Contes de la Bécasse

Chapitre 3La Folle

Tenez, dit M. Mathieu d’Endolin, les bécasses me rappellent unebien sinistre anecdote de la guerre.

Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil.

Je l’habitais au moment de l’arrivée des Prussiens.

J’avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l’esprits’était égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l’âge devingt-cinq ans, elle avait perdu, en un seul mois, son père, sonmari et son enfant nouveau-né.

Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle yrevient presque toujours immédiatement, comme si elle connaissaitla porte.

La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit,délira pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calmesuccédant à cette crise violente, elle resta sans mouvement,mangeant à peine, remuant seulement les yeux. Chaque fois qu’onvoulait la faire lever, elle criait comme si on l’eût tuée. On lalaissa donc toujours couchée, ne la tirant de ses draps que pourles soins de sa toilette et pour retourner ses matelas.

Une vieille bonne restait près d’elle, la faisant boire de tempsen temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il danscette âme désespérée ? On ne le sut jamais ; car elle neparla plus. Songeait-elle aux morts ? Rêvassait-elletristement, sans souvenir précis ? Ou bien sa pensée anéantierestait-elle immobile comme de l’eau sans courant ?

Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.

La guerre vint ; et, dans les premiers jours de décembre,les Prussiens pénétrèrent à Cormeil.

Je me rappelle cela comme d’hier. Il gelait à fendre lespierres ; et j’étais étendu moi-même dans un fauteuil,immobilisé par la goutte, quand j’entendis le battement lourd etrythmé de leurs pas. De ma fenêtre, je les vis passer.

Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvementde pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrentleurs hommes aux habitants. J’en eus dix-sept. La voisine, lafolle, en avait douze, dont un commandant, vrai soudard, violent,bourru.

Pendant les premiers jours, tout se passa normalement. On avaitdit à l’officier d’à côté que la dame était malade ; et il nes’en inquiéta guère. Mais bientôt cette femme qu’on ne voyaitjamais l’irrita, il s’informa de la maladie ; on répondit queson hôtesse était couchée depuis quinze ans par suite d’un violentchagrin. Il n’en crut rien sans doute, et s’imagina que la pauvreinsensée ne quittait pas son lit par fierté, pour ne pas voir lesPrussiens, et ne leur point parler, et ne les point frôler.

Il exigea qu’elle le reçût ; on le fit entrer dans sachambre.

Il demanda d’un ton brusque.

– Je vous prierai ? Matame, de fous lever et de tescentrepour qu’on fous foie.

Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et nerépondit pas.

Il reprit :

– Che ne tolérerai bas d’insolence. Si fous ne fous levez pas deponne volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromenertoute seule.

Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle nel’eût pas vu.

Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de méprissuprême. Et il ajouta :

– Si vous n’êtes pas tescentue temain…

Puis, il sortit.

Le lendemain, la vieille bonne, éperdue, la vouluthabiller ; mais la folle se mit à hurler en se débattant.L’officier monta bien vite ; et la servante, se jetant à sesgenoux, cria :

– Elle ne veut pas, Monsieur, elle ne veut pas.Pardonnez-lui ; elle est si malheureuse.

Le soldat restait embarrassé, n’osant, malgré sa colère, lafaire tirer du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire etdonna des ordres en allemand.

Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelascomme on porte un blessé. Dans ce lit qu’on n’avait point défait,la folle, toujours silencieuse, restait tranquille, indifférenteaux événements, tant qu’on la laissait couchée. Un homme parderrière portait un paquet de vêtements féminins.

Et l’officier prononça en se frottant les mains :

– Nous ferrons pien si vous poufez bas vous hapiller toute seuleet faire une bétite bromenate.

Puis on vit s’éloigner le cortège dans la direction de la forêtd’Imauville.

Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.

On ne revit plus la folle. Qu’en avaient-ils fait ? Oùl’avaient-ils portée ! On ne le sut jamais. La neige tombaitmaintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les bois sousun linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler jusqu’à nosportes.

La pensée de cette femme perdue me hantait ; et je fisplusieurs démarches auprès de l’autorité prussienne, afin d’obtenirdes renseignements. Je faillis être fusillé.

Le printemps revint. L’armée d’occupation s’éloigna. La maisonde ma voisine restait fermée ; l’herbe drue poussait dans lesallées.

La vieille bonne était morte pendant l’hiver. Personne nes’occupait plus de cette aventure ; moi seul y songeais sanscesse.

Qu’avaient-ils fait de cette femme ? s’était-elle enfuie àtravers les bois ! L’avait-on recueillie quelque part, etgardée dans un hôpital sans pouvoir obtenir d’elle aucunrenseignement.

Rien ne venait alléger mes doutes ; mais, peu à peu, letemps apaisa le souci de mon cœur. Or, à l’automne suivant, lesbécasses passèrent en masse ; et, comme ma goutte me laissaitun peu de répit, je me traînai jusqu’à la forêt. J’avais déjà tuéquatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j’en abattis un quidisparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d’ydescendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprèsd’une tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m’arrivadans la poitrine comme un coup de poing. Bien d’autres avaientexpiré dans ces bois peut-être en cette année sinistre ; maisje ne sais pas pourquoi, j’étais sûr, sûr, vous dis-je, que jerencontrais la tête de cette misérable maniaque.

Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l’avaient abandonnéesur ce matelas, dans la forêt froide et déserte ; et, fidèle àson idée fixe, elle s’était laissée mourir sous l’épais et légerduvet des neiges et sans remuer le bras ou la jambe.

Puis les loups l’avaient dévorée.

Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son litdéchiré.

J’ai gardé ce triste ossement. Et je fais des vœux pour que nosfils ne voient plus jamais de guerre.

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