Contes de la Bécasse

Chapitre 9La Rempailleuse

C’était la fin du dîner d’ouverture de chasse chez le marquis deBertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du paysétaient assis autour de la grande table illuminée, couverte defruits et de fleurs.

On vint à parler d’amour, et une grande discussion s’éleva,l’éternelle discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraimentune fois ou plusieurs fois. On cita des exemples de gens n’ayantjamais eu qu’un amour sérieux ; on cita aussi d’autresexemples de gens ayant aimé souvent, avec violence. Les hommes, engénéral, prétendaient que la passion, comme les maladies, peutfrapper plusieurs fois le même être, et le frapper à le tuer siquelque obstacle se dresse devant lui. Bien que cette manière devoir ne fût pas contestable, les femmes, dont l’opinion s’appuyaitsur la poésie bien plus que sur l’observation, affirmaient quel’amour, l’amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber qu’uneseule fois sur un mortel, qu’il était semblable à la foudre, cetamour, et qu’un cœur touché par lui demeurait ensuite tellementvidé, ravagé, incendié, qu’aucun autre sentiment puissant, mêmeaucun rêve, n’y pouvait germer de nouveau.

Le marquis, ayant aimé beaucoup, combattait vivement cettecroyance :

– Je vous dis, moi, qu’on peut aimer plusieurs fois avec toutesses forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sonttués par amour, comme preuve de l’impossibilité d’une secondepassion. Je vous répondrai que, s’ils n’avaient pas commis cettebêtise de se suicider, ce qui leur enlevait toute chance derechute, ils se seraient guéris ; et ils auraient recommencé,et toujours, jusqu’à leur mort naturelle. Il en est des amoureuxcomme des ivrognes. Qui a bu boira – qui a aimé aimera. C’est uneaffaire de tempérament, cela.

On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiréaux champs, et on le pria de donner son avis.

Justement il n’en avait pas :

– Comme l’a dit le marquis, c’est une affaire detempérament ; quant à moi, j’ai eu connaissance d’une passionqui dura cinquante-cinq ans sans un jour de répit, et qui ne setermina que par la mort.

La marquise battit des mains.

– Est-ce beau cela ! Et quel rêve d’être aimé ainsi !Quel bonheur de vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cetteaffection acharnée et pénétrante ! Comme il a dû être heureuxet bénir la vie celui qu’on adora de la sorte !

Le médecin sourit :

– En effet, Madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, quel’être aimé fut un homme. Vous le connaissez, c’est M. Chouquet, lepharmacien du bourg. Quant à elle, la femme, vous l’avez connueaussi, c’est la vieille rempailleuse de chaises qui venait tous lesans au château. Mais je vais me faire mieux comprendre.

L’enthousiasme des femmes était tombé ; et leur visagedégoûté disait : « Pouah ! », comme si l’amour n’eût dûfrapper que des êtres fins et distingués, seuls dignes de l’intérêtdes gens comme il faut.

Le médecin reprit :

– J’ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieillefemme, à son lit de mort. Elle était arrivée, la veille, dans lavoiture qui lui servait de maison, traînée par la rosse que vousavez vue, et accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amiset ses gardiens. Le curé était déjà là. Elle nous fit sesexécuteurs testamentaires, et, pour nous dévoiler le sens de sesvolontés dernières, elle nous raconta toute sa vie. Je ne sais riende plus singulier et de plus poignant.

« Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n’ajamais eu de logis planté en terre.

« Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide.On s’arrêtait à l’entrée des villages, le long des fossés ; ondételait la voiture ; le cheval broutait ; le chiendormait, le museau sur ses pattes ; et la petite se roulaitdans l’herbe pendant que le père et la mère rafistolaient, àl’ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de la commune.On ne parlait guère dans cette demeure ambulante. Après lesquelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour desmaisons en poussant le cri bien connu : “Remmmpailleur dechaises !”, on se mettait à tortiller la paille, face à faceou côte à côte. Quand l’enfant allait trop loin ou tentait d’entreren relations avec quelque galopin du village, la voix colère dupère la rappelait : “Veux-tu bien revenir ici, crapule !”.C’étaient les seuls mots de tendresse qu’elle entendait.

