Contes de la Bécasse

Chapitre 17L’Aventure de Walter Schnaffs

Depuis son entrée en France avec l’armée d’invasion, WalterSchnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros,marchait avec peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusementdes pieds qu’il avait fort plats et fort gras. Il était en outrepacifique et bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, pèrede quatre enfants qu’il adorait et marié avec une jeune femmeblonde, dont il regrettait désespérément chaque soir lestendresses, les petits soins et les baisers. Il aimait se levertard et se coucher tôt, manger lentement de bonnes choses et boirede la bière dans les brasseries. Il songeait en outre que tout cequi est doux dans l’existence disparaît avec la vie ; et ilgardait au cœur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée enmême temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et lessabres, mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable demanœuvrer assez vivement cette arme rapide pour défendre son grosventre.

Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dansson manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensaitlonguement aux siens laissés là-bas et aux dangers semés sur saroute : « S’il était tué, que deviendraient les petits ? Quidonc les nourrirait et les élèverait ? À l’heure même, ilsn’étaient pas riches, malgré les dettes qu’il avait contractées enpartant pour leur laisser quelque argent. » Et Walter Schnaffspleurait quelquefois.

Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes detelles faiblesses qu’il se serait laissé tomber, s’il n’avait songéque toute l’armée lui passerait sur le corps. Le sifflement desballes hérissait le poil sur sa peau.

Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dansl’angoisse.

Son corps d’armée s’avançait vers la Normandie ; et il futun jour envoyé en reconnaissance avec un faible détachement quidevait simplement explorer une partie du pays et se replierensuite. Tout semblait calme dans la campagne ; rienn’indiquait une résistance préparée.

Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petitevallée que coupaient des ravins profonds, quand une fusilladeviolente les arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs : etune troupe de francs-tireurs, sortant brusquement d’un petit boisgrand comme la main, s’élança en avant, la baïonnette au fusil.

Walter Schnaffs demeura d’abord immobile, tellement surpris etéperdu qu’il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou dedétaler le saisit ; mais il songea aussitôt qu’il couraitcomme une tortue en comparaison des maigres Français qui arrivaienten bondissant comme un troupeau de chèvres. Alors, apercevant à sixpas devant lui un large fossé plein de broussailles couvertes defeuilles sèches, il y sauta à pieds joints, sans songer même à laprofondeur, comme on saute d’un pont dans une rivière.

Il passa, à la façon d’une flèche, à travers une couche épaissede lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et lesmains, et il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.

Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu’il avaitfait. Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avecprécaution, à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toitde branchages enlacés, allant le plus vite possible, en s’éloignantdu lieu du combat. Puis il s’arrêta et s’assit de nouveau, tapicomme un lièvre au milieu des hautes herbes sèches.

Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, descris et des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s’affaiblirent,cessèrent. Tout redevint muet et calme.

Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursautépouvantable. C’était un petit oiseau qui, s’étant posé sur unebranche, agitait des feuilles mortes. Pendant près d’une heure, lecœur de Walter Schnaffs en battit à grands coups pressés.

La nuit venait, emplissant d’ombre le ravin. Et le soldat se mità songer. Qu’allait-il faire ? Qu’allait-il devenir ?Rejoindre son armée ?… Mais comment ? Mais par où ?Et il lui faudrait recommencer l’horrible vie d’angoisses,d’épouvantes, de fatigues et de souffrances qu’il menait depuis lecommencement de la guerre ! Non ! Il ne se sentait plusce courage ! Il n’aurait plus l’énergie qu’il fallait poursupporter les marches et affronter les dangers de toutes lesminutes.

Mais que faire ? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s’ycacher jusqu’à la fin des hostilités. Non, certes. S’il n’avait pasfallu manger, cette perspective ne l’aurait pas trop atterré ;mais il fallait manger, manger tous les jours.

Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur leterritoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Desfrissons lui couraient sur la peau.

Soudain il pensa : « Si seulement j’étais prisonnier ! » etson cœur frémit de désir, d’un désir violent, immodéré, d’êtreprisonnier des Français. Prisonnier ! Il serait sauvé, nourri,logé, à l’abri des balles et des sabres, sans appréhensionpossible, dans une bonne prison bien gardée. Prisonnier ! Quelrêve !

Et sa résolution fut prise immédiatement :

« Je vais me constituer prisonnier. »

Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d’uneminute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par desréflexions fâcheuses et par des terreurs nouvelles.

Où allait-il se constituer prisonnier ? Comment ? Dequel côté ? Et des images affreuses, des images de mort, seprécipitèrent dans son âme.

Il allait courir des dangers terribles en s’aventurant seul avecson casque à pointe, par la campagne.

S’il rencontrait des paysans ? Ces paysans, voyant unPrussien perdu, un Prussien sans défense, le tueraient comme unchien errant ! Ils le massacreraient avec leurs fourches,leurs pioches, leurs faux, leurs pelles ! Ils en feraient unebouillie, une pâtée, avec l’acharnement des vaincus exaspérés.

S’il rencontrait des francs-tireurs ? Ces francs-tireurs,des enragés sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s’amuser,pour passer une heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il secroyait déjà appuyé contre un mur en face de douze canons defusils, dont les petits trous ronds et noirs semblaient leregarder.

S’il rencontrait l’armée française elle-même ? Les hommesd’avant-garde le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardiet malin troupier parti seul en reconnaissance, et ils luitireraient dessus. Et il entendait déjà les détonationsirrégulières des soldats couchés dans les broussailles, tandis quelui, debout au milieu d’un champ, s’affaissait, troué comme uneécumoire par les balles qu’il sentait entrer dans sa chair.

Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sansissue.

La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il nebougeait plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légersqui passent dans les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d’unterrier, faillit faire s’enfuir Walter Schnaffs. Les cris deschouettes lui déchiraient l’âme, le traversant de peurs soudaines,douloureuses comme des blessures. Il écarquillait ses gros yeuxpour tâcher de voir dans l’ombre : et il s’imaginait à tout momententendre marcher près de lui.

Après d’interminables heures et des angoisses de damné, ilaperçut, à travers son plafond de branchages, le ciel qui devenaitclair. Alors, un soulagement immense le pénétra : ses membres sedétendirent, reposés soudain : son cœur s’apaisa ; ses yeux sefermèrent. Il s’endormit.

Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près aumilieu du ciel : il devait être midi. Aucun bruit ne troublait lapaix morne des champs ; et Walter Schnaffs s’aperçut qu’ilétait atteint d’une faim aiguë.

Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bonsaucisson des soldats ; et son estomac lui faisait mal.

Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaientfaibles, et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heuresencore, il établit le pour et le contre, changeant à tout moment derésolution, combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les pluscontraires.

Une idée lui parut enfin logique et pratique, c’était de guetterle passage d’un villageois seul, sans armes, et sans outils detravail dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre enses mains en lui faisant bien comprendre qu’il se rendait.

Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et ilsortit sa tête au bord de son trou, avec des précautionsinfinies.

Aucun être isolé ne se montrait à l’horizon. Là-bas, à droite,un petit village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fuméedes cuisines ! Là-bas à gauche, il apercevait, au bout desarbres d’une avenue, un grand château flanqué de tourelles.

Il attendit ainsi jusqu’au soir, souffrant affreusement, nevoyant rien que des vols de corbeaux, n’entendant rien que lesplaintes sourdes de ses entrailles.

Et la nuit encore tomba sur lui.

Il s’allongea au fond de sa retraite et il s’endormit d’unsommeil fiévreux, hanté de cauchemars, d’un sommeil d’hommeaffamé.

L’aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit enobservation. Mais la campagne restait vide comme la veille ;et une peur nouvelle entrait dans l’esprit de Walter Schnaffs, lapeur de mourir de faim ! Il se voyait étendu au fond de sontrou, sur le dos, les yeux fermés. Puis des bêtes, des petitesbêtes de toute sorte s’approchaient de son cadavre et se mettaientà le manger, l’attaquant partout à la fois, se glissant sous sesvêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand corbeau luipiquait les yeux de son bec effilé.

Alors, il devint fou, s’imaginant qu’il allait s’évanouir defaiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s’apprêtait às’élancer vers le village, résolu à tout oser, à tout braver, quandil aperçut trois paysans qui s’en allaient aux champs avec leursfourches sur l’épaule, et il replongea dans sa cachette.

Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentementdu fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant,vers le château lointain, préférant entrer là-dedans plutôt qu’auvillage qui lui semblait redoutable comme une tanière pleine detigres.

Les fenêtres d’en bas brillaient. Une d’elles était mêmeouverte ; et une forte odeur de viande cuite s’en échappait,une odeur qui pénétra brusquement dans le nez et jusqu’au fond duventre de Walter Schnaffs ; qui le crispa, le fit haleter,l’attirant irrésistiblement, lui jetant au cœur une audacedésespérée.

Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans lecadre de la fenêtre.

Huit domestiques dînaient autour d’une grande table. Maissoudain une bonne demeura béante, laissant tomber son verre, lesyeux fixes. Tous les regards suivirent le sien !

