Dix petits nègres d’ Agatha Christie

Philip la saisit par l’épaule.
— Voilà qui règle la question, gronda-t-il, farouche. Armstrong se cache quelque part dans la maison. Je vais le débusquer.
Mais Vera se cramponna à lui.
— Ne faites pas l’idiot ! s’écria-t-elle. C’est nous, à présent ! Nous sommes les prochains ! Il veut que nous partions à sa recherche ! C’est ce qu’il attend !
Philip s’arrêta.
— Il y a de l’idée dans ce que vous dites, murmura-t-il, songeur.
— En tout cas, vous devez avouer maintenant que j’avais raison.
Il hocha la tête :
— Oui… vous avez gagné ! C’est bel et bien Armstrong. Mais où diable s’est-il caché ? Nous avons passé l’île au peigne fin.
— Si vous ne l’avez pas trouvé hier soir, vous ne le trouverez pas maintenant. Ça tombe sous le sens.
— Oui, convint Lombard à contrecœur, mais…
— Il a dû se préparer un repaire secret… oui, c’est sûrement ce qu’il a dû faire… Un genre de « trou du prêtre », comme dans les vieux manoirs.
— Pas dans une maison moderne comme celle-là.
— Il a pu le faire construire spécialement.
Philip Lombard secoua la tête :
— Nous avons tout mesuré le premier jour. Je suis prêt à jurer qu’il n’y a pas de fausses cloisons.
— Il y en a forcément ! s’emporta Vera.
— Je voudrais bien voir…, commença Lombard.
— Oui, vous voudriez bien voir ! l’interrompit Vera. Et ça, il le sait ! Il est là-dedans… à vous attendre.
Lombard sortit à moitié son revolver de sa poche :
— N’oubliez pas que j’ai ça.
— Vous avez dit que Blore ne risquait rien, qu’il était beaucoup plus costaud qu’Armstrong. Physiquement, c’était vrai, d’autant qu’il était sur ses gardes. Mais ce que vous n’avez pas l’air de comprendre, c’est qu’Armstrong est fou ! Or, un fou a tous les avantages pour lui. Il est deux fois plus rusé que n’importe quel homme sain d’esprit.
Lombard rempocha son revolver.
— Bon, venez, dit-il.

*

— Qu’est-ce que nous allons faire quand la nuit va tomber ? finit par demander Lombard.
Vera ne répondit pas. Il insista, accusateur :
— Vous n’avez pas pensé à ça ?
— Mais que pouvons-nous faire ? répondit-elle avec l’accent du désespoir. Oh, mon Dieu, je suis terrorisée.
— Le ciel est dégagé, dit Philip Lombard, songeur… Il y aura clair de lune. On devrait pouvoir trouver un abri… là-haut, dans les falaises. On pourrait y rester en attendant le lever du jour. Mais il ne faudra pas nous endormir… Nous devrons monter la garde en permanence. Et si quelqu’un s’approche, je lui tirerai dessus !
Il ajouta :
— Vous n’aurez pas froid, dans cette robe légère ?
— Froid ? répliqua Vera avec un rire rauque. J’aurais encore plus froid si j’étais morte.
— Oui, c’est un fait…, admit Lombard d’un ton uni.
Nerveuse, Vera s’agitait :
— Si je reste assise là une minute de plus, je vais devenir enragée. Marchons un peu.
— D’accord.
Ils firent lentement les cent pas en longeant la ligne de rochers qui dominait la mer. À l’ouest, le soleil déclinait. La lumière était douce et veloutée. Elle les enveloppait de sa clarté dorée.
— Dommage qu’on ne puisse pas se baigner, dit Vera avec un petit gloussement nerveux.
Philip, qui contemplait la mer, en contrebas, s’exclama soudain :
— Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ? Vous ne voyez pas… là, près de ce gros rocher… ? Non… un peu plus à droite.
Vera regarda avec curiosité :
— On dirait des vêtements !
— Un baigneur, hein ? fit Lombard en riant. Bizarre… C’est sans doute des algues.
— Allons voir, dit Vera.
— Ce sont bien des vêtements, dit Lombard lorsqu’ils furent plus près. Tout un paquet. J’aperçois une chaussure. Venez, tâchons d’arriver jusqu’au bord.
Non sans difficulté, ils progressèrent entre les rochers.
Soudain, Vera s’arrêta.
— Ce ne sont pas des vêtements, dit-elle. C’est… un homme…
Rejeté par la marée quelques heures plus tôt, le corps était coincé entre deux rochers.
Au prix d’un dernier effort, Lombard et Vera l’atteignirent enfin. Ils se penchèrent sur lui.
Un visage violacé, décoloré… un hideux visage de noyé…
— Bon Dieu ! s’écria Lombard. C’est Armstrong…
16
Des siècles passèrent… des mondes tourbillonnèrent, virevoltèrent… Le temps était immobile, suspendu… il traversait les âges…
Non, une minute à peine venait de s’écouler…
Deux personnes, debout, contemplaient le cadavre d’un homme…
Lentement, très lentement, Vera Claythorne et Philip Lombard relevèrent la tête et se regardèrent dans les yeux…

