Dix petits nègres d’ Agatha Christie

L’ex-inspecteur Blore était assis au bord de son lit.
Ses petits yeux, bordés de rouge et injectés de sang, étaient en alerte dans son visage massif. Il faisait penser à un sanglier sur le point de charger.
Il ne se sentait pas d’humeur à dormir.
La menace se précisait dangereusement… Six ôté de dix…
Malgré sa sagacité, malgré sa prudence et son astuce, le vieux juge avait subi le même sort que les autres.
Blore ricana avec une sorte de satisfaction sauvage.
Qu’est-ce qu’il disait, déjà, le vieux schnock ?
« Il faut que nous soyons très prudents… »
Vieil hypocrite, intransigeant et imbu de lui-même. Qui siégeait au tribunal en se prenant pour Dieu le Père. Il avait eu son compte, comme les copains… Plus besoin de se montrer prudent.
Ils n’étaient plus que quatre, maintenant. La fille, Lombard, Armstrong et lui.
Très bientôt, un autre allait encore y passer. Mais ce ne serait pas William Henry Blore. Il était bien décidé à y veiller.
(Mais le revolver… qu’était devenu le revolver ? C’était ça, le facteur inquiétant : le revolver !)
Blore était assis sur son lit, le front creusé de rides profondes ; ses paupières se plissèrent sur ses petits yeux porcins tandis qu’il réfléchissait au problème du revolver…
Dans le silence, il entendit l’horloge sonner, en bas.
Minuit.
Il se détendit un peu, alla même jusqu’à s’allonger sur son lit. Mais il ne se déshabilla pas.
Il se creusait la cervelle. Il récapitulait toute l’affaire depuis le début, méthodiquement, laborieusement, comme il le faisait du temps où il était dans la police. L’examen minutieux des faits finissait toujours par payer.
La bougie diminuait. Après s’être assuré qu’il avait les allumettes à portée de la main, il l’éteignit.
Chose étrange, il trouva l’obscurité inquiétante. Comme si des peurs millénaires se réveillaient en lui et s’évertuaient à prendre le contrôle de son esprit. Des visages fantomatiques flottaient dans l’air : le visage du juge, couronné de cette grotesque perruque de laine grise… le visage glacé, figé de Mrs Rogers… le visage convulsé, violacé d’Anthony Marston.
Et un autre visage… très pâle, avec des lunettes et une petite moustache couleur paille.
Un visage qu’il avait vu à un moment donné, mais quand ? Pas sur l’île. Non, ça remontait à beaucoup plus longtemps que ça.
Curieux qu’il n’arrive pas à mettre un nom dessus… Un visage assez stupide, en vérité : le type avait l’air d’un bel empoté.
Mais bien sûr !
Ça lui revint brusquement, et ça lui causa un véritable choc.
Landor !
Bizarre, qu’il ait complètement oublié à quoi ressemblait Landor. Pas plus tard qu’hier, il avait essayé – sans succès – de se rappeler quelle tête il avait.
Et voilà maintenant que ce visage lui apparaissait, clair et distinct jusque dans ses moindres détails, comme s’il l’avait encore vu la veille.
Landor avait une femme – un petit bout de femme toute menue, au visage soucieux. Et une gosse, aussi, une gamine de treize ou quatorze ans. Pour la première fois, il se demanda ce qu’elles étaient devenues.
(Le revolver. Qu’était devenu le revolver ? C’était beaucoup plus important.)
Plus il y réfléchissait, plus ça l’intriguait… Il ne comprenait pas cette histoire de revolver.
Quelqu’un, dans la maison, avait mis la main sur ce revolver…
En bas, l’horloge sonna 1 heure.
Blore fut interrompu net dans ses réflexions. Il s’assit, tous ses sens en alerte. Car il avait entendu un bruit – un très léger bruit – quelque part derrière la porte de sa chambre.
Quelqu’un rôdait dans la maison enténébrée.
La sueur perla à son front Qui pouvait bien se promener ainsi, en cachette et à pas feutrés, dans les couloirs ? Quelqu’un qui n’avait certainement pas de bonnes intentions, il était prêt à le parier !
