Contes de la Bécasse

Chapitre 16Saint-Antoine

On l’appelait Saint-Antoine, parce qu’il se nommait Antoine, etaussi peut-être parce qu’il était bon vivant, joyeux, farceur,puissant mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur deservantes, bien qu’il eût plus de soixante ans.

C’était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, grosde poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes quisemblaient trop maigres pour l’ampleur du corps.

Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans saferme qu’il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts,entendu dans les affaires et dans l’élevage du bétail, et dans laculture de ses terres. Ses deux fils et ses trois filles mariésavec avantage, vivaient aux environs, et venaient, une fois parmois, dîner avec le père. Sa vigueur était célèbre dans tout lepays d’alentour : on disait, en manière de proverbe : « Il est fortcomme Saint-Antoine. »

Lorsque arriva l’invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret,promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vraiNormand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la tablede bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petitsverres, et il criait, la face rouge et l’œil sournois, dans unefausse colère de bon vivant : « Faudra que j’en mange, nom deDieu ! » Il comptait bien que les Prussiens ne viendraient pasjusqu’à Tanneville ; mais lorsqu’il apprit qu’ils étaient àRautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il guettait sans cessela route par la petite fenêtre de sa cuisine, s’attendant à toutmoment à voir passer des baïonnettes.

Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, laporte s’ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parutsuivi d’un soldat coiffé d’un casque noir à pointe de cuivre.Saint-Antoine se dressa d’un bond ; et tout son monde leregardait, s’attendant à le voir écharper le Prussien ; maisil se contenta de serrer la main du maire qui lui dit : « En v’làun pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c’te nuit. Fais pas debêtises surtout, vu qu’ils parlent de fusiller et de brûler tout siseulement il arrive la moindre chose. Te v’là prévenu. Donne-li àmanger, il a l’air d’un bon gars. Bonsoir, je vas chez l’s’ autres.Y en a pour tout le monde. » Et il sortit.

Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C’était ungros garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poilblond, barbu jusqu’aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bonenfant. Le Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, luifit signe de s’asseoir. Puis il lui demanda : « Voulez-vous de lasoupe ? » L’étranger ne comprit pas. Antoine alors eut un coupd’audace, et, lui poussant sous le nez une assiette pleine : «Tiens, avale ça, gros cochon. »

Le soldat répondit : « Ya » et se mit à manger goulûment pendantque le fermier triomphant sentant sa réputation reconquise,clignait de l’œil à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement,ayant en même temps grand-peur et envie de rire.

Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine luien servit une autre qu’il fit disparaître également ; mais ilrecula devant la troisième, que le fermier voulait lui faire mangerde force, en répétant : « Allons fous-toi ça dans le ventre.T’engraisseras ou tu diras pourquoi, va, mon cochon ! »

Et le soldat, comprenant seulement qu’on voulait le faire mangertout son soûl, riait d’un air content, en faisant signe qu’il étaitplein.

Alors Saint-Antoine, devenu tout à fait familier, lui tapa surle ventre en criant : « Y en a-t-il dans la bedaine à moncochon ! » Mais soudain il se tordit, rouge à tomber d’uneattaque, ne pouvant plus parler. Une idée lui était venue qui lefaisait étouffer de rire : « C’est ça, c’est ça, saint Antoine etson cochon. V’là mon cochon ! » Et les trois serviteurséclatèrent à leur tour.

Le vieux était si content qu’il fit apporter l’eau-de-vie, labonne, le fil-en-dix, et qu’il en régala tout le monde. On trinquaavec le Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pourindiquer qu’il trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dansle nez : « Hein ? En v’là d’ la fine ! T’en bois pascomme ça chez toi, mon cochon ! »

Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Ilavait trouvé là son affaire, c’était sa vengeance à lui, savengeance de gros malin. Et tout le pays, qui crevait de peur,riait à se tordre derrière le dos des vainqueurs de la farce deSaint-Antoine. Vraiment, dans la plaisanterie, il n’avait pas sonpareil. Il n’y avait que lui pour inventer des choses comme ça. Crécoquin, va !

Il s’en allait chez les voisins, tous les jours après midi, brasdessus bras dessous avec son Allemand qu’il présentait d’un air gaien lui tapant sur l’épaule : « Tenez, v’là mon cochon, r’gardez-mois’il engraisse, c’t’ animal-là ! »

Et les paysans s’épanouissaient. « Est-il donc rigolo, ce bougred’Antoine ! »

« J’ te l’ vends, Césaire, trois pistoles.

– Je l’ prends, Antoine, et j’ t’invite à manger du boudin.

– Mé, c’ que j’ veux, c’est d’ ses pieds.

– Tâte-li l’ ventre, tu verras qu’il n’a que d’ la graisse.»

