Dix petits nègres d’ Agatha Christie

Le général Macarthur regarda par la vitre de son compartiment. Le train entrait en gare d’Exeter, où il devait changer. Quelle plaie, ces tortillards des lignes secondaires ! À vol d’oiseau, l’île du Nègre n’était pourtant pas loin.
Cet O’Nyme, il n’avait pas très bien saisi qui c’était. Un ami de Spoof Leggard, apparemment – et de Johnnie Dyer.
« Quelques-uns de vos anciens camarades seront là… auraient plaisir à bavarder du bon vieux temps. »
Lui aussi, il aurait plaisir à bavarder du bon vieux temps. Depuis un moment, il avait l’impression que ses copains lui battaient froid. Tout ça à cause de cette fichue rumeur ! Crénom, c’était un peu fort de café… presque trente ans après ! C’était Armitage qui avait craché le morceau, sans doute. Foutu blanc-bec ! Qu’est-ce qu’il en savait, lui ? Oh, et puis inutile de ressasser tout ça ! On se fait parfois des idées – on s’imagine qu’on vous regarde de travers…
Cela dit, cette île du Nègre, ça l’intéresserait de la voir. Un tas de bruits circulaient à son sujet. Il y avait peut-être du vrai dans ce qu’on disait, à savoir que l’Amirauté, le ministère de la Guerre ou l’armée de l’Air auraient mis le grappin dessus…
En tout cas, c’était ce jeunot d’Elmer Robson – le milliardaire américain – qui avait fait construire la maison. Ça lui avait coûté des mille et des cents, d’après ce qu’on disait. Le fin du fin en matière de luxe…
Exeter ! Et une heure d’attente, une ! Et il enrageait de devoir attendre. Il n’avait qu’une hâte, c’était d’arriver…

*

Le Dr Armstrong traversait la plaine de Salisbury au volant de sa Morris. Il était vanné… La rançon du succès ! Il avait connu un temps où, vissé dans son cabinet de consultation de Harley Street, impeccablement vêtu, entouré des appareils les plus sophistiqués et du mobilier le plus luxueux, il attendait sans relâche – au fil de journées passées sans voir un chat – que son entreprise réussisse ou échoue…
Eh bien, ça avait marché ! La chance avait joué en sa faveur. La chance et sa compétence, bien sûr. Il était très fort dans sa partie – mais ça, ça ne suffisait pas à assurer le succès. Il fallait de la chance par-dessus le marché. Et il en avait eu ! Un diagnostic exact, deux ou trois patientes reconnaissantes – des femmes à grosse galette et à position en vue – et le bouche à oreille avait fonctionné. « Vous devriez essayer le Dr Armstrong… il est très jeune, mais tellement doué… Ça faisait des années que Pam courait de spécialistes en charlatans – et lui, il a tout de suite mis le doigt sur ce qui n’allait pas ! » La machine était lancée.
Aujourd’hui, le Dr Armstrong était un médecin arrivé. Ses journées étaient surchargées. Il avait peu de loisirs. Ce qui fait qu’il était heureux, en cette matinée d’août, de quitter Londres pour aller passer quelques jours sur une île, au large de la côte du Devon. Des vacances ? Pas exactement. Car, si la lettre qu’il avait reçue était formulée en termes assez vagues, le chèque qui l’accompagnait n’avait, lui, rien de vague. Des honoraires époustouflants ! Ces O’Nyme devaient rouler sur l’or. Apparemment, il y avait un petit problème : le mari se faisait du souci pour la santé de sa femme et souhaitait un avis médical sans la paniquer pour autant. Elle ne voulait pas entendre parler de médecin. Les nerfs…
Les nerfs ! Le Dr Armstrong leva les yeux au ciel. Les femmes et leurs nerfs ! Bof ! après tout, c’était bon pour le commerce. La moitié des patientes qui le consultaient n’étaient malades que d’ennui, mais qu’elles apprécient ce genre de diagnostic, c’était une autre paire de manches ! En règle générale, il arrivait bien à leur trouver quelque chose.
« Un léger dysfonctionnement du… – un long terme technique. Rien de bien méchant, mais il faut corriger ça. Un traitement anodin devrait faire l’affaire. »
À tout prendre, la médecine, c’est essentiellement une question de foi. Et le Dr Armstrong avait la manière : il savait inspirer la confiance et faire naître l’espoir.
Heureusement qu’il s’était ressaisi à temps après cette histoire d’il y a dix… non, quinze ans. Là, il s’en était fallu de peu ! Il avait bien failli plonger. Le choc l’avait fait réagir. Il avait complètement cessé de boire. N’empêche, il avait frôlé la catastrophe…
Avec un coup de klaxon assourdissant, une énorme Dalmain grand-sport le doubla à 130 à l’heure. Le Dr Armstrong faillit se retrouver dans le décor. Encore un de ces jeunes abrutis qui roulent à tombeau ouvert ! Il ne pouvait pas les encaisser. Il s’en était fallu de peu, là aussi. Fichu crétin !