Sans bruit, malgré sa corpulence, il sauta à bas de son lit et, en deux enjambées, alla coller son oreille à la porte.
Mais le bruit ne se reproduisit pas. Blore était pourtant convaincu de ne pas s’être trompé. Il avait entendu des pas juste derrière sa porte. Ses cheveux se hérissèrent sur son crâne. De nouveau, il connut la peur…
Quelqu’un rôdait furtivement dans la nuit.
Il écouta… mais le bruit ne se répéta pas.
À présent, une nouvelle tentation l’assaillait. Il avait une envie folle d’aller voir ce qui se passait. Histoire de découvrir qui se promenait ainsi dans l’obscurité.
Mais ouvrir sa porte aurait été de la dernière imprudence. C’était sans doute précisément ce que l’autre attendait. Peut-être même avait-il fait du bruit exprès, afin de l’attirer dehors ?
Parfaitement immobile, Blore écoutait. Il entendait maintenant des bruits de tous les côtés : craquements, frôlements, mystérieux chuchotis… Mais son esprit réaliste, opiniâtre, les reconnaissait pour ce qu’ils étaient : des créations de son imagination enfiévrée.
Et puis soudain, il entendit un bruit qui n’avait rien d’imaginaire. Des pas. Très légers, très prudents, mais parfaitement audibles pour un homme qui, comme Blore, écoutait de toutes ses oreilles.
Les pas feutrés venaient du fond du couloir (les chambres de Lombard et d’Armstrong étaient plus éloignées de l’escalier que la sienne). Ils passèrent devant sa porte sans hésiter ni ralentir.
Au quart de seconde, Blore se décida.
Il fallait qu’il sache qui c’était ! Les pas avaient maintenant dépassé sa porte et se dirigeaient vers l’escalier. Où allait-il, cet individu ?
Quand Blore passait à l’action, il le faisait avec une rapidité étonnante pour un homme d’apparence si lourde et si lente. Il retourna vers son lit sur la pointe des pieds, empocha les allumettes, débrancha la lampe de chevet, l’empoigna et enroula le fil électrique autour du pied. C’était une lampe en chrome, montée sur un lourd socle en ébonite – une arme qui pouvait se révéler utile.
Sans bruit, il fonça ôter la chaise qui bloquait la poignée de la porte, puis, avec précaution, il tourna la clef dans la serrure et tira le verrou. Il sortit dans le couloir. De légers craquements montaient du hall. En chaussettes, Blore courut silencieusement vers l’escalier.
À cet instant, il comprit pourquoi il avait entendu si distinctement tous ces bruits. Le vent était tombé et le ciel avait dû s’éclaircir. Le clair de lune filtrait par la fenêtre du palier et éclairait le hall du rez-de-chaussée.
Blore n’eut que le temps d’entrevoir une silhouette qui sortait par la porte d’entrée.
Il dévalait l’escalier quand, soudain, il s’arrêta dans son élan.
Là encore, il avait bien failli faire une bêtise ! Qui sait si ce n’était pas une manœuvre destinée à l’attirer hors de la maison ?
Mais ce dont l’autre ne se doutait pas, c’est qu’il avait commis une erreur – qu’il venait de se livrer à Blore pieds et poings liés.
Car, des trois chambres occupées à l’étage, l’une devait maintenant être vide. Il suffisait de savoir laquelle !
Blore rebroussa chemin.
Il commença par frapper à la porte du Dr Armstrong. Pas de réponse.
Il attendit quelques instants, puis alla toquer chez Philip Lombard.
Cette fois, la réponse vint immédiatement :
— Qui est là ?
— Blore. Je crois qu’Armstrong n’est pas dans sa chambre. Attendez deux secondes.
Il alla jusqu’au bout du couloir et frappa à la dernière porte :
— Miss Claythorne ? Miss Claythorne ?
— Qui est-ce ? Que se passe-t-il ? cria Vera d’une voix étranglée par la peur.
— Rien de grave, miss Claythorne. Attendez un instant, je reviens.