Et tout le monde clignait de l’œil, sans rire trop hautcependant, de peur que le Prussien devinât à la fin qu’on semoquait de lui. Antoine seul, s’enhardissant tous les jours, luipinçait les cuisses en criant : « Rien qu’ du gras » ; luitapait sur le derrière en hurlant : « Tout ça d’ la couenne» ; l’enlevait dans ses bras de vieux colosse capable deporter une enclume en déclarant : « Il pèse six cents, et pas dedéchet. »

Et il avait pris l’habitude de faire offrir à manger à soncochon partout où il entrait avec lui. C’était là le grand plaisir,le grand divertissement de tous les jours : « Donnez-li de c’ quevous voudrez, il avale tout. » Et on offrait à l’homme du pain etdu beurre, des pommes de terre, du fricot froid, de l’andouille quifaisait dire : « De la vôtre, et du choix. »

Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté deces attentions ; se rendait malade pour ne pas refuser ;et il engraissait vraiment, serré maintenant dans son uniforme, cequi ravissait Saint-Antoine et lui faisait répéter : « Tu sais, moncochon, faudra te faire faire une autre cage. »

Ils étaient devenus, d’ailleurs, les meilleurs amis dumonde ; et quand le vieux allait à ses affaires dans lesenvirons, le Prussien l’accompagnait de lui-même pour le seulplaisir d’être avec lui.

Le temps était rigoureux ; il gelait dur ; le terriblehiver de 1870 semblait jeter ensemble tous les fléaux sur laFrance.

Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitaitdes occasions, prévoyant qu’il manquerait de fumier pour lestravaux du printemps, acheta celui d’un voisin qui se trouvait dansla gêne ; et il fut convenu qu’il irait chaque soir avec sontombereau chercher une charge d’engrais.

Chaque jour donc il se mettait en route à l’approche de la nuitet se rendait à la ferme des Haules, distante d’une demi-lieue,toujours accompagné de son cochon. Et chaque jour c’était une fêtede nourrir l’animal. Tout le pays accourait là comme on va, ledimanche, à la grand-messe.

Le soldat, cependant, commençait à se méfier et, quand on riaittrop fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s’allumaientd’une flamme de colère.

Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusad’avaler un morceau de plus ; et il essaya de se lever pours’en aller. Mais Saint-Antoine l’arrêta d’un tour de poignet, etlui posant ses deux mains puissantes sur les épaules il le rassitsi durement que la chaise s’écrasa sous l’homme.

Une gaieté de tempête éclata ; et Antoine radieux,ramassant son cochon, fit semblant de le panser pour leguérir ; puis il déclara : « Puisque tu n’ veux pas manger, tuvas boire, nom de Dieu ! »

Et on alla chercher de l’eau-de-vie au cabaret.

Le soldat roulait des yeux méchants ; mais il butnéanmoins ; il but tant qu’on voulut ; et Saint-Antoinelui tenait la tête, à la grande joie des assistants.

Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissaitles verres, trinquait en gueulant : « À la tienne ! » Et lePrussien, sans prononcer un mot, entonnait coup sur coup deslampées de cognac.

C’était une lutte, une bataille, une revanche ! À quiboirait le plus, nom d’un nom ! Ils n’en pouvaient plus nil’un ni l’autre quand le litre fut séché. Mais aucun d’eux n’étaitvaincu. Ils s’en allaient manche à manche, voilà tout. Faudraitrecommencer le lendemain !

Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté dutombereau de fumier que traînaient lentement les deux chevaux.

La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s’éclairaittristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisitles deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine,mécontent de n’avoir pas triomphé, s’amusait à pousser l’épaule deson cochon pour le faire culbuter dans le fossé. L’autre évitaitles attaques par des retraites ; et, chaque fois, ilprononçait quelques mots allemands sur un ton irrité qui faisaitrire aux éclats le paysan. À la fin, le Prussien se fâcha ; etjuste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle bourrade, ilrépondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler lecolosse.

Alors, enflammé d’eau-de-vie, le vieux saisit l’homme àbras-le-corps, le secoua quelques secondes comme il eût fait d’unpetit enfant, et il le lança à toute volée de l’autre côté duchemin. Puis, content de cette exécution, il croisa ses bras pourrire de nouveau.

Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayantroulé, et, dégainant son sabre, il se précipita sur le pèreAntoine.

Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, songrand fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf debœuf.

Le Prussien arriva, le front baissé, l’arme en avant, sûr detuer. Mais le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointeallait lui crever le ventre, l’écarta, et il frappa d’un coup secsur la tempe, avec la poignée du fouet, son ennemi qui s’abattit àses pieds.

Puis il regarda, effaré, stupide d’étonnement, le corps d’abordsecoué de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, leretourna, le considéra quelque temps. L’homme avait les yeuxclos ; et un filet de sang coulait d’une fente au coin dufront. Malgré la nuit, le père Antoine distinguait la tache brunede ce sang sur la neige.

Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s’enallait toujours, au pas tranquille des chevaux.

