Contes de la Bécasse

Chapitre 13Aux Champs

Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d’une colline,proches d’une petite ville de bains. Les deux paysans besognaientdur sur la terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaqueménage en avait quatre. Devant les deux portes voisines, toute lamarmaille grouillait du matin au soir. Les deux aînés avaient sixans et les deux cadets quinze mois environ ; les mariages et,ensuite les naissances, s’étaient produits à peu près simultanémentdans l’une et l’autre maison.

Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans letas ; et les deux pères confondaient tout à fait. Les huitnoms dansaient dans leur tête, se mêlaient sans cesse ; et,quand il fallait en appeler un, les hommes souvent en criaienttrois avant d’arriver au véritable.

La première des deux demeures, en venant de la station d’eaux deRolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filleset un garçon ; l’autre masure abritait les Vallin, qui avaientune fille et trois garçons.

Tout cela vivait péniblement de soupe, de pomme de terre et degrand air. À sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures,le soir, les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner lapâtée, comme des gardeurs d’oies assemblent leurs bêtes. Lesenfants étaient assis, par rang d’âge, devant la table en bois,vernie par cinquante ans d’usage. Le dernier moutard avait à peinela bouche au niveau de la planche. On posait devant eux l’assiettecreuse pleine de pain molli dans l’eau où avaient cuit les pommesde terre, un demi-chou et trois oignons ; et toute la lignéemangeait jusqu’à plus faim. La mère empâtait elle-même le petit. Unpeu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour tous,et le père, ce jour-là, s’attardait au repas en répétant : « Je m’yferais bien tous les jours. »

Par un après-midi du mois d’août, une légère voiture s’arrêtabrusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, quiconduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d’elle :

– Oh ! regarde, Henri, ce tas d’enfants ! Sont-ilsjolis, comme ça, à grouiller dans la poussière.

L’homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations quiétaient une douleur et presque un reproche pour lui.

La jeune femme reprit :

– Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudraisen avoir un, celui-là, le tout petit.

Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un desdeux derniers, celui des Tuvache, et, l’enlevant dans ses bras,elle le baisa passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveuxblonds frisés et pommadés de terre, sur ses menottes qu’il agitaitpour se débarrasser des caresses ennuyeuses.

Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Maiselle revint la semaine suivante, s’assit elle-même par terre, pritle moutard dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons àtous les autres ; et joua avec eux comme une gamine, tandisque son mari attendait patiemment dans sa frêle voiture.

Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparuttous les jours, les poches pleines de friandises et de sous.

Elle s’appelait Mme Henri d’Hubières.

Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et,sans s’arrêter aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant,elle pénétra dans la demeure des paysans.

Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ;ils se redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises etattendirent. Alors la jeune femme, d’une voix entrecoupée,tremblante, commença :

– Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudraisbien… je voudrais bien emmener avec moi votre… votre petitgarçon…

Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirentpas.

Elle reprit haleine et continua.

– Nous n’avons pas d’enfants ; nous sommes seuls, mon mariet moi… Nous le garderions… voulez-vous ?

La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda :

– Vous voulez nous prend’e Charlot ? Ah ben non, poursûr.

Alors M. d’Hubières intervint :

– Ma femme s’est mal expliquée. Nous voulons l’adopter, mais ilreviendra vous voir. S’il tourne bien, comme tout porte à lecroire, il sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, desenfants, il partagerait également avec eux. Mais s’il ne répondaitpas à nos soins, nous lui donnerions, à sa majorité, une somme devingt mille francs, qui sera immédiatement déposée en son nom chezun notaire. Et, comme on a aussi pensé à vous, on vous servirajusqu’à votre mort, une rente de cent francs par mois. Avez-vousbien compris ?

La fermière s’était levée, toute furieuse.

– Vous voulez que j’vous vendions Charlot ? Ah ! maisnon ; c’est pas des choses qu’on d’mande à une mère çà !Ah ! mais non ! Ce serait abomination.

L’homme ne disait rien, grave et réfléchi ; mais ilapprouvait sa femme d’un mouvement continu de la tête.

Mme d’Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant versson mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d’enfant donttous les désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia :

– Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas !

Alors ils firent une dernière tentative.

– Mais, mes amis, songez à l’avenir de votre enfant, à sonbonheur, à …

La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole :

– C’est tout vu, c’est tout entendu, c’est tout réfléchi…Allez-vous-en, et pi, que j’vous revoie point par ici. C’est ipermis d’vouloir prendre un éfant comme ça !

Alors Mme d’Hubières, en sortant, s’avisa qu’ils étaient deuxtout petits, et elle demanda à travers ses larmes, avec uneténacité de femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre:

– Mais l’autre petit n’est pas à vous ?

Le père Tuvache répondit :

– Non, c’est aux voisins ; vous pouvez y aller si vousvoulez.

Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée desa femme.

Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur destranches de pain qu’ils frottaient parcimonieusement avec un peu debeurre piqué au couteau, dans une assiette entre eux deux.