Il retourna en courant vers la chambre de Lombard. La porte s’ouvrit au moment où il l’atteignait et Lombard apparut sur le seuil. Il tenait une bougie dans la main gauche. Il avait enfilé un pantalon par-dessus son pyjama. Sa main droite était enfoncée dans la poche de sa veste de pyjama.
— Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ce cirque ? fit-il d’un ton cassant. Blore s’expliqua rapidement. L’œil de Lombard s’alluma :
— Armstrong, hein ? Ce serait donc lui notre oiseau !
Il se dirigea vers la chambre du médecin :
— Désolé, Blore, mais je ne crois que ce que je vois.
Il tambourina à la porte :
— Armstrong ! Armstrong !
Pas de réponse.
Lombard s’accroupit et regarda par le trou de la serrure. Il y introduisit son petit doigt avec précaution :
— La clef n’est pas dans la serrure !
— Autrement dit, il est sorti en fermant sa porte à double tour et en emportant la clef, décréta Blore.
Philip hocha la tête :
— Précaution élémentaire. Nous le tenons, Blore… Cette fois, nous le tenons ! Une seconde…
Il courut vers la chambre de Vera Claythorne :
— Vera ?
— Oui.
— Nous partons à la recherche d’Armstrong. Il n’est pas dans sa chambre. Quoi qu’il arrive, n’ouvrez pas. Compris ?
— Oui, j’ai compris.
— Si Armstrong vient vous dire que j’ai été tué, ou que Blore a été tué, ne l’écoutez pas. Vu ? N’ouvrez votre porte que si nous vous le demandons tous les deux, Blore et moi. Pigé ?
— Oui. Je ne suis pas encore complètement idiote.
— Parfait, dit Lombard.
Il rejoignit Blore :
— Et maintenant… sus à Armstrong ! La chasse est ouverte !
— Allons-y prudemment, dit Blore. Il a un revolver, ne l’oubliez pas.
Tout en dévalant l’escalier, Philip Lombard gloussa :
— Ça, c’est ce qui vous trompe !
Il ouvrit la porte d’entrée et remarqua au passage :
— Loquet repoussé – de façon à pouvoir rentrer sans problème… Le revolver, c’est moi qui l’ai ! poursuivit-il en le sortant à moitié de sa poche. Je l’ai retrouvé ce soir, là où on me l’avait remis : dans ma table de chevet.
Blore s’arrêta net. Son visage avait changé d’expression. Philip Lombard s’en aperçut :
— Ne soyez pas grotesque, Blore ! Je ne vais pas vous tirer dessus ! Retournez vous barricader dans votre chambre si vous voulez ! Moi, je pars à la recherche d’Armstrong.
Il s’éloigna dans le clair de lune. Après quelques instants d’hésitation, Blore le suivit.
Il songea à part lui :
« Je l’aurai voulu. Mais après tout… »
Après tout, ce n’était pas la première fois qu’il avait affaire à des criminels armés de revolvers. Blore avait peut-être beaucoup de défauts, mais il ne manquait pas de courage. Il suffisait de lui montrer le danger pour qu’il fonce dans le tas. Il n’avait pas peur de se battre à découvert – ce qui le paniquait, c’était le danger vague, imprécis, teinté de surnaturel.

*

Réduite à attendre, Vera se leva et s’habilla.
À une ou deux reprises, elle jeta un coup d’œil à sa porte. C’était une bonne porte bien solide. Fermée à clef et au verrou, avec une chaise en chêne qui bloquait la poignée.
On ne pourrait pas l’enfoncer. En tout cas, pas le Dr Armstrong. Ce n’était pas une force de la nature.
À la place d’Armstrong, elle utiliserait la ruse plutôt que la force.
Pour se distraire, elle réfléchit aux différents moyens qu’il pourrait employer.
Il pouvait, comme Philip l’avait suggéré, lui annoncer qu’un des deux autres était mort. Ou encore se traîner en gémissant devant sa porte en faisant semblant d’être mortellement blessé.
Il y avait d’autres possibilités. Il pouvait lui dire que la maison était en flammes. Mieux : il pouvait carrément y mettre le feu… Oui, c’était une possibilité. Attirer les deux autres à l’extérieur, arroser le plancher d’essence et y mettre le feu. Et elle, comme une idiote, resterait barricadée dans sa chambre jusqu’à ce qu’il soit trop tard.
Elle s’approcha de la fenêtre. Pas trop mal. À la limite, elle pourrait s’échapper par là. Evidemment, il lui faudrait sauter… mais il y avait une plate-bande pour amortir le choc.
Elle s’assit, prit son journal intime et se mit à écrire au fil de la plume.
Il fallait bien tuer le temps.
Soudain, elle se raidit. Elle avait entendu un bruit. On aurait dit un bruit de verre brisé. Et ça provenait du rez-de-chaussée.
Elle écouta de toutes ses forces, mais le bruit ne se répéta pas.
Elle entendit – ou crut entendre – des pas furtifs, des craquements dans l’escalier, un frou-frou de vêtements… mais rien de très précis et elle décida, tout comme Blore avant elle, que ces bruits avaient son imagination pour origine.
Mais elle entendit bientôt des sons plus concrets. Des gens qui remuaient en bas… des murmures de voix. Puis des pas décidés qui montaient l’escalier… des portes qui s’ouvraient et se fermaient… quelqu’un qui grimpait dans la mansarde. D’autres bruits venant de là-haut.
Et, finalement, des pas dans le couloir et la voix de Lombard :
— Vera ? Tout va bien ?
— Oui. Qu’est-ce qui s’est passé ?
La voix de Blore intervint :
— Vous voulez bien nous ouvrir ?
Vera alla à la porte. Elle ôta la chaise, tourna la clef dans la serrure et tira le verrou. Elle ouvrit le battant Les deux hommes étaient essoufflés, leurs chaussures et le bas de leur pantalon étaient trempés.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? répéta-t-elle.
Ce fut Lombard qui répondit :
— Armstrong a disparu…

*

— Quoi ? s’écria Vera.
— Volatilisé, dit Lombard.
— Volatilisé… c’est le mot ! renchérit Blore. Un véritable tour de passe-passe.
— C’est absurde ! répliqua Vera avec irritation. Il se cache quelque part.
— Non, justement pas ! riposta Blore. Croyez-moi, il n’y a aucun endroit où se cacher sur cette île. Elle est nue comme la main ! En plus, avec le clair de lune, on y voit comme en plein jour. Il est introuvable.
— Il a dû revenir ici, dit Vera.
— Nous y avons pensé, affirma Blore. Nous avons fouillé la maison aussi. Vous avez dû nous entendre. Il n’est pas ici, ça je peux vous le garantir. Il s’est envolé… éclipsé, volatilisé…
— Je n’y crois pas ! protesta Vera, sceptique.
— C’est pourtant vrai, je vous assure, intervint Lombard.
Il marqua un temps avant d’ajouter :
— Il y a un autre petit détail à signaler. Un carreau de la fenêtre de la salle à manger a été brisé… et il ne reste plus que trois petits nègres sur la table.
15
Trois personnes prenaient leur petit déjeuner dans la cuisine.
Dehors, le soleil brillait. La journée était superbe. La tempête n’était plus qu’un mauvais souvenir.
Et, avec le changement de temps, un changement s’était produit dans l’humeur des prisonniers de l’île.
C’était comme s’ils venaient de se réveiller d’un cauchemar. Le danger était toujours présent, certes, mais c’était un danger qu’ils pouvaient affronter en plein jour. L’atmosphère de terreur paralysante, qui les avait enveloppés la veille au soir dans une chape de plomb tandis que le vent mugissait, s’était maintenant dissipée.
— Nous allons grimper jusqu’au point culminant de l’île et essayer d’envoyer des signaux lumineux avec un miroir, décréta Lombard. J’espère qu’un gamin astucieux se baladera sur les falaises et déchiffrera notre S.O.S. Nous pourrons aussi allumer un feu dans la soirée… mais il ne reste pas beaucoup de bois… et ils risquent de penser qu’on est tout bonnement en train de chanter, de danser et de se donner du bon temps.