On aperçut l’ennemi !

Seigneur ! les Prussiens attaquaient le château !…

Ce fut d’abord un cri, un seul cri, fait de huit cris pousséssur huit tons différents, un cri d’épouvante horrible, puis unelevée tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperduevers la porte du fond. Les chaises tombaient, les hommesrenversaient les femmes et passaient dessus. En deux secondes, lapièce fut vide, abandonnée, avec la table couverte de mangeaille enface de Walter Schnaffs stupéfait, toujours debout dans safenêtre.

Après quelques instants d’hésitation, il enjamba le mur d’appuiet s’avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisaittrembler comme un fiévreux : mais une terreur le retenait, leparalysait encore. Il écouta. Toute la maison semblaitfrémir ; des portes se fermaient, des pas rapides couraientsur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet tendait l’oreille àces confuses rumeurs ; puis il entendit des bruits sourdscomme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied desmurs, des corps humains sautant du premier étage.

Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grandchâteau devint silencieux comme un tombeau.

Walter Schnaffs s’assit devant une assiette restée intacte, etil se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s’il eûtcraint d’être interrompu trop tôt, de n’en pouvoir engloutir assez.Il jetait à deux mains les morceaux dans sa bouche ouverte commeune trappe ; et des paquets de nourriture lui descendaientcoup sur coup dans l’estomac, gonflant sa gorge en passant.Parfois, il s’interrompait, prêt à crever à la façon d’un tuyautrop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et se déblayaitl’œsophage comme on lave un conduit bouché.

Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes lesbouteilles ; puis, soûl de liquide et de mangeaille, abruti,rouge, secoué par des hoquets, l’esprit troublé et la bouchegrasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapabled’ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses idéess’engourdissaient ; il posa son front pesant dans ses brascroisés sur la table, et il perdit doucement la notion des choseset des faits.

Le dernier croissant éclairait vaguement l’horizon au-dessus desarbres du parc. C’était l’heure froide qui précède le jour.

Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses etmuettes ; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dansl’ombre une pointe d’acier.

Le château tranquille dressait sa haute silhouette noire. Deuxfenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.

Soudain, une voix tonnante hurla :

« En avant ! nom d’un nom ! à l’assaut ! mesenfants ! »

Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitress’enfoncèrent sous un flot d’hommes qui s’élança, brisa, crevatout, envahit la maison. En un instant cinquante soldats armésjusqu’aux cheveux, bondirent dans la cuisine où reposaitpacifiquement Walter Schnaffs, et, lui posant sur la poitrinecinquante fusils chargés, le culbutèrent le roulèrent, lesaisirent, le lièrent des pieds à la tête.

Il haletait d’ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu,crossé et fou de peur.

Et tout d’un coup, un gros militaire chamarré d’or lui plantason pied sur le ventre en vociférant :

« Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous ! »

Le Prussien n’entendit que ce seul mot « prisonnier », et ilgémit : « Ya, ya, ya. »

Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vivecuriosité par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines.Plusieurs s’assirent, n’en pouvant plus d’émotion et defatigue.

Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d’être enfinprisonnier !

Un autre officier entra et prononça :

« Mon colonel, les ennemis se sont enfuis ; plusieurssemblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la place. »

Le gros militaire qui s’essuyait le front vociféra : «Victoire ! »

Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche:

« Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre enretraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu’on évalue àcinquante hommes hors de combat Plusieurs sont restés entre nosmains. »

Le jeune officier reprit :

« Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel ? »

Le colonel répondit :

« Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avecde l’artillerie et des forces supérieures. »

Et il donna l’ordre de repartir.

La colonne se reforma dans l’ombre, sous les murs du château, etse mit en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffsgarrotté, tenu par six guerriers le revolver au poing.

Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. Onavançait avec prudence, faisant halte de temps en temps.

Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de LaRoche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce faitd’armes.

La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçutle casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Lesfemmes levaient les bras ; des vieilles pleuraient ; unaïeul lança sa béquille au Prussien et blessa le nez d’un de sesgardiens.

Le colonel hurlait.

« Veillez à la sûreté du captif. »

On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, etWalter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.

Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour dubâtiment.

Alors, malgré des symptômes d’indigestion qui le tourmentaientdepuis quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, àdanser éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser enpoussant des cris frénétiques, jusqu’au moment où il tomba, épuisé,au pied d’un mur

Il était prisonnier ! Sauvé !

C’est ainsi que le château de Champignet fut repris à l’ennemiaprès six heures seulement d’occupation.

Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire àla tête des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.

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