Contes de la Bécasse

Chapitre 12Le Testament

Je connaissais ce grand garçon qui s’appelait René de Bourneval.Il était de commerce aimable, bien qu’un peu triste, semblaitrevenu de tout, fort sceptique, d’un scepticisme précis et mordant,habile surtout à désarticuler d’un mot les hypocrisies mondaines.Il répétait souvent : « Il n’y a pas d’hommes honnêtes ; ou dumoins ils ne le sont que relativement aux crapules. »

Il avait deux frères qu’il ne voyait point, MM. de Courcils. Jele croyais d’un autre lit, vu leurs noms différents. On m’avait dità plusieurs reprises qu’une histoire étrange s’était passée encette famille, mais sans donner aucun détail.

Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Unsoir, comme j’avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandaipar hasard : « Êtes-vous né du premier ou du second mariage de Mmevotre mère ? » Je le vis pâlir un peu, puis rougir ; etil demeura quelques secondes sans parler, visiblement embarrassé.Puis il sourit d’une façon mélancolique et douce qui lui étaitparticulière, et il dit : « Mon cher ami, si cela ne vous ennuiepoint, je vais vous donner sur mon origine des détails biensinguliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains doncpas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, jene tiendrais plus alors à vous avoir pour ami ».

Ma mère, Mme de Courlis, était une pauvre petite femme timide,que son mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut unmartyre. D’âme aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sansrépit par celui qui aurait dû être mon père, un de ces rustresqu’on appelle des gentilshommes campagnards. Au bout d’un mois demariage, il vivait avec une servante. Il eut en outre pourmaîtresses les femmes et les filles de ses fermiers ; ce quine l’empêcha point d’avoir deux enfants de sa femme ; ondevrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disaitrien ; elle vivait dans cette maison toujours bruyante commeces petites souris qui glissent sous les meubles. Effacée,disparue, frémissante, elle regardait les gens de ses yeux inquietset clairs, toujours mobiles, des yeux d’être effaré que la peur nequitte pas. Elle était jolie pourtant, fort jolie, toute blonded’un blond gris, d’un blond timide ; comme si ses cheveuxavaient été un peu décolorés par ses craintes incessantes.

Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment auchâteau, se trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, hommeredouté, tendre et violent, capable des résolutions les plusénergiques, M. de Bourneval, dont je porte le nom. C’était un grandgaillard maigre, avec de grosses moustaches noires. Je luiressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne pensait nullementcomme ceux de sa classe. Son arrière-grand-mère avait été une amiede J.-J. Rousseau, et on eût dit qu’il avait hérité quelque chosede cette liaison d’une ancêtre. Il savait par cœur le Contratsocial, la Nouvelle Héloïse et tous ces livres philosophants quiont préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages,de nos préjugés, de nos lois surannées, de notre moraleimbécile.

Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaisondemeura tellement secrète que personne ne la soupçonna. La pauvrefemme, délaissée et triste, dut s’attacher à lui d’une façondésespérée, et prendre dans son commerce toutes ses manières depenser, des théories de libre sentiment, des audaces d’amourindépendant ; mais, comme elle était si craintive qu’ellen’osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, condensé, presséen son cœur qui ne s’ouvrit jamais.

Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne lacaressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dansla maison, la traitaient un peu comme une bonne.

Je fus le seul de ses fils qui l’aimât vraiment et qu’elleaimât.

Elle mourut. J’avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pourque vous compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d’unconseil judiciaire, qu’une séparation de biens avait été prononcéeau profit de ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de laloi et au dévouement intelligent d’un notaire, le droit de tester àsa guise.

Nous fûmes donc prévenus qu’un testament existait chez cenotaire, et invités à assister à la lecture.

Je me rappelle cela comme d’hier. Ce fut une scène grandiose,dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthumede cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fondde la tombe de cette martyre écrasée par nos mœurs durant sa vie,et qui jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré versl’indépendance.

Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillantl’idée d’un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt etvingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. deBourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi.Il était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillaitsouvent sa moustache, un peu grise à présent. Il s’attendait sansdoute à ce qui allait se passer.

Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture,après avoir décacheté devant nous l’enveloppe scellée à la cirerouge et dont il ignorait le contenu.

Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dansson secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, etil reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère :

« Je, soussignée, Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde deCroixluce, épouse légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran deCourcils, saine de corps et d’esprit, exprime ici mes dernièresvolontés.

« Je demande pardon à Dieu, d’abord, et ensuite à mon cher filsRené, de l’acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assezgrand de cœur pour me comprendre et me pardonner. J’ai soufferttoute ma vie. J’ai été épousée par calcul, puis méprisée, méconnue,opprimée, trompée sans cesse par mon mari.

« Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.

« Mes fils aînés ne m’ont point aimée, ne m’ont point gâtée,m’ont à peine traitée comme une mère.

« J’ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être ;je ne leur dois plus rien après la mort. Les liens du sangn’existent pas sans l’affection constante, sacrée, de chaque jour.Un fils ingrat est moins qu’un étranger ; c’est un coupable,car il n’a pas le droit d’être indifférent pour sa mère.

« J’ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs loisiniques, leurs coutumes inhumaines, leurs préjugés infâmes. DevantDieu, je ne crains plus. Morte, je rejette de moi la honteusehypocrisie ; j’ose dire ma pensée, avouer et signer le secretde mon cœur.

« Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont laloi me permet de disposer, à mon amant bien-aiméPierre-Germer-Simon de Bourneval, pour revenir ensuite à notre cherfils René.

« (Cette volonté est formulée en outre, d’une façon plus précisedans un acte notarié).

« Et, devant le Juge suprême qui m’entend, je déclare quej’aurais maudit le ciel et l’existence si je n’avais rencontrél’affection profonde, dévouée, tendre, inébranlable de mon amant,si je n’avais compris dans ses bras que le Créateur a fait lesêtres pour s’aimer, se soutenir, se consoler, et pleurer ensembledans les heures d’amertume.

« Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils. René seuldoit la vie à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et deleurs destinées de placer au-dessus des préjugés sociaux le père etle fils, de les faire s’aimer jusqu’à leur mort et m’aimer encoredans mon cercueil.

« Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.

« MATHILDE DE CROIXLUCE ».

M. de Courcils s’était levé ; il cria : « C’est là letestament d’une folle ! » Alors M. de Bourneval fit un pas etdéclara d’une voix forte, d’une voix tranchante : « Moi, Simon deBourneval, je déclare que cet écrit ne renferme que la strictevérité. Je suis prêt à le soutenir devant n’importe qui, et à leprouver même par les lettres que j’ai. »

Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu’ils allaient secolleter. Ils étaient là, grands tous deux, l’un gros, l’autremaigre, frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant : «Vous êtes un misérable ! » L’autre prononça du même tonvigoureux et sec : « Nous nous retrouverons autre part, Monsieur.Je vous aurais déjà souffleté et provoqué depuis longtemps si jen’avais tenu avant tout à la tranquillité, durant sa vie, de lapauvre femme que vous avez tant fait souffrir. »

Puis il se tourna vers moi : « Vous êtes mon fils. Voulez-vousme suivre ? Je n’ai pas le droit de vous emmener, mais je leprends, si vous voulez bien m’accompagner. »

Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortisensemble. J’étais, certes, aux trois quarts fou.

Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. deCourcils. Mes frères, par crainte d’un affreux scandale, se sonttus. Je leur ai cédé et ils ont accepté la moitié de la fortunelaissée par ma mère.

J’ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que laloi me donnait et qui n’était pas le mien.

M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis pointencore consolé.

Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi : «Eh bien ! je dis que le testament de ma mère est une deschoses les plus belles, les plus loyales, les plus grandes qu’unefemme puisse accomplir. N’est-ce pas votre avis ? »

Je lui tendis les deux mains : « Oui, certainement, mon ami.»

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