— Il y en a certainement qui connaissent le morse, dit Vera. Alors on viendra nous chercher. Bien avant la nuit.
— Le temps s’est éclairci, d’accord, dit Lombard, mais la mer n’est pas encore calmée. Drôlement houleuse ! On ne pourra pas aborder l’île en bateau avant demain.
— Encore une nuit ici ! s’écria Vera.
Lombard haussa les épaules :
— Autant vous y faire ! Vingt-quatre heures suffiront, je pense. Si nous pouvons tenir jusque-là, nous serons tirés d’affaire.
Blore se racla la gorge :
— Nous devrions mettre les choses au clair. Qu’est-ce qui a bien pu arriver à Armstrong ?
— Ma foi, nous avons un indice, répondit Lombard. Il ne reste plus que trois petits nègres sur la table. On dirait bien qu’Armstrong a avalé lui aussi son bulletin de naissance.
— Si c’est le cas, pourquoi n’avez-vous pas retrouvé son cadavre ? objecta Vera.
— Je ne vous le fais pas dire ! approuva Blore.
Lombard secoua la tête :
— Il n’y a pas à tortiller, c’est sacrément bizarre.
— On l’a peut-être jeté à la mer ? hasarda Blore.
— Qui ça, « on » ? Vous ? Moi ? répliqua Lombard d’un ton sec. Vous l’avez vu sortir de la maison. Vous êtes venu me trouver dans ma chambre. Nous sommes partis ensemble à sa recherche. Quand diable aurais-je trouvé le temps de le tuer et de le trimbaler de l’autre côté de l’île ?
— Ça, je n’en sais rien, répondit Blore. Mais il y a une chose que je sais.
— Laquelle ?
— Le revolver, dit Blore. C’est le vôtre. En ce moment, c’est vous qui l’avez. Rien ne prouve que vous ne l’avez pas eu tout le temps en votre possession.
— Allons, Blore, nous avons tous été fouillés !
— Oui, mais vous auriez pu le cacher avant, et le récupérer après.
— Bougre d’entêté ! Puisque je vous jure qu’on l’a remis dans mon tiroir. J’ai eu la surprise de ma vie quand je l’ai trouvé là.
— Et vous nous demandez d’avaler un truc pareil ? Pourquoi diable Armstrong – ou je ne sais qui d’autre – aurait-il remis ce machin en place ?
Lombard haussa les épaules, désemparé :
— Je n’en ai pas la moindre idée. C’est complètement dingue. Totalement inattendu. Inexplicable.
— C’est bien mon avis, opina Blore. Vous auriez pu inventer une meilleure histoire.
— Ça tendrait à prouver que je dis la vérité, non ?
— Je ne vois pas ça comme ça.
— Le contraire m’aurait étonné, gronda Philip.
— Écoutez, Mr Lombard, reprit Blore, si vous êtes aussi honnête homme que vous le prétendez…
— Depuis quand ai-je prétendu être honnête homme ? maugréa Philip. Non, je n’ai jamais dit ça.
— Si vous dites la vérité, poursuivit Blore, imperturbable, vous n’avez qu’une chose à faire. Tant que vous aurez ce revolver, nous serons à votre merci, miss Claythorne et moi. Pour être justes, il faudrait le mettre sous clef dans le coffre, avec le reste… et nous garderions les deux clefs comme avant, vous et moi.
Philip Lombard alluma une cigarette.
— Ne vous faites pas plus bête que vous n’êtes, susurra-t-il en soufflant sa fumée.
— Ce qui veut dire que vous n’êtes pas d’accord ?
— Non, je ne suis pas d’accord. Ce revolver est à moi. J’en ai besoin pour me défendre… et j’ai bien l’intention de le garder.
— J’en suis amené à tirer une conclusion simple…, dit Blore.
— À savoir que je suis A.N. O’Nyme ? Pensez ce qui vous chante, après tout ! Mais si tel est le cas, dites-moi un peu pourquoi je ne me suis pas servi de ce flingue pour vous descendre cette nuit ? J’en ai eu l’occasion une bonne vingtaine de fois.