« Quand elle devint plus grande, on l’envoya faire la récoltedes fonds de sièges avariés. Alors elle ébaucha quelquesconnaissances de place en place avec les gamins ; maisc’étaient, cette fois, les parents de ses nouveaux amis quirappelaient brutalement leurs enfants : “Veux-tu bien venir ici,polisson ! Que je te voie causer avec lesva-nu-pieds !…”.

« Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.

« Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les gardasoigneusement.

« Un jour – elle avait alors onze ans – comme elle passait parce pays, elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet quipleurait parce qu’un camarade lui avait volé deux liards. Ceslarmes d’un petit bourgeois, d’un de ces petits qu’elle s’imaginaitdans sa frêle caboche de déshéritée, être toujours contents etjoyeux, la bouleversèrent. Elle s’approcha, et, quand elle connutla raison de sa peine, elle versa entre ses mains toutes seséconomies, sept sous, qu’il prit naturellement, en essuyant seslarmes. Alors, folle de joie, elle eut l’audace de l’embrasser.Comme il considérait attentivement sa monnaie, il se laissa faire.Ne se voyant ni repoussée, ni battue, elle recommença ; ellel’embrassa à pleins bras, à plein cœur. Puis elle se sauva.

« Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S’est-elleattachée à ce mioche parce qu’elle lui avait sacrifié sa fortune devagabonde, ou parce qu’elle lui avait donné son premier baisertendre ? Le mystère est le même pour les petits que pour lesgrands.

« Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de cegamin. Dans l’espérance de le revoir, elle vola ses parents,grappillant un sou par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ousur les provisions qu’elle allait acheter.

« Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, maiselle ne put qu’apercevoir le petit pharmacien, bien propre,derrière les carreaux de la boutique paternelle, entre un bocalrouge et un ténia.

« Elle ne l’en aima que davantage, séduite, émue, extasiée parcette gloire de l’eau colorée, cette apothéose des cristauxluisants.

« Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle lerencontra, l’an suivant, derrière l’école, jouant aux billes avecses camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et lebaisa avec tant de violence qu’il se mit à hurler de peur. Alors,pour l’apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, unvrai trésor, qu’il regardait avec des yeux agrandis.

« Il le prit et se laissa caresser tant qu’elle voulut.

« Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutesses réserves, qu’il empochait avec conscience en échange de baisersconsentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, unefois douze sous (elle en pleura de peine et d’humiliation, maisl’année avait été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, unegrosse pièce ronde, qui le fit rire d’un rire content.

« Elle ne pensait plus qu’à lui ; et il attendait sonretour avec une certaine impatience, courait au-devant d’elle en lavoyant, ce qui faisait bondir le cœur de la fillette.

« Puis il disparut. On l’avait mis au collège. Elle le sut eninterrogeant habilement. Alors elle usa d’une diplomatie infiniepour changer l’itinéraire de ses parents et les faire passer parici au moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an deruses. Elle était donc restée deux ans sans le revoir ; etelle le reconnut à peine, tant il était changé, grandi, embelli,imposant dans sa tunique à boutons d’or. Il feignit de ne pas lavoir et passa fièrement près d’elle.

« Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors ellesouffrit sans fin.

« Tous les ans elle revenait ; passait devant lui sans oserle saluer et sans qu’il daignât même tourner les yeux vers elle.Elle l’aimait éperdument. Elle me dit : « C’est le seul homme quej’aie vu sur la terre, monsieur le médecin ; je ne sais pas siles autres existaient seulement ». Ses parents moururent. Ellecontinua leur métier, mais elle prit deux chiens au lieu d’un, deuxterribles chiens qu’on n’aurait pas osé braver.

« Un jour, en revenant dans ce village où son cœur était resté,elle aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet aubras de son bien-aimé. C’était sa femme. Il était marié.

« Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la placede la Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à lapharmacie. Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour lasoigner, et, sans paraître la reconnaître, la déshabilla, lafrictionna, puis il lui dit d’une voix dure : « Mais vous êtesfolle ! Il ne faut pas être bête comme ça ! ».

« Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elleétait heureuse pour longtemps.

« Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bienqu’elle insistât vivement pour le payer.

« Et toute sa vie s’écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant àChouquet. Tous les ans, elle l’apercevait derrière ses vitraux.Elle prit l’habitude d’acheter chez lui des provisions de menusmédicaments. De la sorte elle le voyait de près, et lui parlait, etlui donnait encore de l’argent.

« Comme je vous l’ai dit en commençant, elle est morte ceprintemps. Après m’avoir raconté toute cette triste histoire, elleme pria de remettre à celui qu’elle avait si patiemment aimé toutesles économies de son existence, car elle n’avait travaillé que pourlui, disait-elle, jeûnant même pour mettre de côté, et être sûrequ’il penserait à elle, au moins une fois, quand elle seraitmorte.

« Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Jelaissai à M. le curé les vingt-sept francs pour l’enterrement, etj’emportai le reste quand elle eut rendu le dernier soupir.

« Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaientde déjeuner, en face l’un de l’autre, gros et rouges, fleurant lesproduits pharmaceutiques, importants et satisfaits.

« On me fit asseoir ; on m’offrit un kirsch, quej’acceptai ; et je commençai mon discours d’une voix émue,persuadé qu’ils allaient pleurer.

« Dès qu’il eut compris qu’il avait été aimé de cette vagabonde,de cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bonditd’indignation, comme si elle avait volé sa réputation, l’estime deshonnêtes gens, son honneur intime, quelque chose de délicat qui luiétait plus cher que la vie.

« Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : “Cettegueuse ! cette gueuse ! cette gueuse !…” Sanspouvoir trouver autre chose.

« Il s’était levé ; il marchait à grands pas derrière latable, le bonnet grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait :“Comprend-on ça, docteur ? Voilà de ces choses horribles pourun homme ! Que faire, Oh ! si je l’avais su de sonvivant, je l’aurais fait arrêter par la gendarmerie et flanquer enprison. Et elle n’en serait pas sortie, je vous enréponds !”

« Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Jene savais que dire ni que faire. Mais j’avais à compléter mamission. Je repris : “Elle m’a chargé de vous remettre seséconomies, qui montent à deux mille trois cent francs. Comme ce queje viens de vous apprendre semble vous être fort désagréable, lemieux serait peut-être de donner cet argent aux pauvres.”

« Ils me regardaient, l’homme et la femme, perclus desaisissement.

« Je tirai l’argent de ma poche, du misérable argent de touspays et de toutes les marques, de l’or et de sous mêlés. Puis jedemandai : “Que décidez-vous ?”

« Madame Chouquet parla la première : “Mais puisque c’était sadernière volonté, à cette femme… il me semble qu’il nous est biendifficile de refuser.”

« Le mari, vaguement confus, reprit : “Nous pourrions toujoursacheter avec ça quelque chose pour nos enfants.”

« Je dis d’un air sec : “Comme vous voudrez.”

« Il reprit : “Donnez toujours, puisqu’elle vous en achargé ; nous trouverons bien moyens de l’employer à quelquebonne œuvre.”

« Je remis l’argent, je saluai, et je partis.

« Le lendemain Chouquet vient me trouver et, brusquement :

« – Mais elle a laissé ici sa voiture, cette… cette femme.Qu’est-ce que vous en faites, de cette voiture ?

« – Rien, prenez-là si vous voulez.

« – Parfait ; cela me va ; j’en ferai une cabane pourmon potager.

« Il s’en allait. Je le rappelai. “Elle a laissé aussi son vieuxcheval et ses deux chiens. Les voulez-vous ?” Il s’arrêta,surpris : “Ah ! non, par exemple ; que voulez-vous quej’en fasse ? Disposez-en comme vous voudrez.” Et il riait.Puis il me tendit sa main que je serrai. Que voulez-vous ? Ilne faut pas, dans un pays, que le médecin et le pharmacien soientennemis. J’ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grandecour, a pris le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ;et il a acheté cinq obligations de chemin de fer avec l’argent.

« Voilà le seul amour profond que j’aie rencontré, dans ma vie.»

Le médecin se tut.

Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira:

– Décidément, il n’y a que les femmes pour savoiraimer !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer