Contes de la Bécasse

Chapitre 15Un Fils

Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin toutfleuri où le gai printemps remuait de la vie.

L’un était sénateur, et l’autre de l’Académie française, gravestous deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels,gens de marque et de réputation.

Ils parlotèrent d’abord de politique, échangeant des pensées,non pas sur des Idées, mais sur des hommes : les personnalités, encette matière, primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrentquelques souvenirs ; puis ils se turent, continuant à marchercôte à côte, tout amollis par la tiédeur de l’air.

Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucréset délicats ; un tas de fleurs de toute race et de toutenuance jetaient leurs odeurs dans la brise, tandis qu’unfaux-ébénier, vêtu de grappes jaunes, éparpillait au vent sa finepoussière, une fumée d’or qui sentait le miel et qui portait,pareille aux poudres caressantes des parfumeurs, sa semenceembaumée à travers l’espace.

Le sénateur s’arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait,considéra l’arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dontles germes s’envolaient. Et il dit : « Quand on songe que cesimperceptibles atomes qui sentent bon, vont créer des existences àdes centaines de lieues d’ici, vont faire tressaillir les fibres etles sèves d’arbres femelles et produire des êtres à racines,naissant d’un germe, comme nous, mortels comme nous, et qui serontremplacés par d’autres êtres de même essence, comme noustoujours ! »

Puis, planté devant l’ébénier radieux dont les parfumsvivifiants se détachaient à tous les frissons de l’air, M. lesénateur ajouta : « Ah ! mon gaillard, s’il te fallait fairele compte de tes enfants, tu serais bigrement embarrassé. En voilàun qui les exécute facilement et qui les lâche sans remords, et quine s’en inquiète guère. »

L’académicien ajouta : « Nous en faisons autant, mon ami. »

Le sénateur reprit : « Oui, je ne le nie pas, nous les lâchonsquelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notresupériorité. »

Mais l’autre secoua la tête : « Non, ce n’est pas là ce que jeveux dire : voyez-vous, mon cher, il n’est guère d’homme qui nepossède des enfants ignorés, ces enfants dits de père inconnu,qu’il a faits, comme cet arbre reproduit, presqueinconsciemment.

« S’il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues,nous serions, n’est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier quevous interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.

« De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligneles rencontres passagères, les contacts d’une heure, on peut bienadmettre que nous avons eu des… rapports intimes avec deux ou troiscents femmes.

« Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n’enayez pas fécondé au moins une et que vous ne possédiez point sur lepavé, ou au bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine leshonnêtes gens, c’est-à-dire nous ; ou bien une fille dansquelque mauvais lieu ; ou peut-être, si elle a eu la chanced’être abandonnée par sa mère, cuisinière en quelque famille.

« Songez en outre que presque toutes les femmes que nousappelons publiques possèdent un ou deux enfants dont elles ignorentle père, enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dixou vingt francs. Dans tout métier on fait la part des profits etpertes. Ces rejetons-là constituent les “pertes” de leurprofession. Quels sont les générateurs ? – Vous, – moi, – noustous, les hommes dits comme il faut ! Ce sont les résultats denos joyeux dîners d’amis, de nos soirs de gaieté, de ces heures oùnotre chair contente nous pousse aux accouplements d’aventure.

« Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nosenfants. Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions lesleurs, car ils reproduisent aussi, ces gredins-là !

« Tenez, j’ai, pour ma part, sur la conscience une très vilainehistoire que je veux vous dire. C’est pour moi un remordsincessant, plus que cela, c’est un doute continuel, une inapaisableincertitude qui, parfois, me torture horriblement.

« À l’âge de vingt-cinq ans j’avais entrepris avec un de mesamis, aujourd’hui conseiller d’État, un voyage en Bretagne, àpied.

« Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoirvisité les Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivionsà Douarnenez ; de là, en une étape, on gagna la sauvage pointedu Raz par la baie des Trépassés, et on coucha dans un villagequelconque dont le nom finissait en of ; mais, le matin venu,une fatigue étrange retint au lit mon camarade. Je dis au lit parhabitude, car notre couche se composait simplement de deux bottesde paille.

« Impossible d’être malade en ce lieu. Je le forçai donc à selever, et nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures dusoir.

« Le lendemain, il allait un peu mieux ; on repartit ;mais, en route, il fut pris de malaises intolérables, et c’est àgrand-peine que nous pûmes atteindre Pont-Labbé.

« Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, etle médecin, qu’on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre,sans en déterminer la nature.