Blore secoua la tête :
— Je n’en sais rien… mais c’est un fait. Vous deviez avoir vos raisons.
Vera, qui n’avait pas pris part à la discussion, sortit de son mutisme :
— Vous vous conduisez tous les deux comme des imbéciles.
Lombard la regarda :
— C’est-à-dire ?
— Vous avez oublié la comptine. Vous ne voyez pas qu’elle contient un indice ?
D’une voix lourde de sens, elle récita :
— « Quatre petits nègres se baignèrent au matin,
Poisson d’avril goba l’un
– n’en resta plus que trois. »
Elle enchaîna :
— Poisson d’avril ! Le voilà, l’indice essentiel. Armstrong n’est pas mort… Il a subtilisé le nègre en porcelaine pour nous faire croire qu’il l’était. Vous avez beau dire, Armstrong est encore sur l’île. Sa disparition n’est qu’un poisson d’avril hors saison à nous faire gober pour nous envoyer sur une fausse piste…
Lombard se rassit.
— Vous avez peut-être raison, au fond.
— Oui, mais dans ce cas, où est-il ? s’insurgea Blore. Nous avons fouillé partout. Dedans et dehors.
— Nous avons tous cherché le revolver sans le trouver, n’est-ce pas ? répliqua Vera avec dédain. Et pourtant, il était bien quelque part !
— Il y a une légère différence de calibre entre un homme et un revolver, vous savez, se moqua gentiment Lombard.
— Je m’en fiche, dit Vera. Je suis sûre que j’ai raison.
— C’était quand même vendre plus ou moins la mèche, non ? murmura Blore. Parler carrément de « poisson d’avril » … Il aurait pu changer un peu les paroles.
— Mais vous ne comprenez donc pas qu’il est fou ? s’écria Vera. C’est de la folie ! Coller comme ça à une comptine, c’est de la folie ! Déguiser le juge, tuer Rogers pendant qu’il débitait du petit bois… droguer Mrs Rogers pour qu’elle « s’endorme à jamais »… lâcher une abeille dans la salle à manger avant de tuer miss Brent ! On dirait un jeu inventé par un enfant monstrueux. Il faut que tout concorde.
— Oui, vous avez raison, dit Blore. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de zoo sur cette île, reprit-il après avoir réfléchi un instant. Il aura du mal à se tirer de ce couplet-là.
— Mais vous ne comprenez donc rien à rien ? s’écria Vera. Le zoo, c’est nous… Hier soir, nous n’étions pratiquement plus des êtres humains. Le zoo, c’est nous…
Ils passèrent la matinée sur les falaises, face à la côte, à envoyer à tour de rôle des signaux à l’aide d’un miroir.
Rien n’indiquait que quelqu’un les ait captés. Aucun signal ne leur parvint en retour. La journée était belle, légèrement brumeuse. Au pied des rochers, la mer était agitée par une très forte houle. On ne voyait pas de bateau à l’horizon.
Ils avaient de nouveau fouillé l’île, sans résultat. Aucune trace du médecin disparu.
Vera regarda en direction de la maison et dit d’une voix un peu altérée :
— On se sent plus en sécurité ici, dehors… Ne retournons pas dans la maison.
— Pas mauvaise, cette idée, approuva Lombard. Ici on ne risque rien ; personne ne peut s’approcher sans qu’on le repère longtemps à l’avance.
— Nous resterons ici, se réjouit Vera.
— Il faudra quand même qu’on passe la nuit quelque part, intervînt Blore. À ce moment-là, nous serons bien obligés de rentrer.
— Je ne pourrai pas le supporter, frissonna Vera. Je ne serai jamais capable de passer encore une nuit là-haut !
— Bouclée dans votre chambre, vous serez en sécurité, fit remarquer Philip.
— Oui, peut-être bien, soupira Vera.
