Contes de la Bécasse

Chapitre 4Pierrot

Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de cesdemi-paysannes à rubans et à chapeaux à falbalas, de ces personnesqui parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses,et cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiqueset chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rougessous des gants de soie écrue.

Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple,nommée Rose.

Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, lelong d’une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.

Comme elles possédaient, devant l’habitation, un étroit jardin,elles cultivaient quelques légumes.

Or, une nuit, on lui vola une douzaine d’oignons.

Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame,qui descendit en jupe de laine.

Ce fut une désolation et une terreur. On avait volé, volé MmeLefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on pouvaitrevenir.

Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas,bavardaient, supposaient des choses : « Tenez, ils ont passé parlà. Ils ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans laplate-bande ».

Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormirtranquilles maintenant !

Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent,constatèrent, discutèrent à leur tour ; et les deux femmesexpliquaient à chaque nouveau venu leurs observations et leursidées.

Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriezavoir un chien ».

C’était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quandce ne serait que pour donner l’éveil. Pas un gros chien,Seigneur ! Que feraient-elles d’un gros chien ! Il lesruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, onprononce quin), un petit freluquet de quin qui jappe.

Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtempscette idée de chien. Elle faisait, après réflexion, milleobjections, terrifiée par l’image d’une jatte pleine depâtée ; car elle était de cette race parcimonieuse de damescampagnardes qui portent toujours des centimes dans leur poche pourfaire l’aumône ostensiblement aux pauvres des chemins, et donneraux quêtes du dimanche.

Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défenditavec astuce. Donc il fut décidé qu’on aurait un chien, un toutpetit chien.

On se mit à sa recherche, mais on n’en trouvait que des grands,des avaleurs de soupe à faire frémir. L’épicier de Rolleville enavait bien un, tout petit ; mais il exigeait qu’on le luipayât deux francs, pour couvrir ses frais d’élevage. Mme Lefèvredéclara qu’elle voulait bien nourrir un quin, mais qu’elle n’enachèterait pas.

Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin,dans sa voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sanspattes, avec un corps de crocodile, une tête de renard et une queueen trompette, un vrai panache, grand comme tout le reste de sapersonne. Un client cherchait à s’en défaire. Mme Lefèvre trouvafort beau ce roquet immonde, qui ne coûtait rien. Rose l’embrassa,puis demanda comment on le nommait. Le boulanger répondit : «Pierrot ».

Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offritd’abord de l’eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite unmorceau de pain. Il mangea. Mme Lefèvre inquiète, eut une idée : «Quand il sera bien accoutumé à la maison, on le laissera libre. Iltrouvera à manger en rôdant par le pays ».

On le laissa libre, en effet, ce qui ne l’empêcha point d’êtreaffamé. Il ne jappait d’ailleurs que pour réclamer sapitance ; mais, dans ce cas, il jappait avec acharnement.

Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allaitcaresser chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.

Mme Lefèvre cependant s’était accoutumée à cette bête. Elle enarrivait même à l’aimer, et à lui donner de sa main, de temps entemps, des bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot.Mais elle n’avait nullement songé à l’impôt, et quand on luiréclama huit francs, – huit francs, Madame ! – pour cefreluquet de quin qui ne jappait seulement point, elle faillits’évanouir de saisissement.

Il fut immédiatement décidé qu’on se débarrasserait de Pierrot.Personne n’en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieuesaux environs. Alors on se résolut, faute d’autre moyen, à lui faire« piquer du mas ».

« Piquer du mas », c’est « manger de la marne ». On fait piquerdu mas à tous les chiens dont on veut se débarrasser.

Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte,ou plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C’estl’entrée de la marnière. Un grand puits tout droit s’enfoncejusqu’à vingt mètres sous terre, pour aboutir à une série delongues galeries de mines.

On descend une fois par an dans cette carrière, à l’époque oùl’on marne les terres. Tout le reste du temps elle sert decimetière aux chiens condamnés ; et souvent, quand on passeauprès de l’orifice, des hurlements plaintifs, des aboiementsfurieux ou désespérés, des appels lamentables montent jusqu’àvous.

Les chiens des chasseurs et des bergers s’enfuient avecépouvante des abords de ce trou gémissant ; et, quand on sepenche au-dessus, il sort une abominable odeur de pourriture.

Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre.

Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond,nourrie par les restes immondes de ses devanciers, un nouvelanimal, plus gros, plus vigoureux certainement, est précipité toutà coup. Ils sont là, seuls, affamés, les yeux luisants. Ils seguettent, se suivent, hésitent, anxieux. Mais la faim lespresse ; ils s’attaquent, luttent longtemps, acharnés ;et le plus fort mange le plus faible, le dévore vivant.