M. d’Hubières recommença ses propositions, mais avec plusd’insinuations, de précautions oratoires, d’astuce.

Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus ; maisquand ils apprirent qu’ils auraient cent francs par mois, ils seconsidérèrent, se consultant de l’œil, très ébranlés.

Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. Lafemme enfin demanda :

– Qué qu’t’en dis, l’homme ? Il prononça d’un tonsentencieux :

– J’dis qu’c’est point méprisable.

Alors Mme d’Hubières, qui tremblait d’angoisse, leur parla del’avenir du petit, de son bonheur, et de tout l’argent qu’ilpourrait leur donner plus tard.

Le paysan demanda :

– C’te rente de douze cents francs, ce s’ra promis d’vantl’notaire ?

M. d’Hubières répondit :

– Mais certainement, dès demain.

La fermière, qui méditait, reprit :

– Cent francs par mois, c’est point suffisant pour nous priverdu p’tit ; ça travaillera dans quéqu’z’ans ct’éfant ; inous faut cent vingt francs.

Mme d’Hubières trépignant d’impatience, les accorda tout desuite ; et, comme elle voulait enlever l’enfant, elle donnacent francs en cadeau pendant que son mari faisait un écrit. Lemaire et un voisin, appelé aussitôt, servirent de témoinscomplaisants.

Et le jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme onemporte un bibelot désiré d’un magasin.

Les Tuvache sur leur porte, le regardaient partir muets,sévères, regrettant peut-être leur refus.

On n’entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Lesparents, chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chezle notaire ; et ils étaient fâchés avec leurs voisins parceque la mère Tuvache les agonisait d’ignominies, répétant sans cessede porte en porte qu’il fallait être dénaturé pour vendre sonenfant, que c’était une horreur, une saleté, une corromperie.

Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avecostentation, lui criant, comme s’il eût compris :

– J’t’ai pas vendu, mé, j’t’ai pas vendu, mon p’tiot. J’vendspas m’s éfants, mé. J’sieus pas riche, mais vends pas m’séfants.

Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaquejour des allusions grossières qui étaient vociférées devant laporte, de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvacheavait fini par se croire supérieure à toute la contrée parcequ’elle n’avait pas vendu Charlot. Et ceux qui parlaient d’elledisaient :

– J’sais ben que c’était engageant, c’est égal, elle s’aconduite comme une bonne mère.

On la citait ; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevédans cette idée qu’on lui répétait sans répit, se jugeait lui-mêmesupérieur à ses camarades, parce qu’on ne l’avait pas vendu.

Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureurinapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.

Leur fils aîné partit au service. Le second mourut ;Charlot resta seul à peiner avec le vieux père pour nourrir la mèreet deux autres sœurs cadettes qu’il avait.

Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillantevoiture s’arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur,avec une chaîne de montre en or, descendit, donnant la main à unevieille dame en cheveux blancs. La vieille dame lui dit :

– C’est là, mon enfant, à la seconde maison.

Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.

La vieille mère lavait ses tabliers ; le père, infirme,sommeillait près de l’âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeunehomme dit :

– Bonjour, papa ; bonjour maman.

Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d’émoi sonsavon dans son eau et balbutia :

– C’est-i té, m’n éfant ? C’est-i té, m’n éfant ?

Il la prit dans ses bras et l’embrassa, en répétant : – «Bonjour, maman. » Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, deson ton calme qu’il ne perdait jamais : « Te v’là-t’i revenu,Jean ? » Comme s’il l’avait vu un mois auparavant.

Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout desuite sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisitchez le maire, chez l’adjoint, chez le curé, chezl’instituteur.

Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardaitpasser.

Le soir, au souper il dit aux vieux :

– Faut-i qu’vous ayez été sots pour laisser prendre le p’tit auxVallin !

Sa mère répondit obstinément :

– J’voulions point vendre not’ éfant !

Le père ne disait rien.

Le fils reprit :

– C’est-i pas malheureux d’être sacrifié comme ça !

Alors le père Tuvache articula d’un ton coléreux :

– Vas-tu pas nous r’procher d’ t’avoir gardé ?

Et le jeune homme, brutalement :

– Oui, j’vous le r’proche, que vous n’êtes que des niants. Desparents comme vous, ça fait l’malheur des éfants. Qu’vousmériteriez que j’vous quitte.

La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout enavalant des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié :

– Tuez-vous donc pour élever d’s éfants !

Alors le gars, rudement :

– J’aimerais mieux n’être point né que d’être c’que j’suis.Quand j’ai vu l’autre, tantôt, mon sang n’a fait qu’un tour. Jem’suis dit : « V’là c’que j’serais maintenant ! »

Il se leva.

– Tenez, j’sens bien que je ferai mieux de n’pas rester ici,parce que j’vous le reprocherais du matin au soir, et que j’vousferais une vie d’misère. Ça, voyez-vous, j’vous l’pardonneraijamais !

Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.

Il reprit :

– Non, c’t’ idée-là, ce serait trop dur. J’aime mieux m’en allerchercher ma vie aut’part !

Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallinfestoyaient avec l’enfant revenu.

Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents,cria :

– Manants, va !

Et il disparut dans la nuit.

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