Ecartant les bras, elle murmura :
— C’est si bon, de sentir à nouveau la caresse du soleil…
« C’est bizarre…, pensait-elle, je suis presque heureuse. Et pourtant, je suppose que je suis vraiment en danger… Mais maintenant, à la lumière du jour, rien ne semble avoir d’importance… J’ai l’impression de posséder tous les pouvoirs… j’ai l’impression que je ne peux pas mourir… »
Blore regarda sa montre.
— Il est 2 heures, grommela-t-il. Et le déjeuner ?
— Je ne retourne pas dans cette maison, répéta Vera avec obstination. Je reste ici – à l’air libre.
— Allons, miss Claythorne. Il ne faut pas que vous perdiez vos forces.
— Si je vois encore une boîte de langue, je vomis ! répliqua Vera. Je ne veux rien avaler. Il y a des gens qui suivent un régime et qui ne mangent rien pendant des jours et des jours.
— Oui, eh bien, moi, j’ai besoin de me nourrir trois fois par jour, dit Blore. Et vous, Mr Lombard ?
— La perspective d’ingurgiter de la langue en conserve ne me tente pas particulièrement, vous savez, répondit Philip. Je vais rester ici avec miss Claythorne.
Comme Blore hésitait, Vera lui dit :
— Ne vous en faites pas pour moi. Je ne pense pas qu’il va me tirer dessus dès que vous aurez le dos tourné, si c’est ce que vous craignez.
— Puisque c’est vous qui le dites…, acquiesça Blore. Mais je vous signale qu’on avait convenu de ne pas se séparer.
— C’est vous qui insistez pour vous jeter dans la gueule du loup, fit remarquer Philip. Mais si vous voulez, je vous accompagne.
— Pas question ! fit Blore avec un mouvement de recul. Vous, vous restez ici.
Philip éclata de rire :
— Vous persistez à avoir peur de moi ? Voyons, je pourrais vous descendre tous les deux à l’instant même pour peu que ça me chante !
— Oui, mais ça ne collerait pas avec la comptine, répliqua Blore. C’est un à la fois, que ça se passe – et puis pas n’importe comment.
— Dites donc, nota Philip, vous m’avez l’air drôlement au courant, vous !
— Évidemment, reprit Blore, c’est un peu angoissant d’aller comme ça tout seul dans la maison…
— Autrement dit, pourrais-je vous prêter mon revolver susurra Philip. La réponse est : non ! Pas si simple que ça, merci bien.
Avec un haussement d’épaules, Blore entreprit de grimper le raidillon menant à la terrasse.
— L’heure du repas au zoo ! ricana tout bas Lombard. Les animaux ont des habitudes très régulières !
— Est-ce que ce n’est pas très risqué, ce qu’il fait ? s’inquiéta Vera.
— Au sens où vous l’entendez… non, je ne pense pas ! Armstrong n’est pas armé et, de toute façon, Blore est trois fois plus costaud que lui, sans compter qu’il est sur ses gardes. Et puis de toute manière, il est rigoureusement impossible qu’Armstrong soit dans la maison. Je sais qu’il n’y est pas.
— Mais alors… qu’est-ce qui reste comme autre solution ?
— Il y a Blore, répondit doucement Philip.
— Oh !… Vous pensez vraiment que… ?
— Écoutez, mon petit. Vous avez entendu sa version des événements de cette nuit. Vous êtes bien obligée d’admettre que, si elle est vraie, je n’ai rien à voir dans la disparition d’Armstrong. Le témoignage de Blore me met hors de cause. Mais ça ne le met pas hors de cause, lui. Nous n’avons que sa parole lorsqu’il affirme avoir entendu des pas, avoir vu un homme descendre l’escalier et sortir de la maison. C’est peut-être un mensonge de bout en bout. Il a très bien pu se débarrasser d’Armstrong deux heures avant.
— Comment ?
Lombard haussa les épaules :
— Ça, nous n’en savons rien. Mais si vous voulez mon avis, nous n’avons qu’un seul danger à redouter… et ce danger, c’est Blore ! Que savons-nous de lui ? Moins que rien ! Cette histoire d’ex-policier, c’est peut-être de la foutaise ! Il pourrait aussi bien être un milliardaire fou… un homme d’affaires cinglé… un pensionnaire de Broadmoor en cavale. Une chose est sûre : il a pu commettre chacun de ces crimes, sans exception.