Qu’allait-il faire ? Il serait fusillé ! On brûleraitsa ferme, on ruinerait le pays ! Que faire ? quefaire ? Comment cacher le corps, cacher la mort, tromper lesPrussiens ? Il entendit des voix au loin, dans le grandsilence des neiges. Alors, il s’affola, et, ramassant le casque, ilrecoiffa sa victime, puis, l’empoignant par les reins, il l’enleva,courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Unefois chez lui, il aviserait.

Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvantrien. Il se voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour.Une lumière brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pasencore ; alors il fit vivement reculer sa voiture jusqu’aubord du trou à l’engrais. Il songeait qu’en renversant la charge,le corps posé dessus tomberait dessous dans la fosse : et il fitbasculer le tombereau.

Comme il l’avait prévu, l’homme fut enseveli sous le fumier.Antoine aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans laterre à côté. Il appela son valet, ordonna de mettre les chevaux àl’écurie ; et il rentra dans sa chambre.

Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu’il allait faire,mais aucune idée ne l’illuminait, son épouvante allait croissantdans l’immobilité du lit. On le fusillerait ! il suait depeur ; ses dents claquaient ; il se releva grelottant, nepouvant plus tenir dans ses draps.

Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dansle buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite, jetantune ivresse nouvelle par-dessus l’ancienne, sans calmer l’angoissede son âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieud’imbécile !

Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses,des explications et des malices ; et, de temps en temps, il serinçait la bouche avec une gorgée de fil-en-dix pour se mettre ducœur au ventre.

Et il ne trouvait rien. Mais rien.

Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu’ilappelait « Dévorant », se mit à hurler à la mort. Le père Antoinefrémit jusque dans les moelles ; et, chaque fois que la bêtereprenait son gémissement lugubre et long, un frisson de peurcourait sur la peau du vieux.

Il s’était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété,n’en pouvant plus, attendant avec anxiété que « Dévorant »recommençât sa plainte, et secoué par tous les sursauts dont laterreur fait vibrer nos nerfs.

L’horloge d’en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisaitpas. Le paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner labête, pour ne plus l’entendre. Il descendit, ouvrit la porte,s’avança dans la nuit.

La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de laferme faisaient de grandes taches noires. L’homme s’approcha de laniche. Le chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors « Dévorant» fit un bond, puis s’arrêta net, le poil hérissé, les pattestendues, les crocs au vent, le nez tourné vers le fumier.

Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia : « Quéqu’ t’as donc, sale rosse ? » et il avança de quelques pas,fouillant de l’œil l’ombre indécise, l’ombre terne de la cour.

Alors, il vit une forme, une forme d’homme assis sur sonfumier !

Il regardait cela, perclus d’horreur et haletant. Mais, soudain,il aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans laterre ; il l’arracha du sol : et, dans un de ces transports depeur qui rendent téméraires les plus lâches, il se rua en avant,pour voir.

C’était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d’ordurequi l’avait réchauffé, ranimé. Il s’était assis machinalement, etil était resté là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saletéet de sang, encore hébété par l’ivresse, étourdi par le coup,épuisé par sa blessure.

Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fitun mouvement afin de se lever.

Mais le vieux, dès qu’il l’eut reconnu, écuma ainsi qu’une bêteenragée.

Il bredouillait : « Ah ! cochon ! cochon ! t’espas mort ! Tu vas me dénoncer, à c’t’ heure… Attends…attends ! »

Et, s’élançant sur l’Allemand, il jeta en avant de toute lavigueur de ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et illui enfonça jusqu’au manche les quatre pointes de fer dans lapoitrine. Le soldat se renversa sur le dos en poussant un longsoupir de mort, tandis que le vieux paysan, retirant son arme desplaies, la replongeait coup sur coup dans le ventre, dansl’estomac, dans la gorge, frappant comme un forcené, trouant de latête aux pieds le corps palpitant dont le sang fuyait par grosbouillons.

Puis il s’arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne,aspirant l’air à grandes gorgées, apaisé par le meurtreaccompli.

Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et commele jour allait poindre, il se mit à l’œuvre pour ensevelirl’homme.

Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plusbas encore, travaillant d’une façon désordonnée dans un emportementde force avec des mouvements furieux des bras et de tout lecorps.

Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavrededans, avec la fourche, rejeta la terre dessus, la piétinalongtemps, remit en place le fumier, et il sourit en voyant laneige épaisse qui complétait sa besogne, et couvrait les traces deson voile blanc.

Puis il repiqua sa fourche sur le tas d’ordure et rentra chezlui. Sa bouteille encore à moitié pleine d’eau-de-vie était restéesur la table. Il la vida d’une haleine, se jeta sur son lit, ets’endormit profondément.

Il se réveilla dégrisé, l’esprit calme et dispos, capable dejuger le cas et de prévoir l’événement.

Au bout d’une heure il courait le pays en demandant partout desnouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, poursavoir, disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.

Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas ;et il dirigea même les recherches en affirmant que le Prussienallait chaque soir courir le cotillon.

Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans levillage voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté etfusillé.

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