« Connaissez-vous Pont-Labbé ? – Non. – Eh bien, c’est laville la plus bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui vade la pointe du Raz au Morbihan, de cette contrée qui contientl’essence des mœurs, des légendes, des coutumes bretonnes. Encoreaujourd’hui, ce coin de pays n’a presque pas changé. Je dis :encore aujourd’hui, car j’y retourne à présent tous les ans,hélas !

« Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grandétang triste, triste, avec des vols d’oiseaux sauvages. Une rivièresort de là que les caboteurs peuvent remonter jusqu’à la ville. Etdans les rues étroites aux maisons antiques, les hommes portent legrand chapeau, le gilet brodé et les quatre vestes superposées : lapremière, grande comme la main, couvrant au plus les omoplates, etla dernière s’arrêtant juste au-dessus du fond de culotte.

« Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écraséedans un gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissantmême pas deviner leur gorge puissante et martyrisée ; et ellessont coiffées d une étrange façon : sur les tempes, deux plaquesbrodées en couleur encadrent le visage, serrent les cheveux quitombent en nappe derrière la tête, puis remontent se tasser ausommet du crâne sous un singulier bonnet, tissu souvent d’or oud’argent.

« La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, desyeux tout bleus, d’un bleu pâle que perçaient les deux petitspoints noirs de la pupille ; et ses dents courtes, serrées,qu’elle montrait sans cesse en riant, semblaient faites pour broyerdu granit.

« Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que lebreton, comme la plupart de ses compatriotes.

« Or, mon ami n’allait guère mieux, et, bien qu’aucune maladiene se déclarât, le médecin lui défendait de partir encore,ordonnant un repos complet. Je passais donc les journées près delui, et sans cesse la petite bonne entrait, apportant, soit mondîner, soit de la tisane.

« Je la lutinais un peu, ce qui semblait l’amuser, mais nous necausions pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenionspoint.

« Or, une nuit, comme j’étais resté fort tard auprès du malade,je croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dansla sienne. C’était juste en face de ma porte ouverte ; alorsbrusquement, sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt parplaisanterie qu’autrement, je la saisis à pleine taille, et, avantqu’elle fût revenue de sa stupeur, je l’avais jetée et enferméechez moi. Elle me regardait, effarée, affolée, épouvantée, n’osantpas crier de peur d’un scandale, d’être chassée sans doute par sesmaîtres d’abord, et peut-être par son père ensuite.

« J’avais fait cela en riant : mais, dès qu’elle fut chez moi,le désir de la posséder m’envahit. Ce fut une lutte longue etsilencieuse, une lutte corps à corps, à la façon des athlètes, avecles bras tendus, crispés, tordus, la respiration essoufflée, lapeau mouillée de sueur. Oh ! elle se débattit vaillamment : etparfois nous heurtions un meuble, une cloison, une chaise : alors,toujours enlacés, nous restions immobiles plusieurs secondes dansla crainte que le bruit n’eût éveillé quelqu’un ; puis nousrecommencions notre acharnée bataille, moi l’attaquant, ellerésistant.

« Épuisée enfin, elle tomba : et je la pris brutalement, parterre, sur le pavé.

« Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous ets’enfuit.

« Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne melaissait point l’approcher. Puis, comme mon camarade était guéri etque nous devions reprendre notre voyage, je la vis entrer, laveille de mon départ, à minuit, nu-pieds, en chemise, dans machambre où je venais de me retirer.

« Elle se jeta dans mes bras, m’étreignit passionnément, puis,jusqu’au jour, m’embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, medonnant enfin toutes les assurances de tendresse et de désespoirqu’une femme nous peut donner quand elle ne sait pas un mot denotre langue.

« Huit jours après, j’avais oublié cette aventure commune etfréquente quand on voyage, les servantes d’auberge étantgénéralement destinées à distraire ainsi les voyageurs.

« Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir àPont-Labbé.

« Or, en 1876, j’y retournai par hasard au cours d’une excursionen Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bienpénétrer des paysages.

« Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours sesmurs grisâtres dans l’étang à l’entrée de la petite ville : etl’auberge était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un airplus moderne. En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes dedix-huit ans, fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroitgilet de drap, casquées d’argent avec les grandes plaques brodéessur les oreilles.

« Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pourdîner et, comme le patron s’empressait lui-même à me servir, lafatalité sans doute me fit dire : “Avez-vous connu les anciensmaîtres de cette maison ? J’ai passé ici une dizaine de joursil y a trente ans maintenant. Je vous parle de loin.”

« Il répondit : “C’étaient mes parents, monsieur.”

« Alors je lui racontai en quelle occasion je m’étais arrêté,comment j’avais été retenu par l’indisposition d’un camarade. Il neme laissa pas achever.