*

Lombard éclata de rire :
— Nous y voilà, n’est-ce pas, Vera ?
— Il n’y a plus personne sur l’île…, dit-elle d’une voix qui n’était guère qu’un murmure. Absolument plus personne… à part nous deux…
— Tout juste, dit Lombard. Nous savons donc à quoi nous en tenir, n’est-ce pas ?
— Comment est-ce que ça a bien pu être combiné… le coup de l’ours en marbre, je veux dire ?
Il haussa les épaules :
— Un tour de passe-passe, ma toute belle. Rudement bien exécuté…
De nouveau, leurs regards se croisèrent.
« Comment se fait-il que je n’aie jamais convenablement regardé son visage ? se dit Vera. Un loup… un faciès de loup, voilà ce que c’est… Ces dents horribles… »
D’une voix semblable à un grondement, une voix menaçante, hargneuse, Lombard décréta :
— C’est la fin, vous comprenez. Nous connaissons maintenant la vérité. Et c’est la fin…
— Je m’en rends bien compte…, répondit Vera avec calme.
Elle avait les yeux fixés sur la mer. Le général Macarthur aussi avait les yeux fixés sur la mer quand… – mais quand était-ce, au fait ? – … hier seulement ? Ou bien était-ce avant-hier ? Et lui aussi, il avait dit : « C’est la fin… »
Il avait dit ça avec résignation… presque avec soulagement.
Mais chez Vera, ces mots – cette idée – ne suscitaient que révolte. Non, ça ne serait pas la fin.
Elle regarda le mort.
— Pauvre Dr Armstrong…, murmura-t-elle.
Lombard ricana :
— Qu’est-ce qui vous prend ? Vous nous faites le coup de la compassion ?
— Pourquoi pas ? Vous n’en éprouvez pas, vous ?
— Je n’en éprouve aucune pour vous, répondit-il. Ne comptez pas sur moi pour ça !
Vera posa de nouveau les yeux sur le cadavre :
— Il faut le sortir de là. Le transporter dans la maison.
— Pour qu’il rejoigne les autres victimes, j’imagine ? Pour que tout soit net et sans bavures ? En ce qui me concerne, il peut rester là où il est.
— Mettons-le au moins au sec, dit Vera.
— Si vous y tenez ! ricana Lombard.
Il s’arc-bouta et tira sur le corps. Vera s’appuya contre lui pour l’aider. Elle tira, hala de toutes ses forces.
— Pas si facile, dites donc ! haleta Lombard.
Ils parvinrent néanmoins à traîner le corps à l’écart, hors d’atteinte de la marée.
— Satisfaite ? demanda Lombard en se redressant.
— Tout à fait, répondit-elle.
Quelque chose dans le ton de sa voix alerta Lombard. Il se retourna d’un bloc. Mais il n’avait pas encore tâté la poche de sa veste qu’il savait déjà qu’elle était vide.
Vera avait reculé de quelques pas et lui faisait face, revolver au poing.
— Voilà pourquoi vous étiez si pleine de féminine sollicitude ! grinça Lombard. Vous vouliez me faire les poches, oui !
Elle hocha la tête.
Elle tenait l’arme bien en main, sans trembler.
Pour Philip Lombard, la mort était proche. Jamais elle n’avait été si proche.
Mais il ne s’avouait pas encore vaincu.
— Donnez-moi ce revolver ! dit-il d’un ton impérieux.
Vera se borna à rire.
— Allons, donnez-le-moi ! répéta Lombard.
Il réfléchissait à toute allure. Comment faire ? Quelle méthode employer ? Palabrer ? Endormir sa méfiance ? Bondir sur elle… ?
Toute sa vie, il avait choisi la voie du risque. Cette fois encore, il n’y manqua pas.
Lentement, comme s’il voulait argumenter, il commença :
— Et maintenant, mon petit chou, écoutez-moi…
Sur quoi il bondit. Vif comme une panthère – ou comme tout autre félin…
D’un geste instinctif, Vera pressa sur la détente…
Fauché en plein élan, Lombard demeura un instant immobile, le corps en extension, avant de s’effondrer lourdement sur le sol.
Vera s’avança avec prudence, prête à tirer une seconde fois.
Mais elle n’avait plus besoin d’être prudente.
Philip Lombard était mort, touché en plein cœur…

