Dix petits nègres d’ Agatha Christie

Y était-il parvenu ? Il le pensait. Richmond n’avait rien soupçonné. Les sautes d’humeur étaient monnaie courante à la guerre, quand on était continuellement sous pression.
Seul Armitage l’avait regardé une ou deux fois d’un air bizarre. C’était un gamin, mais il avait de l’intuition.
Peut-être Armitage avait-il deviné… quand l’heure avait sonné ?
Il avait délibérément envoyé Richmond à la mort. Seul un miracle lui aurait permis de revenir indemne. Le miracle ne s’était pas produit. Oui, il avait envoyé Richmond à la mort et il ne regrettait rien. Ça n’avait pas été bien difficile. Des erreurs de ce genre, des officiers qu’on envoyait au casse-pipe sans nécessité, ça arrivait tout le temps. On vivait dans la confusion, la panique. Plus tard, il se trouverait peut-être des gens pour dire : « Le vieux Macarthur a un peu perdu les pédales, il a commis quelques bourdes colossales et sacrifié quelques-uns de ses meilleurs hommes. » Mais ça n’irait pas plus loin.
Seulement, pour le jeune Armitage, c’était différent. Il avait regardé son supérieur d’un drôle d’air. Peut-être avait-il compris qu’on envoyait froidement Richmond se faire tuer ?
(Est-ce qu’à la fin de la guerre, Armitage avait parlé ?)
Leslie n’avait rien su. Leslie avait pleuré son amant – du moins le supposait-il –, mais, au retour de son mari en Angleterre, elle avait déjà cessé de pleurer. Il ne lui avait jamais dit qu’il avait découvert son infidélité. Ils avaient repris la vie commune – mais, Dieu sait pourquoi, elle ne lui avait plus semblé très réelle. Et puis, trois ou quatre ans plus tard, une double pneumonie l’avait emportée.
Cela remontait à bien longtemps. Quinze ans… seize ans ?
Il avait alors quitté l’armée pour venir s’installer dans le Devon. Il y avait acheté le genre de petite bicoque dont il avait toujours eu envie. Des voisins sympathiques – un joli coin. On pouvait y chasser et y pêcher. Le dimanche, il allait au temple. (Sauf le jour où on lisait le texte où David ordonne qu’on envoie Urie au plus fort de la bataille. Celui-là, il n’avait pas le courage de l’écouter. Ça lui donnait un sentiment de malaise.)
Tout le monde l’avait accueilli à bras ouverts. Du moins, au début. Par la suite, il avait eu l’impression pénible qu’on chuchotait dans son dos. On le regardait d’un œil différent. Comme si on avait entendu des racontars… une rumeur mensongère…
(Armitage ? Et si Armitage avait parlé ?)
À partir de ce moment-là, il s’était mis à éviter les gens, il s’était replié sur lui-même. Désagréable de sentir qu’on déblatère sur votre compte.
C’était si vieux, tout ça. Si… si vain, aujourd’hui. Le souvenir de Leslie s’était estompé, celui d’Arthur Richmond aussi. Rien de ce qui s’était passé n’avait plus guère d’importance.
N’empêche que ça lui rendait la vie bien solitaire. Il en était arrivé à fuir ses vieux camarades de régiment.
(Si Armitage avait parié, ils devaient être au courant.)
Et voilà que, ce soir, une voix avait claironné cette vieille histoire.
Avait-il bien réagi ? Gardé son flegme ? Manifesté les sentiments qui convenaient : indignation, dégoût… sans prendre l’air coupable ni embarrassé ? Difficile à dire.
Personne n’avait pu prendre cette accusation au sérieux. La voix avait débité un tas d’autres inepties tout aussi abracadabrantes. Cette jeune femme charmante… accusée d’avoir noyé un enfant ! Grotesque ! Lubie de déséquilibré lançant des accusations à tort et à travers !
Et Emily Brent… une nièce du vieux Tom Brent, son copain de régiment. La Voix l’avait accusée de meurtre. Elle ! Alors qu’un aveugle se serait rendu compte que cette vieille fille était confite en dévotion… que c’était le type même de la grenouille de bénitier.
Fichtrement bizarre, cette affaire-là ! Cinglée, pour ne pas dire plus.
Depuis leur arrivée sur cette île… Quand était-ce, déjà ? Nom d’un pétard, cet après-midi seulement ! Ça semblait faire drôlement plus longtemps.
« Je me demande quand nous réussirons à repartir », pensa-t-il.
Demain, bien sûr, quand le canot à moteur arriverait.
Curieux. Tout d’un coup, il n’avait plus très envie de quitter l’île… de retrouver la côte, sa petite bicoque, ses ennuis et ses soucis. Par la fenêtre ouverte, il entendait les vagues se briser sur les rochers – un peu plus fort maintenant qu’en début de soirée. Voilà que le vent se levait.
« Quel bruit paisible…, pensa-t-il. Quel havre de paix… »
Il se dit encore :
« Ce qu’il y a de bien, avec une île, c’est qu’une fois qu’on y est, on ne peut pas aller plus loin… on est arrivé à son terme, au bout de tout… »
Il comprit soudain qu’il ne voulait plus quitter l’île.

*

Allongée dans son lit, les yeux grands ouverts, Vera Claythorne contemplait le plafond.
Sa lampe de chevet était allumée. Elle avait peur de l’obscurité.
« Hugo… Hugo…, pensait-elle, comment se fait-il que je te sente si près de moi ce soir ?… Tout près, là, tellement près…
» Où est-il, en réalité ? Je n’en sais rien. Je ne le saurai jamais. Il est sorti de ma vie sans se retourner. »
Inutile d’essayer de ne pas penser à Hugo. Il était près d’elle. Vera ne pouvait pas ne pas penser à lui – se souvenir…
Les Cornouailles…
Les rochers noirs, le sable doré, si doux au toucher. Mrs Hamilton, toute rondeurs et fous rires. Cyril, toujours un peu geignard, qui la tirait par la main :
— Je veux nager jusqu’au rocher, miss Claythorne ! Pourquoi je peux pas nager jusqu’au rocher ?
Elle levait la tête, croisait le regard de Hugo fixé sur elle. Les soirées, quand Cyril était couché…
— Venez faire un tour, miss Claythorne.
— Je ne dis pas non.
La promenade en tout bien tout honneur jusqu’à la plage. Le clair de lune… la brise de l’Atlantique.
Et soudain, les bras de Hugo autour d’elle :
— Je vous aime. Je vous aime. Vous savez que je vous aime, Vera ?
Oui, elle le savait.
Ou, du moins, croyait le savoir.
— Je ne peux pas vous demander de m’épouser. Je n’ai pas le sou. Tout juste de quoi subvenir à mes besoins. C’est bizarre, vous savez : pendant trois mois de ma vie, j’ai bien cru que j’avais des chances de devenir riche. Cyril est né seulement trois mois après la mort de Maurice. Si c’avait été une fille…
Si l’enfant avait été une fille, Hugo héritait de tout. Il avait été déçu, il le reconnaissait bien volontiers.
— J’avais beau ne pas avoir misé là-dessus, ça m’a quand même fichu un coup. Enfin, c’est la vie ! Cyril est un brave gosse. J’ai une grosse tendresse pour lui.
Et c’était vrai. Il était toujours prêt à jouer avec son neveu, à le distraire. Hugo n’était pas d’un naturel rancunier.
Cyril n’était pas très robuste. C’était un enfant malingre… dépourvu de tonus. Le genre d’enfant qui n’était pas destiné à faire de vieux os…
Auquel cas…
— Miss Claythorne, pourquoi je peux pas nager jusqu’au rocher ?
Refrain geignard, exaspérant.
— C’est trop loin, Cyril.
— Oh, miss Claythorne…
Vera se leva. Elle prit le tube d’aspirine sur la coiffeuse et avala trois comprimés.
« Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour un véritable somnifère ! » se dit-elle.
Elle rumina ses pensées :
« Moi, si je devais mettre fin à mes jours, je me bourrerais de véronal – un truc dans ce genre-là –, mais je n’irais pas ingurgiter du cyanure ! »
Elle frissonna au souvenir du visage violacé, convulsé, d’Anthony Marston.
En passant devant la cheminée, elle leva les yeux vers la comptine accrochée au mur.
Dix petits nègres s’en furent dîner,
L’un d’eux but à s’en étrangler
– n’en resta plus que neuf.
« C’est horrible. Exactement comme ce soir », songea-t-elle.
Pourquoi Anthony Marston avait-il voulu mourir ?
Elle, en tout cas, elle ne voulait pas mourir.
Elle n’imaginait pas qu’elle puisse jamais avoir envie de mourir…
La mort, c’était… pour les autres.
6
Le Dr Armstrong rêvait…
Il faisait une chaleur, dans cette salle d’opération !
Pas possible, ils avaient mal réglé le thermostat ! La sueur dégoulinait sur son visage. Ses paumes étaient moites. Pas commode de tenir convenablement le bistouri…
Ce que la lame était bien aiguisée !
Facile de commettre un meurtre avec un instrument pareil. D’ailleurs, il était en train de commettre un meurtre…
Le corps de la femme paraissait différent. A l’époque, ç’avait été un corps obèse, difficile à manier. Celui-ci était squelettique. Et le visage était caché.
Qui donc devait-il tuer ?