Quand il fut décidé qu’on ferait « piquer du mas » à Pierrot, ons’enquit d’un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demandadix sous pour la course. Cela parut follement exagéré à MmeLefèvre. Le goujat du voisin se contentait de cinq sous ;c’était trop encore ; et, Rose ayant fait observer qu’ilvalait mieux qu’elles le portassent elles-mêmes, parce qu’ainsi ilne serait pas brutalisé en route et averti de son sort, il futrésolu qu’elles iraient toutes les deux à la nuit tombante.

On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt debeurre. Il l’avala jusqu’à la dernière goutte ; et, comme ilremuait la queue de contentement, Rose le prit dans sontablier.

Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers laplaine. Bientôt elles aperçurent la marnière etl’atteignirent ; Mme Lefèvre se pencha pour écouter si aucunebête ne gémissait. – Non – il n’y en avait pas ; Pierrotserait seul. Alors Rose, qui pleurait, l’embrassa, puis le lançadans le trou ; et elles se penchèrent toutes deux, l’oreilletendue.

Elles entendirent d’abord un bruit sourd ; puis la plainteaiguë, déchirante, d’une bête blessée, puis une succession depetits cris de douleur, puis des appels désespérés, dessupplications de chien qui implorait, la tête levée versl’ouverture.

Il jappait, oh ! il jappait !

Elles furent saisies de remords, d’épouvante, d’une peur folleet inexplicable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, commeRose allait plus vite, Mme Lefèvre criait : « Attendez-moi, Rose,attendez-moi ! ».

Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.

Mme Lefèvre rêva qu’elle s’asseyait à table pour manger lasoupe, mais, quand elle découvrait la soupière, Pierrot étaitdedans. Il s’élançait et la mordait au nez.

Elle se réveilla et crut l’entendre japper encore. Elleécouta ; elle s’était trompée.

Elle s’endormit de nouveau et se trouva sur une grande route,une route interminable, qu’elle suivait ; Tout à coup, aumilieu du chemin, elle aperçut un panier, un grand panier defermier, abandonné ; et ce panier lui faisait peur.

Elle finissait cependant par l’ouvrir, et Pierrot, blottidedans, lui saisissait la main, ne la lâchait plus ; et ellese sauvait éperdue, portant ainsi au bout du bras le chiensuspendu, la gueule serrée.

Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à lamarnière.

Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute lanuit. Elle se mit à sangloter et l’appela avec mille petits nomscaressants. Il répondit avec toutes les inflexions tendres de savoix de chien.

Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureuxjusqu’à sa mort.

Elle courut chez le puisatier chargé de l’extraction de lamarne, et elle lui raconta son cas. L’homme écoutait sans riendire. Quand elle eut fini, il prononça : « Vous voulez votrequin ? Ce sera quatre francs ».

Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s’envola ducoup.

« Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatrefrancs ! ».

Il répondit : « Vous croyez que j’vas apporter mes cordes, mesmanivelles, et monter tout ça, et m’en aller là-bas avec mon garçonet m’faire mordre encore par votre maudit quin, pour l’plaisir devous le r’donner ? fallait pas l’jeter. »

Elle s’en alla, indignée. – Quatre francs !

Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions dupuisatier. Rose, toujours résignée, répétait : « Quatrefrancs ! c’est de l’argent, Madame ».

Puis, elle ajouta : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvrequin, pour qu’il ne meure pas comme ça ? ».

Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilàreparties, avec un gros morceau de pain beurré.

Elles le coupèrent par bouchées qu’elles lançaient l’une aprèsl’autre, parlant tour à tour à Pierrot. Et sitôt que le chien avaitachevé un morceau, il jappait pour réclamer le suivant.

Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Maiselles ne faisaient plus qu’un voyage.

Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée,elles entendirent tout à coup un aboiement formidable dans lepuits. Ils étaient deux ! on avait précipité un autre chien,un gros !

Rose cria : « Pierrot ! » Et Pierrot jappa, jappa. alors onse mit à jeter la nourriture ; mais, chaque fois ellesdistinguaient parfaitement une bousculade terrible, puis les crisplaintifs de Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait tout,étant le plus fort.

Elles avaient beau spécifier : « C’est pour toi, Pierrot !» Pierrot, évidemment, n’avait rien.

Les deux femmes, interdites, se regardaient ; et MmeLefèvre prononça d’un ton aigre : « Je ne peux pourtant pas nourrirtous les chiens qu’on jettera là dedans. Il faut y renoncer ».

Et, suffoquée à l’idée de tous ces chiens vivants à ses dépens,elle s’en alla, emportant même ce qui restait du pain qu’elle semit à manger en marchant.

Rose la suivit en s’essuyant les yeux du coin de son tablierbleu.

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