*

Tout en faisant une entrée fracassante dans le village de Mere, Tony Marston pensait : « C’est dingue le nombre de voitures qui lambinent sur les routes. Toujours un traînard pour vous bloquer le passage. Et pour ne rien arranger, ils roulent au milieu de la chaussée ! Conduire en Angleterre, c’est à désespérer – pas comme en France où on peut vraiment lâcher les gaz à fond… »
Est-ce qu’il allait prendre un verre ici ou bien pousser plus loin ? Du temps, il en avait à revendre ! Plus que cent cinquante kilomètres et des poussières. Il allait s’envoyer un gin-tonic derrière la cravate. Il faisait une chaleur à crever !
Cette île, on devrait pouvoir s’y amuser – à condition que le temps se maintienne au beau fixe. Mais c’étaient qui au juste, ces O’Nyme ? Sans doute de gros richards puants. Badger La Fouine – pour ses intimes – avait le chic pour dégoter ce genre de gens. Bien obligé, le pauvre vieux : quand on n’a pas un rond…
Pourvu qu’ils ne mégotent pas sur la boisson. On ne sait jamais, avec ces nouveaux riches. Dommage que ce ne soit pas Gabrielle Turl qui ait acheté l’île du Nègre, comme le bruit en avait couru. Il aurait bien aimé se frotter à l’entourage d’une star.
Bah ! il y aurait quand même bien quelques filles…
En sortant de l’auberge, il s’étira, bâilla, regarda le ciel bleu et remonta dans sa Dalmain.
Deux ou trois jeunes femmes bayèrent d’admiration devant ce beau gosse d’un mètre quatre-vingts, aux cheveux bouclés, au visage bronzé et aux yeux d’un bleu éclatant.
Il embraya dans un vrombissement et fonça en cahotant dans la rue étroite. Les passants sautèrent sur les trottoirs. Les gamins, émerveillés, suivirent sa voiture des yeux.
Anthony Marston poursuivait sa marche triomphale.