« – Oh ! je me rappelle parfaitement. J’avais alors quinzeou seize ans. Vous couchiez dans la chambre du fond et votre amidans celle dont j’ai fait la mienne, sur la rue.

« C’est alors seulement que le souvenir très vif de la petitebonne me revint. Je demandai : “Vous rappelez-vous une gentillepetite servante qu’avait alors votre père, et qui possédait, si mamémoire ne me trompe, de jolis yeux bleus et des dentsfraîches ?”

« Il reprit : “Oui, monsieur ; elle est morte en couchesquelque temps après.”

« Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteuxremuait du fumier, il ajouta : “Voilà son fils.”

« Je me mis à rire. “Il n’est pas beau et ne ressemble guère àsa mère. Il tient du père sans doute.”

« L’aubergiste reprit : “Ça se peut bien ; mais on n’ajamais su à qui c’était. Elle est morte sans le dire et personneici ne lui connaissait de galant. Ç’a été un fameux étonnementquand on a appris qu’elle était enceinte. Personne ne voulait lecroire.”

« J’eus une sorte de frisson désagréable, un de ceseffleurements pénibles qui nous touchent le cœur, comme l’approched’un lourd chagrin. Et je regardai l’homme dans la cour. Il venaitmaintenant de puiser de l’eau pour les chevaux et portait ses deuxseaux en boitant, avec un effort douloureux de la jambe pluscourte. Il était déguenillé, hideusement sale, avec de longscheveux jaunes tellement mêlés qu’ils lui tombaient comme descordes sur les joues.

« L’aubergiste ajouta : “Il ne vaut pas grand-chose, ç’a étégardé par charité dans la maison. Peut-être qu’il aurait mieuxtourné si on l’avait élevé comme tout le monde. Mais quevoulez-vous, monsieur ? Pas de père, pas de mère, pasd’argent ! Mes parents ont eu pitié de l’enfant, mais cen’était pas à eux, vous comprenez.”

« Je ne dis rien.

« Et je couchai dans mon ancienne chambre ; et toute lanuit je pensai à cet affreux valet d’écurie en me répétant : “Sic’était mon fils, pourtant ? Aurais-je donc pu tuer cettefille et procréer cet être ?” C’était possible,enfin !

« Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement ladate de sa naissance. Une différence de deux mois devait m’arrachermes doutes.

« Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas lefrançais non plus. Il avait l’air de ne rien comprendre,d’ailleurs, ignorant absolument son âge qu’une des bonnes luidemanda de ma part. Et il se tenait d’un air idiot devant moi,roulant son chapeau dans ses pattes noueuses et dégoûtantes, riantstupidement, avec quelque chose du rire ancien de la mère dans lecoin des lèvres et dans le coin des yeux.

« Mais le patron survenant alla chercher l’acte de naissance dumisérable. Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six joursaprès mon passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitementêtre arrivé à Lorient le 15 août. L’acte portait la mention : «Père inconnu. » La mère s’était appelée Jeanne Kerradec.

« Alors mon cœur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvaisplus parler tant je me sentais suffoqué : et je regardais cettebrute dont les grands cheveux jaunes semblaient un fumier plussordide que celui des bêtes ; et le gueux, gêné par monregard, cessait de rire, détournait la tête, cherchait à s’enaller.

« Tout le jour j’errai le long de la petite rivière, enréfléchissant douloureusement Mais à quoi bon réfléchir ? Rienne pouvait me fixer. Pendant des heures et des heures je pesaistoutes les raisons bonnes ou mauvaises pour ou contre mes chancesde paternité, m’énervant en des suppositions inextricables, pourrevenir sans cesse à la même horrible incertitude, puis à laconviction plus atroce encore que cet homme était mon fils.

« Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fuslongtemps sans parvenir à dormir ; puis le sommeil vint, unsommeil hanté de visions insupportables. Je voyais ce goujat qui meriait au nez, m’appelait “papa” ; puis il se changeait enchien et me mordait les mollets, et, j’avais beau me sauver, il mesuivait toujours, et, au lieu d’aboyer, il parlait,m’injuriait ; puis il comparaissait devant mes collègues del’Académie réunis pour décider si j’étais bien son père ; etl’un d’eux s’écriait : “C’est indubitable ! Regardez donccomme il lui ressemble.” Et en effet je m’apercevais que ce monstreme ressemblait. Et je me réveillai avec cette idée plantée dans lecrâne et avec le désir fou de revoir l’homme pour décider si, ouiou non, nous avions des traits communs.