Vera avait pâli.
— Supposez, balbutia-t-elle, supposez qu’il arrive à… à nous avoir ?
Lombard tapota son revolver à travers sa poche.
— Je vais prendre bien garde à ce qu’il n’y arrive pas, répondit-il avec douceur.
Il la regarda avec curiosité :
— Vous avez une touchante confiance en moi, pas vrai, Vera ? Vous en êtes sûre, que je ne vais pas vous tuer ?
— Il faut bien faire confiance à quelqu’un, dit-elle. Pour en revenir à Blore, je pense que vous avez tort. Je persiste à croire que c’est Armstrong.
Elle se tourna soudain vers lui :
— Vous n’avez pas l’impression… tout le temps… qu’il y a quelqu’un ! Quelqu’un qui nous observe et qui attend ?
— Simple nervosité, marmonna Lombard non sans réticence.
Vera insista :
— Alors vous avez ressenti ça, vous aussi ?
Elle frissonna et se pencha un peu plus vers lui :
— Dites… vous ne pensez pas que…
Elle s’interrompit, puis reprit :
— J’ai lu un livre autrefois… c’était l’histoire de deux juges qui débarquaient dans une petite ville américaine… envoyés par la Cour Suprême. Ils rendaient la justice… la Justice Absolue. Car… ils n’étaient pas de ce monde…
Lombard haussa les sourcils :
— Des visiteurs célestes, hein ? Non, je ne crois pas au surnaturel. Et puis cette manie de juger… il y a un cerveau humain derrière tout ça.
— Par moments… je n’en suis pas si sûre, dit Vera dans un souffle.
Lombard la regarda.
— Ça, c’est la voix de la conscience…, diagnostiqua-t-il.
Et, après un instant de silence, il ajouta d’un ton uni :
— Alors comme ça, vous l’avez bel et bien envoyé se noyer, ce gamin ?
— Je ne l’ai pas envoyé se noyer ! protesta Vera avec véhémence. Je n’ai pas fait ça ! Vous n’avez pas le droit de dire une chose pareille !
Il eut un rire décontracté :
— Oh, que si, vous l’avez fait, ma poulette ! Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous l’avez fait. Ça me dépasse. Il devait y avoir un homme dans l’histoire. Exact ?
Une soudaine lassitude, une immense fatigue envahirent Vera. D’une voix éteinte, elle répondit :
— Oui… il y avait un homme…
— Merci, dit doucement Lombard. C’est tout ce que je voulais savoir…
Vera se redressa d’un bond.
— Qu’est-ce que c’est ? s’exclama-t-elle. Un tremblement de terre ?
— Non, non, dit Lombard. Mais c’est bizarre… un choc sourd a secoué le sol. Et j’ai cru… vous n’avez pas entendu une sorte de cri ? Moi si.
Ils regardèrent la maison.
— Ça venait de là, dit Lombard. Nous ferions pas mal d’aller voir.
— Ah, non ! Pas question.
— Comme il vous plaira. Moi, j’y vais.
— Bon, d’accord, je vais avec vous, gémit-elle, au comble du désarroi.
Ils grimpèrent jusqu’à la terrasse. Inondée de soleil, elle offrait désormais un aspect paisible, inoffensif. Ils hésitèrent un instant. Puis, au lieu d’entrer par la grand-porte, ils firent avec précaution le tour de la maison.
Ils découvrirent Blore. Bras et jambes écartés, il gisait entre deux plates-bandes, le crâne réduit en bouillie par un gros bloc de marbre blanc.
Philip leva la tête :
— C’est la fenêtre de quelle chambre, au-dessus ?
— La mienne, répondit Vera d’une voix basse et tremblante. Et ça, c’est la pendule qui était sur ma cheminée… Je la reconnais. Elle avait la… la forme d’un ours.
Elle répéta en chevrotant :
— Elle avait la forme d’un ours…

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