Contes de la Bécasse

Chapitre 5Menuet

Les grands malheurs ne m’attristent guère, dit Jean Bridelle, unvieux garçon qui passait pour sceptique. j’ai vu la guerre de bienprès : j’enjambais les corps sans apitoiement. Les fortesbrutalités de la nature ou des hommes peuvent nous faire pousserdes cris d’horreur ou d’indignation, mais ne nous donnent point cepincement au cœur, ce frisson qui vous passe dans le dos à la vuede certaines petites choses navrantes.

La plus violente douleur qu’on puisse éprouver, certes, est laperte d’un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour unhomme. Cela est violent, terrible, cela bouleverse etdéchire ; mais on guérit de ces catastrophes comme de largesblessures saignantes. Or, certaines rencontres, certaines chosesentr’aperçues, devinées, certains chagrins secrets, certainesperfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde douloureux depensées, qui entr’ouvrent devant nous brusquement la portemystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables,d’autant plus profondes qu’elles semblent bénignes, d’autant pluscuisantes qu’elles semblent presque insaisissables, d’autant plustenaces qu’elles semblent factices, nous laissent à l’âme comme unetraînée, un goût d’amertume, une sensation de désenchantement dontnous sommes longtemps à nous débarrasser.

J’ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d’autresn’eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moicomme de longues et minces piqûres inguérissables.

Vous ne comprendriez peut-être pas l’émotion qui m’est restée deces rapides impressions. Je ne vous en dirai qu’une. Elle est trèsvieille, mais vive comme d’hier. Il se peut que mon imaginationseule ait fait les frais de mon attendrissement.

J’ai cinquante ans. j’étais jeune alors et j’étudiais le droit.Un peu triste, un peu rêveur, imprégné d’une philosophiemélancolique, je n’aimais guère les cafés bruyants, les camaradesbraillards, ni les filles stupides. Je me levais tôt ; et unede mes plus chères voluptés était de me promener seul, vers huitheures du matin, dans la pépinière du Luxembourg.

Vous ne l’avez pas connue, vous autres, cette pépinière ?C’était comme un jardin oublié de l’autre siècle, un jardin jolicomme un doux sourire de vieille. Des haies touffues séparaient lesallées étroites et régulières, allées calmes entre deux murs defeuillage taillés avec méthode. Les grands ciseaux du jardinieralignaient sans relâche ces cloisons de branches ; et, deplace en place, on rencontrait des parterres de fleurs, desplates-bandes de petits arbres rangés comme des collégiens enpromenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des régimentsd’arbres à fruit.

Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par lesabeilles. Leurs maisons de paille, savamment espacées sur desplanches, ouvraient au soleil leurs portes grandes comme l’entréed’un dé à coudre ; et on rencontrait tout le long des cheminsdes mouches bourdonnantes et dorées, vraies maîtresses de ce lieupacifique, vraies promeneuses de ces tranquilles allées encorridors.

Je venais là presque tous les matins. Je m’asseyais sur un bancet je lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genouxpour rêver, pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir durepos infini de ces charmilles à la mode ancienne.

Mais je m’aperçus bientôt que je n’étais pas seul à fréquenterce lieu dès l’ouverture des barrières, et je rencontrais parfois,nez à nez, au coin d’un massif, un étrange petit vieillard.

Il portait des souliers à boucles d’argent, une culotte à pont,une redingote tabac d’Espagne, une dentelle en guise de cravate etun invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils,qui faisait penser au déluge. Il était maigre, fort maigre,anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux vifs palpitaient,s’agitaient sous un mouvement continu des paupières ; et ilavait toujours à la main une superbe canne à pommeau d’or quidevait être pour lui quelque souvenir magnifique.

Ce bonhomme m’étonna d’abord, puis m’intéressa outre mesure. Etje le guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais deloin, m’arrêtant au détour des bosquets pour n’être point vu.

Et voilà qu’un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit àfaire des mouvements singuliers : quelques petits bonds d’abord,puis une révérence ; puis il battit, de sa jambe grêle, unentrechat encore alerte, puis il commença à pivoter galamment,sautillant, se trémoussant d’une façon drôle, souriant comme devantun public, faisant des grâces, arrondissant les bras, tortillantson pauvre corps de marionnette, adressant dans le vide de légerssaluts attendrissants et ridicules. Il dansait !

