; et il rêvait doucement dans l’attente délicieuse dela chose tant désirée. Mais peu à peu ses membres s’engourdirent,sa pensée s’assoupit, devint incertaine, flottante. La puissantefatigue enfin le terrassa ; il s’endormit.

Il dormit du lourd sommeil, de l’invincible sommeil deschasseurs exténués. Il dormit jusqu’à l’aurore.

Tout à coup, la fenêtre étant restée entrouverte, un coq, perchédans un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce crisonore, le baron ouvrit les yeux.

Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un litqu’il ne reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus derien, il balbutia, dans l’effarement du réveil :

« Quoi ? Où suis-je ? Qu’y a-t-il ? »

Alors elle, qui n’avait point dormi, regardant cet hommedépeigné, aux yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du tonhautain dont elle parlait à son mari :

« Ce n’est rien. C’est un coq qui chante. Rendormez-vous,monsieur, cela ne vous regarde pas. »

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