Il n’arrivait pas à s’en souvenir. Pourtant, il fallait qu’il le sache ! S’il demandait à l’infirmière ?
L’infirmière l’observait. Non, il ne pouvait pas le lui demander. Elle était soupçonneuse, ça se voyait.
Mais qui était sur le billard ?
On n’aurait pas dû lui couvrir ainsi le visage…
Si seulement il pouvait le voir, ce visage…
Ah ! ça allait mieux. Une jeune interne venait d’ôter le mouchoir.
Emily Brent. Bien sûr ! C’était Emily Brent qu’il devait tuer. Quel regard malveillant elle avait ! Ses lèvres remuaient. Que disait-elle ?
« Au printemps de la vie nous sommes déjà dans la mort… »
Elle riait, à présent. Non, mademoiselle, ne remettez pas le mouchoir ! Il faut que j’y voie. Il faut que je fasse l’anesthésie. Où est l’éther ? J’ai dû l’apporter avec moi. Qu’avez-vous fait de l’éther, mademoiselle ?… Du Châteauneuf-du-Pape ? Oui, cela fera aussi bien l’affaire.
Retirez le mouchoir, mademoiselle.
Évidemment ! Je le savais depuis le début ! C’est Anthony Marston ! Il a le visage violacé, convulsé. Mais il n’est pas mort… il rit. Je vous dis qu’il rit ! Il en fait trembler la table d’opération.
Du calme, mon vieux, du calme. Mademoiselle, calez la table… calez-la…
Le Dr Armstrong se réveilla en sursaut. Il faisait jour. Le soleil inondait sa chambre.
Et quelqu’un était penché sur lui… le secouait. C’était Rogers. Rogers, blême, qui disait :
— Docteur… docteur !
Le Dr Armstrong se réveilla tout à fait.
Il se mit sur son séant :
— Qu’y a-t-il ?
— C’est ma femme, docteur. Je n’arrive pas à la réveiller. Seigneur ! Je n’arrive pas à la réveiller. Et elle… elle ne m’a pas l’air… dans son état normal.
Le Dr Armstrong se montra rapide et efficace. Il se drapa dans sa robe de chambre et suivit Rogers.
Il se pencha sur le lit où la domestique était couchée sur le côté, apparemment en paix. Il toucha une main froide, souleva une paupière. Au bout d’un instant, il se redressa et se détourna du lit. Rogers humecta ses lèvres sèches :
— Est-ce que… est-ce qu’elle est… ?
Armstrong inclina la tête :
— Oui, c’est fini.
Pensif, il regarda l’homme debout devant lui. Puis il posa tour à tour les yeux sur la table de chevet, sur le lavabo et sur la femme qui dormait de son dernier sommeil.
— Est-ce que… est-ce que… c’est son cœur, docteur ? balbutia Rogers.
Le Dr Armstrong tarda une minute ou deux à répondre.
— Elle était en bonne santé, en temps normal ? demanda-t-il enfin.
— Il y avait ses rhumatismes qui la faisaient bien un peu souffrir, mais…
— Elle était suivie par un médecin, ces derniers temps ?
— Un médecin ? répéta Rogers, interloqué. Ça fait des années qu’on n’a pas vu de médecin… ni elle ni moi.
— Vous n’avez aucune raison de croire qu’elle souffrait de troubles cardiaques ?
— Non, docteur, je n’ai jamais été au courant d’une chose pareille.
— Son sommeil était bon ?
Cette fois, Rogers évita le regard du médecin. Il joignit les mains et les tordit nerveusement.
— Elle ne dormait pas tellement bien, non, bredouilla-t-il.
— Elle prenait quelque chose pour dormir ? gronda le médecin.
Rogers le regarda, surpris :
— Quelque chose ? Pour dormir ? Pas que je sache. Et puis non, je suis sûr que non.
Armstrong s’approcha du lavabo.
Un certain nombre de flacons étaient alignés sur la tablette : lotion capillaire, eau de lavande, pommade astringente, crème de concombre pour les mains, bain de bouche, pâte dentifrice et pastilles digestives.
Rogers l’aida en ouvrant les tiroirs de la coiffeuse. De là, ils passèrent tous deux à la commode. Ils ne trouvèrent pas trace de somnifères, que ce fût en gouttes ou en comprimés.
— Elle n’a rien pris hier soir, docteur, dit Rogers, à part bien sûr ce que vous lui avez donné…

*

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