*

Mr Blore avait pris l’omnibus en provenance de Plymouth. Il n’y avait qu’un autre individu dans son compartiment – un vieux loup de mer aux yeux chassieux. Pour l’instant, l’ex-marin somnolait.
Mr Blore prenait soigneusement des notes sur son calepin.
— Le compte est bon, marmonna-t-il enfin. Emily Brent, Vera Claythorne, le Dr Armstrong, Anthony Marston, le vieux juge Wargrave, Philip Lombard, le général Macarthur – compagnon de l’Ordre de Saint Michel et Saint Georges, croix de guerre –, le majordome et sa femme : Mr et Mrs Rogers.
Il ferma son calepin, le remit dans sa poche et jeta un coup d’œil à l’homme assoupi dans son coin.
— Il a du vent dans les voiles, diagnostiqua-t-il avec à-propos.
Mr Blore récapitula consciencieusement les données du problème.
« Le boulot devrait être plutôt peinard, rumina-t-il. Je ne vois pas comment je pourrais cafouiller. J’espère que je n’ai pas la tête de l’emploi, comme dit l’autre. »
Il se leva pour s’examiner avec anxiété dans la glace. Avec sa moustache, il avait quelque chose de vaguement militaire. Le visage était peu expressif. Les yeux gris et assez rapprochés.
« Je pourrais me faire passer pour un chef de bataillon, se dit Mr Blore. Non, j’oubliais… Il y a la vieille culotte de peau. Il me repérerait tout de suite.
« L’Afrique du Sud, voilà ce qu’il me faut ! Les autres n’ont jamais fichu les pieds en Afrique du Sud ; tandis que moi, je viens de lire une brochure sur ce bled, ce qui fait que je peux en parler savamment. »
Heureusement, il y a des colons en tous genres et de toutes les catégories sociales. En se présentant comme un riche propriétaire originaire d’Afrique du Sud, Mr Blore se faisait fort de s’introduire sans difficulté dans n’importe quel milieu.
L’île du Nègre. Il se souvenait d’y être allé, tout gosse… Un rocher puant, couvert de mouettes et qui se dressait à environ un mille de la côte. L’île devait son nom à sa ressemblance avec une tête d’homme… un homme aux lèvres négroïdes.
Drôle d’idée d’aller construire une baraque dans un endroit pareil ! Atroce par gros temps ! Mais les milliardaires ont de ces caprices.
Le vieux se réveilla dans son coin du compartiment.
— En mer, gémit-il, on ne peut jamais prévoir. Jamais !
— C’est bien vrai, acquiesça Mr Blore d’un ton apaisant. Il n’y a pas moyen.
Le vieux hoqueta et reprit d’une voix plaintive :
— Il va y avoir un grain.
— Mais non, mon pote, riposta Mr Blore. Il fait un temps superbe.
Irrité, le vieil homme insista :
— Il va y avoir un grain. Je le sens.
— Peut-être bien que vous avez raison, fit Mr Blore, conciliant.
Le train s’arrêta. Le vieux marin se leva en titubant :
— C’est là que j’descends.
Il tâtonna pour ouvrir la portière. Mr Blore vint à son secours.
Debout sur le marchepied, le vieux leva solennellement la main et cligna de ses yeux chassieux.
— Veillez et priez, exhorta-t-il. Veillez et priez. Le jour du jugement est proche.
Il dégringola du marchepied et s’effondra sur le quai. Étendu de tout son long, il leva la tête vers Mr Blore et déclara avec une incommensurable dignité :
— C’est à vous que je parle, jeune homme. Le jour du jugement est proche… tout proche.
« Le jour du jugement est plus proche pour lui que pour moi ! » pensa Mr Blore en se laissant retomber sur son siège.
En quoi il se trompait…

