Contes de la Bécasse

Chapitre 7Face Normande

La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par lesgrands arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariésvenaient d’abord, puis les parents, puis les invités, puis lespauvres du pays, et les gamins qui tournaient autour du défilé,comme des mouches, passaient entre les rangs, grimpaient auxbranches pour mieux voir.

Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier dupays. C’était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait lebon sens à satisfaire cette passion, et dépensait de l’argent groscomme lui pour ses chiens, ses gardes, ses furets et sesfusils.

La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tousles partis des environs, car on la trouvait avenante, et on lasavait bien dotée ; mais elle avait choisi Patu, peut-êtreparce qu’il lui plaisait mieux que les autres, mais plutôt encore,en Normande réfléchie, parce qu’il avait plus d’écus.

Lorsqu’ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale,quarante coups de fusils éclatèrent sans qu’on vît les tireurscachés dans les fossés. À ce bruit, une grosse gaieté saisit leshommes qui gigotaient lourdement en leurs habits de fête ; etPatu, quittant sa femme, sauta sur un valet qu’il apercevaitderrière un arbre, empoigna son arme, et lâcha lui-même un coup defeu en gambadant comme un poulain.

Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds defruits, à travers l’herbe haute, au milieu des veaux quiregardaient de leurs gros yeux, se levaient lentement et restaientdebout, le mufle tendu vers la noce.

Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns,les riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, quisemblaient dépaysés en ce lieu ; les autres portaientd’anciens couvre-chefs à poils longs, qu’on aurait dits en peau detaupe ; les plus humbles étaient couronnés de casquettes.

Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dontelles tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaientrouges, bigarrés, flamboyants, ces châles ; et leur éclatsemblait étonner les poules noires sur le fumier, les canards aubord de la mare, et les pigeons sur les toits de chaume.

Tout le vert de la campagne, le vert de l’herbe et des arbres,semblait exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deuxcouleurs ainsi voisines devenaient aveuglantes sous le feu dusoleil de midi.

La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûtedes pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et desfenêtres ouvertes et une odeur épaisse de mangeaille s’exhalait duvaste bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.

Comme un serpent, la suite des invités s’allongeait à travers lacour. Les premiers, atteignant la maison, braisaient la chaîne,s’éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par labarrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins etde pauvres curieux ; et les coups de fusil ne cessaient pas,éclatant de tous les côtés à la fois, mêlant à l’air une buée depoudre et cette odeur qui grise comme de l’absinthe.

Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour enfaire tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaientde rubans à leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et lesposaient sur leurs bras, puis entraient dans la maison pour sedébarrasser définitivement de ces ornements.

La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenircent personnes.

On s’assit à deux heures. À huit heures on mangeait encore. Leshommes engloutissaient comme des gouffres. Le cidre jaune luisait,joyeux, clair et doré, dans les grands verres, à côté du vincoloré, du vin sombre, couleur de sang.

Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec unverre d’eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la foliedans les têtes.

De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortaitjusqu’aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec unefaim nouvelle aux dents.

Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus commedes ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et dubas, restaient à table par pudeur. Mais une d’elles, plus gênée,étant sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaientplus joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteriescommencèrent.

C’étaient des bordées d’obscénités lâchées à travers la table,et toutes sur la nuit nuptiale. L’arsenal de l’esprit paysan futvidé. Depuis cent ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmesoccasions, et, bien que chacun les connût, elles portaient encore,faisaient partir en rire retentissant les deux enfilées deconvives.

Un vieux à cheveux gris appelait : « Les voyageurs pour Mézidonen voiture ». Et c’étaient des hurlements de gaieté.

Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaientdes farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tantils trépignaient en chuchotant.

L’un d’eux, soudain, profitant d’un moment de calme, cria :

– C’est les braconniers qui vont s’en donner c’te nuit, avec lalune qu’y a !… Dis donc, Jean, c’est pas c’te lune-là qu’tuguetteras, toi ?

