Contes de la Bécasse

Chapitre 11Un Normand

Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trotla route de Jumièges. La légère voiture filait, traversant lesprairies ; puis le cheval se mit au pas pour monter la côte deCanteleu.

C’est là un des horizons les plus magnifiques qui soient aumonde. Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochersgothiques, travaillés comme des bibelots d’ivoire ; en face,Saint-Sever, le faubourg aux manufactures, qui dresse ses millecheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetonssacrés de la vieille cité.

Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet desmonuments humains ; et là-bas, la « Pompe à feu » de la «Foudre », sa rivale presque aussi démesurée, et qui passe d’unmètre la plus géante des pyramides d’Égypte.

Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d’îles,bordée à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, àgauche de prairies immenses qu’une autre forêt limitait, là-bas,tout là-bas.

De place en place, de grands navires à l’ancre le long desberges du large fleuve. Trois énormes vapeurs s’en allaient, à laqueue leu leu, vers le Havre ; et un chapelet de bâtiments,formé d’un trois-mâts, de deux goélettes et d’un brick, remontaitvers Rouen, traîné par un petit remorqueur vomissant un nuage defumée noire.

Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point cesurprenant paysage ; mais il souriait sans cesse ; ilsemblait rire en lui-même. Tout à coup, il éclata : « Ah !vous allez voir quelque chose de drôle ; la chapelle au pèreMathieu. Ça, c’est du nanan, mon bon. »

Je le regardais d’un œil étonné. Il reprit :

– Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vousrestera dans le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de laprovince et sa chapelle une des merveilles du monde, ni plus nimoins ; mais je vais vous donner d’abord quelques motsd’explication.

Le père Mathieu, qu’on appelle aussi le père « La Boisson », estun ancien sergent-major revenu dans son pays natal. Il unit en desproportions admirables pour faire un ensemble parfait la blague duvieux soldat à la malice finaude du Normand. De retour au pays, ilest devenu, grâce à des protections multiples et à des habiletésinvraisemblables, gardien d’une chapelle miraculeuse, une chapelleprotégée par la Vierge et fréquentée principalement par les fillesenceintes. Il a baptisé sa statue merveilleuse : « Notre-Dame duGros-Ventre », et il la traite avec une certaine familiaritégoguenarde qui n’exclut point le respect. Il a composé lui-même etfait imprimer une prière spéciale pour sa BONNE VIERGE. Cetteprière est un chef-d’œuvre d’ironie involontaire, d’esprit normandoù la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peursuperstitieuse de l’influence secrète de quelque chose. Il ne croitpas beaucoup à sa patronne ; cependant il y croit un peu, parprudence, et il la ménage, par politique.

Voici le début de cette étonnante oraison : « Notre bonne madamela Vierge Marie, patronne naturelle des filles-mères en ce pays etpar toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans unmoment d’oubli. »

Cette supplique se termine ainsi : « Ne m’oubliez pas surtoutauprès de votre saint Époux et intercédez auprès de Dieu le Pèrepour qu’il m’accorde un bon mari semblable au vôtre ».

Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est venduepar lui sous le manteau, et passe pour salutaire à celles qui larécitent avec onction.

En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait son maîtrele valet de chambre d’un prince redouté, confident de tous lespetits secrets intimes. Il sait sur son compte une fouled’histoires amusantes, qu’il dit tout bas, entre amis, aprèsboire.

Mais vous verrez par vous même.

Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaientpoint suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petitcommerce de Saints. Il les tient tous ou presque tous. La placemanquant dans la chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d’où illes sort sitôt qu’un fidèle les demande. Il a façonné lui-même cesstatuettes de bois, invraisemblablement comiques, et les a peintestoutes en vert à pleine couleur, une année, qu’on badigeonnait samaison. Vous savez que les Saints guérissent les maladies ;mais chacun a sa spécialité ; et il ne faut pas commettre deconfusion ni d’erreurs. Ils sont jaloux les uns des autres commedes cabotins.