2
Un petit groupe de voyageurs quelque peu perdus attendait devant la gare d’Oakbridge. Des porteurs chargés de valises les escortaient.
— Jim ! cria l’un d’eux.
Un taxi approcha.
— Z’allez à l’île du Nègre ? s’enquit-il avec l’accent chantant du Devon.
Quatre voix répondirent par l’affirmative – et aussitôt les intéressés échangèrent entre eux des coups d’œil furtifs.
S’adressant au juge Wargrave en sa qualité de membre le plus âgé du groupe, le chauffeur expliqua :
— Y a deux taxis, m’sieur. Y en a un qui doit rester là jusqu’à l’arrivée de l’omnibus d’Exeter – c’est l’affaire de cinq minutes – parce qu’il y a un autre monsieur qui est prévu par ce train-là. Peut-être bien qu’il y en a un de vous que ça ne gênerait pas d’attendre la seconde fournée ? Comme ça, tout le monde serait plus à son aise.
Consciente de ses devoirs de secrétaire, Vera Claythorne se proposa aussitôt.
— Allez-y si vous voulez bien, dit-elle. J’attendrai.
Elle avait, dans le regard et dans la voix, ce quelque chose d’autoritaire propre à ceux qui ont occupé un poste de commandement. On aurait dit qu’elle constituait des équipes de tennis avec ses élèves.
— Merci, dit sèchement miss Brent qui baissa la tête et monta dans le taxi dont le chauffeur tenait la portière ouverte.
Le juge Wargrave l’imita.
Le capitaine Lombard dit :
— J’attendrai avec miss…
— Claythorne, dit Vera.
— Je m’appelle Lombard. Philip Lombard.
Les porteurs empilaient les bagages sur le toit du taxi. À l’intérieur, le juge Wargrave déclara à sa voisine, avec toute la prudence inhérente à son ancienne fonction :
— C’est un bien beau temps que nous avons là.
— Oui, en effet, acquiesça miss Brent.
« Très distingué, ce vieux monsieur, se dit-elle. Bien différent du genre d’hommes qu’on rencontre habituellement dans les pensions de famille du bord de mer. De toute évidence, Mrs – ou miss – Oliver a d’excellentes relations… »
— Vous connaissez bien la région ? demanda le juge Wargrave.
— Je suis déjà allée en Cornouailles et à Torquay, mais c’est la première fois que je viens dans cette partie du Devon.
— Moi non plus, je ne suis pas familier avec la région, confia le juge.
Le taxi démarra.
— Vous n’avez pas envie de vous asseoir dans la voiture en attendant ? proposa le chauffeur du second taxi.
— Absolument pas, répondit Vera, catégorique.
Le capitaine Lombard sourit :
— Ce mur ensoleillé est plus séduisant. À moins que vous ne préfériez l’intérieur de la gare ?
— Surtout pas. C’est tellement bon d’avoir échappé à ce compartiment suffocant !
— Oui, reconnut-il, c’est assez éprouvant de voyager en train par ce temps.
— J’espère quand même que ça va durer – le beau temps, je veux dire, déclara Vera sur le mode conventionnel. Nos étés anglais sont si traîtres !
— Vous connaissez bien la région ? s’enquit Lombard non sans un certain manque d’originalité.
— Non, c’est la première fois que j’y viens.
Et, bien résolue à ne pas laisser planer d’équivoque sur sa situation, elle ajouta vivement :
— Je n’ai même pas encore vu ma patronne.
— Votre patronne ?
— Oui, je suis la secrétaire de Mrs O’Nyme.
— Ah ! je vois.
Un changement à peine perceptible s’opéra chez Lombard. Son attitude devint plus assurée, son ton plus dégagé :
— Ce n’est pas un peu inhabituel, comme situation ?
Vera se mit à rire :
— Oh ! non, je n’en ai pas l’impression. Sa secrétaire est subitement tombée malade, elle a télégraphié à une agence pour réclamer une remplaçante… et on m’a envoyée.
— Ah, c’est comme ça que ça se passe ? Et si, une fois arrivée, la place ne vous plaisait pas ?
Vera se remit à rire :
— Bah ! c’est un emploi temporaire – juste pour les vacances. Pendant l’année, je travaille dans un collège de filles. En fait, je suis follement curieuse de voir l’île du Nègre. On en a tellement parlé dans les journaux… Elle est aussi fascinante qu’on le dit ?
— Je n’en sais rien, répondit Lombard. Je n’y ai jamais mis les pieds.
— Vraiment ? Les O’Nyme en sont entichés, j’imagine. Racontez-moi, comment sont-ils ?
« Un peu embêtant, cette question, pensa Lombard. Est-ce que je suis censé les avoir rencontrés ou pas ? »
— Vous avez une guêpe sur le bras ! s’exclama-t-il. Non… ne bougez pas.
Il fondit sur sa proie de façon convaincante :
— Voilà, elle est partie !
— Oh, merci. Il y a beaucoup de guêpes cet été.
— Oui. La chaleur, sans doute. Qui attendons-nous, vous êtes au courant ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Le long sifflement strident d’un train entrant en gare se fît entendre.
— Ça doit être le train, fit Lombard avec originalité.
Un vieil homme, grand et d’allure militaire, apparut à la sortie. Ses cheveux gris étaient coupés ras et sa moustache blanche taillée avec soin.

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