Le marié, brusquement, se tourna :

– Qu’y z’y viennent, les braconniers !

Mais l’autre se mit à rire :

– Ah ! i peuvent y venir ; tu quitteras pas ta besognepour ça !

Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, lesverres vibrèrent.

Mais le marié, à l’idée qu’on pouvait profiter de sa noce pourbraconner chez lui, devint furieux :

– J’te dis qu’ça : qui z’y viennent !

Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens quifaisaient un peu rougir la mariée, toute frémissante d’attente.Puis, quand on eut bu des barils d’eau-de-vie, chacun partit secoucher ; et les jeunes époux entrèrent en leur chambre,située au rez-de-chaussée, comme toutes les chambres deferme ; et, comme il y faisait un peu chaud, ils ouvrirent lafenêtre et fermèrent l’auvent. Une petite lampe de mauvais goût,cadeau du père de la femme, brûlait sur la commode ; et le litétait prêt à recevoir le couple nouveau, qui ne mettait point à sonpremier embrassement tout le cérémonial des bourgeois dans lesvilles.

Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elledemeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevaitun cigare, en regardant de coin sa compagne.

Il la guettait d’un œil luisant, plus sensuel que tendre ;car il la désirait plutôt qu’il ne l’aimait ; et, soudain,d’un mouvement brusque, comme un homme qui va se mettre àl’ouvrage, il enleva son habit.

Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait sesbas, puis elle lui dit, le tutoyant depuis l’enfance : « Va tecacher là-bas, derrière les rideaux, que j’me mette au lit ».

Il fit mine de refuser, puis il y alla d’un air sournois, et sedissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux,et ils jouaient d’une façon amoureuse et gaie, sans pudeur appriseet sans gêne.

Pour finir il céda ; alors, en une seconde, elle dénoua sondernier jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour deses pieds et s’aplatit en rond par terre. Elle l’y laissa,l’enjamba, nue sous la chemise flottante et elle se glissa dans lelit, dont les ressorts chantèrent sous son poids.

Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il secourbait vers sa femme, cherchant ses lèvres qu’elle cachait dansl’oreiller, quand un coup de feu retentit au loin, dans ladirection du bois des Râpées, lui sembla-t-il.

Il se redressa inquiet, le cœur crispé, et, courant à lafenêtre, il décrocha l’auvent.

La pleine lune baignait la cour d’une lumière jaune. L’ombre despommiers faisait des taches sombres à leur pied ; et, au loin,la campagne, couverte de moissons mûres, luisait.

Comme Jean s’était penché au dehors, épiant toutes les rumeursde la nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et safemme le tirant en arrière, murmura : « Laisse donc, qu’est-ce çafait, viens-t’en ». Il se retourna, la saisit, l’étreignit, lapalpant sous la toile légère ; et, l’enlevant dans ses brasrobustes, il l’emporta vers leur couche.

Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids,une nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.

Alors Jean, secoué d’une colère tumultueuse, jura : « Nom deD… ! ils croient que je ne sortirai pas à cause de toi ?…Attends, attends ! ». Il se chaussa, décrocha son fusiltoujours pendu à portée de sa main, et, comme sa femme se traînaità ses genoux et le suppliait, éperdue, il se dégagea vivement,courut à la fenêtre et sauta dans la cour.

Elle attendit une heure, deux heures, jusqu’au jour. Son mari nerentra pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur deJean et sa course après les braconniers.

Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à larecherche du maître.

On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à latête, à moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte àl’envers, avec trois lièvres trépassés autour du cou et unepancarte sur la poitrine :

« Qui va à la chasse, perd sa place ».

Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d’épousailles, ilajoutait : « Oh ! pour une farce ! c’était une bonnefarce. Ils m’ont pris dans un collet comme un lapin, les salauds,et ils m’ont caché la tête dans un sac. Mais si je les tâte unjour, gare à eux !

Et voilà comment on s’amuse, les jours de noce, au paysnormand.

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