Pour ne pas se tromper, les vieilles femmes viennent consulterMathieu.

Pour les maux d’oreilles, qué saint qu’est l’meilleur ?

–Mais y a saint Osyme qu’est bon ; y a aussi saint Pamphilequ’est pas mauvais.

Ce n’est pas tout.

Comme Mathieu a du temps de reste, il boit ; mais il boiten artiste, en convaincu, si bien qu’il est gris régulièrement tousles soirs. Il est gris, mais il le sait ; il le sait si bienqu’il note, chaque jour le degré exact de son ivresse. C’est là saprincipale occupation ; la chapelle ne vient qu’après.

Et il a inventé, – écoutez bien et cramponnez-vous, – il ainventé le saoulomètre.

L’instrument n’existe pas, mais les observations de Mathieu sontaussi précises que celles d’un mathématicien.

Vous l’entendez dire sans cesse : « D’puis lundi, j’ai passéquarante-cinq. »

Ou bien : « J’étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.»

Ou bien : « J’en avais bien soixante-six à soixante-dix. »

Ou bien : « Cré coquin, je me voyais dans les cinquante, v’làque j’maperçois qu’j’étais dans les soixante-quinze » !

Jamais il ne se trompe.

Il affirme n’avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue queses observations cessent d’être précises quand il a passéquatre-vingt-dix, on ne peut se fier absolument à sonaffirmation.

Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyeztranquille, il était crânement gris.

Dans ces conditions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, semet en des colères folles. Elle l’attend sur sa porte, quand ilrentre, et elle hurle : « Te voilà, salaud, cochon, bougred’ivrogne ! »

Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d’elle, et d’unton sévère : « Tais-toi, Mélie, c’est pas le moment de causer.Attends à d’main. »

Si elle continue à vociférer, il s’approche, et la voixtremblante : « Gueule plus ; j’suis dans les quatre vingtdix ; je n’mesure plus ; j’vas cogner, prendsgarde ! »

Alors, Mélie bat en retraite.

Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit aunez et répond : « Allons, allons ! assez causé ; c’estpassé. Tant qu’jaurai pas atteint le mètre, y a pas de mal. Mais sij’passe le mètre, j’te permets de m’corriger, ma parole !»

Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s’enfonçaitdans l’admirable forêt de Roumare.

L’automne, l’automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpreaux dernières verdures restées vives, comme si des gouttes desoleil fondu avaient coulé du ciel dans l’épaisseur des bois.

On traversa Duclair ; puis, au lieu de continuer surJumièges, mon ami tourna vers la gauche, et, prenant un chemin detraverse, s’enfonça dans le taillis.

Et bientôt, du sommet d’une grande côte nous découvrions denouveau la magnifique vallée de la Seine et le fleuve tortueuxs’allongeant à nos pieds.

Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d’ardoises etsurmonté d’un clocher haut comme une ombrelle s’adossait contre unejolie maison aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilleset de rosiers.

Une grosse voix cria : « V’là des amis ! » Et Mathieu parutsur le seuil. C’était un homme de soixante ans, maigre, portant labarbiche et de longues moustaches blanches.

Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nousfit entrer dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle.Il disait :

– Moi, Monsieur, j’n’ai pas d’appartement distingué. J’aime bienà n’point m’éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, çatient compagnie.

Puis, se tournant vers mon ami :

– Pourquoi venez-vous un jeudi ? Vous savez bien que c’estjour de consultation d’ma Patronne. J’peux pas sortirc’t’après-midi.

Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement : «Méli-e-e ! » qui dut faire lever la tête aux matelots desnavires qui descendaient ou remontaient le fleuve, là-bas, tout aufond de la creuse vallée.

Mélie ne répondit point.

Alors Mathieu cligna de l’œil avec malice.

– A n’est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu’hier jem’suis trouvé dans les quatre-vingt-dix.