« Je le joignis comme il allait à la messe (c’était un dimanche)et je lui donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il seremit à rire d’une ignoble façon, prit l’argent, puis, gêné denouveau par mon œil, il s’enfuit après avoir bredouillé un mot àpeu près inarticulé, qui voulait dire “merci”, sans doute.

« La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que laveille. Vers le soir, je fis venir l’hôtelier, et avec beaucoup deprécautions, d’habiletés, de finesses, je lui dis que jem’intéressais à ce pauvre être si abandonné de tous et privé detout, et que je voulais faire quelque chose pour lui.

« Mais l’homme répliqua : “Oh ! n’y songez pas, monsieur,il ne vaut rien, vous n’en aurez que du désagrément. Moi, jel’emploie à vider l’écurie, et c’est tout ce qu’il peut faire. Pourça je le nourris et il couche avec les chevaux. Il ne lui en fautpas plus. Si vous avez une vieille culotte, donnez-la-lui, maiselle sera en pièces dans huit jours.”

« Je n’insistai pas, me réservant d’aviser.

« Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre lefeu à la maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin decompte, s’endormit dans la boue sous la pluie, grâce à meslargesses.

« On me pria le lendemain de ne plus lui donner d’argent.L’eau-de-vie le rendait furieux, et, dès qu’il avait deux sous enpoche, il les buvait. L’aubergiste ajouta : “Lui donner del’argent, c’est vouloir sa mort.” Cet homme n’en avait jamais eu,absolument jamais, sauf quelques centimes jetés par les voyageurs,et il ne connaissait pas d’autre destination à ce métal que lecabaret.

« Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livreouvert que je semblais lire, mais ne faisant autre chose que deregarder cette brute, mon fils ! mon fils ! en tâchant dedécouvrir s’il avait quelque chose de moi. À force de chercher, jecrus reconnaître des lignes semblables dans le front et à lanaissance du nez, et je fus bientôt convaincu d’une ressemblanceque dissimulaient l’habillement différent et la crinière hideuse del’homme.

« Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenirsuspect, et je partis, le cœur broyé, après avoir laissé àl’aubergiste quelque argent pour adoucir l’existence de sonvalet.

« Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horribleincertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une forceinvincible me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à cesupplice de voir cette brute patauger dans son fumier, dem’imaginer qu’il me ressemble, de chercher, toujours en vain, à luiêtre secourable. Et chaque année je reviens ici, plus indécis, plustorturé, plus anxieux.

« J’ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sansressource.

« J’ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il estirrémédiablement ivrogne et emploie à boire tout l’argent qu’on luidonne et il sait fort bien vendre ses habits neufs pour se procurerde l’eau-de-vie.

« J’ai essayé d’apitoyer sur lui son patron pour qu’il leménageât, en offrant toujours de l’argent. L’aubergiste, étonné àla fin, m’a répondu fort sagement : “Tout ce que vous ferez pourlui, monsieur, ne servira qu’à le perdre. Il faut le tenir comme unprisonnier. Sitôt qu’il a du temps ou du bien-être, il devientmalfaisant. Si vous voulez faire du bien, ça ne manque pas, allez,les enfants abandonnés, mais choisissez-en un qui réponde à votrepeine.”

« Que dire à cela ?

« Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui metorturent, ce crétin, certes, deviendrait malin pour m’exploiter,me compromettre, me perdre, il me crierait “papa”, comme dans monrêve.

« Et je me dis que j’ai tué la mère et perdu cet être atrophié,larve d’écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui,élevé comme d’autres, aurait été pareil aux autres.

« Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse etintolérable que j’éprouve en face de lui en songeant que cela estsorti de moi, qu’il tient à moi par ce lien intime qui lie le filsau père, que, grâce aux terribles lois de l’hérédité, il est moipar mille choses, par son sang et par sa chair, et qu’il ajusqu’aux mêmes germes de maladies, aux mêmes ferments depassions.

« Et j’ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de levoir ; et sa vue me fait horriblement souffrir ; et de mafenêtre, là-bas, je le regarde pendant des heures remuer etcharrier les ordures des bêtes, en me répétant : “C’est monfils.”

« Et je sens, parfois, d’intolérables envies de l’embrasser. Jen’ai même jamais touché sa main sordide. »

L’académicien se tut. Et son compagnon, l’homme politique,murmura : « Oui, vraiment nous devrions bien nous occuper un peuplus des enfants qui n’ont pas de père. »

Et un souffle de vent traversant le grand arbre jaune secoua sesgrappes, enveloppa d’une nuée odorante et fine les deux vieillardsqui la respirèrent à longs traits.

Et le sénateur ajouta : « C’est bon vraiment d’avoir vingt-cinqans, et même de faire des enfants comme ça. »

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