Je demeurais pétrifié d’étonnement, me demandant lequel des deuxétait fou, lui, ou moi.

Mais il s’arrêta soudain, s’avança comme font les acteurs sur lascène, puis s’inclina en reculant avec des sourires gracieux et desbaisers de comédienne qu’il jetait de sa main tremblante aux deuxrangées d’arbres taillés.

Et il reprit avec gravité sa promenade.

À partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue ; et,chaque matin, il recommençait son exercice invraisemblable.

Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et,l’ayant salué, je lui dis :

– Il fait bien bon aujourd’hui, Monsieur.

Il s’inclina.

– Oui, Monsieur, c’est un vrai temps de jadis.

Huit jours après, nous étions amis, et je connus sonhistoire.

Il avait été maître de danse à l’Opéra, du temps du roi LouisXV. Sa belle canne était un cadeau du comte de Clermont. Et, quandon lui parlait de danse, il ne s’arrêtait plus de bavarder.

Or, voilà qu’un jour il me confia :

– J’ai épousé la Castris, Monsieur. Je vous présenterai si vousvoulez, mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin,voyez-vous, c’est notre plaisir et notre vie. C’est tout ce quinous reste d’autrefois. Il nous semble que nous ne pourrions plusexister si nous ne l’avions point. Cela est vieux et distingué,n’est-ce pas ? Je crois y respirer un air qui n’a point changédepuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y passons toutes nosaprès-midi. Mais, moi, j’y viens dès le matin, car je me lève debonne heure.

Dès que j’eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, etbientôt j’aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à unetoute vieille femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté.C’était la Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée duroi, aimée de tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans lemonde une odeur d’amour.

Nous nous assîmes sur un banc. C’était au mois de mai. Un parfumde fleurs voltigeait dans les allées proprettes ; un bonsoleil glissait entre les feuilles et semait sur nous de largesgouttes de lumière. La robe noire de la Castris semblait toutemouillée de clarté. Le jardin était vide. On entendait au loinrouler des fiacres.

– Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c’étaitque le menuet ?

Il tressaillit.

– Le menuet, Monsieur, c’est la reine des danses, et la dansedes Reines, entendez-vous ? Depuis qu’il n’y a plus de Rois,il n’y a plus de menuet.

Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambiqueauquel je ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tousles mouvements, les poses. Il s’embrouillait, s’exaspérant de sonimpuissance, nerveux et désolé.

Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujourssilencieuse et grave :

– Elise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tuque nous montrions à ce monsieur ce que c’était ?

Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se levasans dire un mot et vint se placer en face de lui.

Alors je vis une chose inoubliable.

Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, sesouriaient, se balançaient, s’inclinaient, sautillaient pareils àdeux vieilles poupées qu’aurait fait danser une mécanique ancienne,un peu brisée, construite jadis par un ouvrier fort habile, suivantla manière de son temps.

Et je les regardais, le cœur troublé de sensationsextraordinaires, l’âme émue d’une indicible mélancolie. Il mesemblait voir une apparition lamentable et comique, l’ombre démodéed’un siècle. J’avais envie de rire et besoin de pleurer.

Tout à coup ils s’arrêtèrent, ils avaient terminé les figures dela danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l’undevant l’autre, grimaçant d’une façon surprenante ; puis ilss’embrassèrent en sanglotant.

Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les aipoint revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avaitdétruit la pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardind’autrefois, avec ses jardins en labyrinthe, son odeur du passé etles détours gracieux des charmilles ?

Sont-ils morts ? Errent-ils par les rues modernes comme desexilés sans espoir ? Dansent-ils, spectres falots, un menuetfantastique entre les cyprès d’un cimetière, le long des sentiersbordés de tombes, au clair de lune ?

Leur souvenir me hante, m’obsède, me torture, demeure en moicomme une blessure. Pourquoi ? Je n’en sais rien.

Vous trouverez cela ridicule, sans doute ?

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