Mon voisin se mit à rire : – Dans les quatre-vingt-dix,Mathieu ! Comment avez-vous fait ?

Mathieu répondit :

– J’vas vous dire. J’n’ai trouvé, l’an dernier, qu’vingtrasières d’pommes d’abricot. y n’y en a pu ; mais, pour fairedu cidre, y n’y a qu’ça. Donc j’en fis une pièce qu’je mis hier enperce. Pour du nectar, c’est du nectar ; vous m’en direz desnouvelles. J’avais ici Polyte ; j’nous mettons à boire uncoup, et puis encore un coup, sans s’rassasier (on en boiraitjusqu’à d’main), si bien que, d’coup en coup, je m’sens unefraîcheur dans l’estomac. j’dis à Polyte : « Si on buvait un verrede fine pour se réchauffer ! » Y consent. Mais c’te fine, çavous met l’feu dans le corps, si bien qu’il a fallu r’venir aucidre. Mais v’là que d’fraîcheur en chaleur et d’chaleur enfraîcheur, j’m’aperçois que j’suis dans les quatre-vingt-dix.Polyte était pas loin du mètre.

La porte s’ouvrit. Mélie parut, et tout de suite avant de nousavoir dit bonjour : « …Crès cochon, vous aviez bien l’mètre tousles deux. »

Alors Mathieu se fâcha : « Dis pas ça, Mélie, dis pas ça ;j’ai jamais été au mètre. »

On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deuxtilleuls, à côté de la petite chapelle de « Notre-Dame duGros-Ventre » et en face de l’immense paysage. Et Mathieu nousraconta, avec raillerie mêlée de crédulité inattendue,d’invraisemblables histoires de miracles.

Nous avions bu beaucoup de cidre adorable, piquant et sucré,frais et grisant, qu’il préférait à tous les liquides, et nousfumions nos pipes, à cheval sur nos chaises, quand deux bonnesfemmes se présentèrent.

Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué,elles demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l’œil vers nous etrépondit :

– J’vas vous donner ça.

Et il disparut dans son bûcher.

Il y resta bien cinq minutes ; puis il revint avec unefigue consternée. Il levait les bras :

– J’sais pas oùs qu’il est, je l’trouve pu ; j’suispourtant sûr que je l’avais.

Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau :« Méli-e-e ! » Du fond de la cour sa femme répondit :

– Qué qu’y a ?

– Ousqu’il est saint Blanc ! Je l’trouve pu dansl’bûcher.

Alors, Mélie jeta cette explication :

– C’est-y pas celui qu’t’as pris l’aut’e semaine pour boucherl’trou d’la cabane à lapins ?

Mathieu tressaillit : « Nom d’un tonnerre, ça s’peut bien !».

Alors il dit aux femmes : « Suivez-moi. »

Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de riresétouffés.

En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu,maculé de boue et d’ordures, servait d’angle à la cabane àlapins.

Dès qu’elles l’aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent àgenoux, se signèrent et se mirent à murmurer des *Oremus*. MaisMathieu se précipita : « Attendez, vous v’là dans la crotte ;j’vas vous donner une botte de paille. »

Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute undiscrédit pour son commerce, il ajouta :

– J’vas vous l’débrouiller un brin.

Il prit un seau d’eau, une brosse et se mit à lavervigoureusement le bonhomme de bois, pendant que les deux vieillespriaient toujours.

Puis, quand il eut fini, il ajouta : « Maintenant il n’y a plusd’mal. » Et il nous ramena boire un coup.

Comme il portait le verre à sa bouche, il s’arrêta, et, d’un airun peu confus : « C’est égal, quand j’ai mis saint Blanc auxlapins, j’croyais bien qu’i n’f’rait pu d’argent. Y avait deux ansqu’on n’le d’mandait plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n’passejamais. »

Il but et reprit.

– Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n’faut pas yaller à moins d’cinquante ; et j’n’en sommes seulement pas àtrente-huit.

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