*

Le soulagement submergea Vera – un soulagement immense, exquis.
C’en était enfin terminé.
C’en était fini d’avoir peur. Fini de vivre sur les nerfs…
Elle était seule sur l’île…
Seule avec neuf cadavres…
Mais quelle importance ? Elle, elle était vivante…
Elle s’assit, délicieusement heureuse, délicieusement sereine…
Fini, la peur…

*

Le soleil se couchait lorsque Vera se décida enfin à bouger. Le contrecoup l’avait paralysée, rendue un moment incapable d’éprouver autre chose que cette formidable impression de sécurité.
Mais maintenant, elle avait faim et sommeil. Surtout sommeil. Elle avait envie de se jeter sur son lit et de dormir, dormir, dormir…
Demain, peut-être, on viendrait la secourir… mais, au fond, elle ne s’en souciait guère. Elle ne voyait plus d’inconvénient à rester ici. Plus maintenant qu’elle était seule…
Oh ! paix, paix bienheureuse…
Elle se mit sur ses pieds et leva les yeux vers la maison.
Plus rien à craindre, maintenant ! Plus rien de terrifiant ne l’y attendait ! Ce n’était à tout prendre qu’une maison moderne, ordinaire, bien conçue. Et dire que, quelques heures plus tôt, elle ne pouvait pas la regarder sans frissonner…
La peur… Quelle chose étrange que la peur !…
Eh bien, c’en était terminé, maintenant. Elle avait vaincu – triomphé d’un péril mortel. Grâce à sa présence d’esprit et à son habileté, elle avait retourné la situation et s’était débarrassée de celui qui voulait sa perte.
Elle se mit en marche vers la maison.
Le soleil se couchait. À l’ouest, le ciel était strié de longues traînées rouges et orangées. C’était beau, apaisant…
« C’est comme si tout ça n’avait été qu’un rêve », pensa Vera.
Ce qu’elle pouvait être fatiguée… exténuée ! Elle avait les membres ankylosés. Ses paupières se fermaient toutes seules. Plus besoin d’avoir peur… Dormir. Dormir… dormir… dormir…
Dormir en toute sécurité, puisqu’elle était seule sur l’île. « Un petit nègre se retrouva tout esseulé… »
Elle sourit.
Elle entra par la grand-porte. La maison, elle aussi, paraissait étrangement paisible.
« Normalement, se dit Vera, on ne devrait pas avoir envie de dormir dans une maison où il y a pratiquement un cadavre par chambre ! »
Si elle allait à la cuisine chercher quelque chose à manger ?
Après un instant d’hésitation, elle y renonça. Elle était vraiment trop fatiguée…
Elle s’arrêta devant la porte de la salle à manger. Il y avait encore trois petites figurines en porcelaine au milieu de la table.
— Vous avez du retard, dites-moi ! fit-elle en riant.
Elle en prit deux, qu’elle jeta par la fenêtre. Elle les entendit se briser sur la terrasse.
La troisième, elle la prit dans sa main.
— Toi, je t’emmène, dit-elle. Nous avons gagné, mon petit ! Nous avons gagné !
Le hall était sombre dans la lumière déclinante.
Le petit nègre bien serré dans sa main, Vera commença à monter l’escalier. Lentement, car elle avait soudain l’impression que ses jambes pesaient des tonnes.
« Un petit nègre se retrouva tout esseulé. » Ça se terminait comment, déjà ? Ah ! oui : « Fou d’amour, s’en fut se marier – n’en resta plus… du tout. »
Se marier… Curieux, d’avoir à nouveau cette impression soudaine que Hugo était dans la maison.
Une impression très forte. Oui, Hugo l’attendait en haut.
« Ne sois pas ridicule, se dit Vera. Tu es si fatiguée que tu imagines les trucs les plus invraisemblables… »
Lentement, marche après marche…
En haut de l’escalier, quelque chose lui échappa des mains et tomba sans bruit sur le tapis de haute laine. Elle ne s’aperçut pas qu’elle avait lâché le revolver. Elle avait seulement conscience de serrer entre ses doigts une petite figurine de porcelaine.
Comme elle était silencieuse, cette maison ! Et pourtant… on n’aurait pas dit une maison vide…
Hugo, en haut, l’attendait…
« Un petit nègre se retrouva tout esseulé. » C’était quoi, le dernier vers, déjà ? Une histoire de mariage, non ?… Ou bien s’agissait-il d’autre chose ?
Elle était arrivée devant la porte de sa chambre. Hugo l’attendait à l’intérieur… elle en était sûre et certaine.
Elle ouvrit la porte…
Elle réprima un cri…
Qu’est-ce que c’était qui pendait là, au crochet du plafond ? Une corde avec un nœud coulant tout prêt ? Et une chaise pour grimper dessus… une chaise qu’il suffirait ensuite de culbuter d’un coup de pied…
C’était ça, ce que voulait Hugo…
Et d’ailleurs, c’était en fait bien ça le dernier vers de la comptine.
« Se pendre il s’en est allé – n’en resta plus… DU TOUT. »
Le petit nègre en porcelaine lui échappa des mains. Sans même qu’elle s’en rende compte, il s’en alla rouler sur le tapis et se brisa contre le pare-feu.
Comme une automate, Vera fît un pas en avant, puis un autre. C’était la fin… ici, à l’endroit où la main froide et mouillée – la main de Cyril, bien entendu – lui avait frôlé la gorge…
« Mais oui, Cyril, tu es assez grand pour nager jusqu’au rocher… »
Voilà ce que c’était que de commettre un meurtre… ce n’était pas plus compliqué que ça !
Seulement après, on n’arrêtait plus d’y penser…
Elle monta sur la chaise, les yeux rivés droit devant elle comme une somnambule… Elle se passa le nœud autour du cou.
Hugo était là pour veiller à ce qu’elle fasse ce qu’elle avait à faire.
D’un coup de pied, elle fit culbuter la chaise…

Epilogue

— Mais cette histoire est invraisemblable ! s’emporta sir Thomas Legge, superintendant et directeur adjoint de Scotland Yard.
— Je sais, monsieur, répondit l’inspecteur Maine avec déférence.
— Dix cadavres sur une île ! reprit le digne superintendant. Et pas âme qui vive dans les parages ! Ça ne tient pas debout !
— Et pourtant, monsieur, c’est un fait, rétorqua l’inspecteur Maine, imperturbable.
— Bon sang, Maine, il faut bien que quelqu’un les ait tués, ces gens !
— C’est justement là le problème, monsieur.
— Rien qui puisse nous aider dans le rapport du médecin légiste ?
— Non, monsieur. Wargrave et Lombard ont été tués d’une balle de revolver, le premier dans la tête, le second en plein cœur. Miss Brent et Marston ont été empoisonnés au cyanure. Mrs Rogers est morte d’une trop forte dose de chloral. Rogers a eu le crâne fendu. Blore a eu la tête réduite en bouillie. Armstrong est mort noyé. Macarthur a eu le crâne fracassé par un coup porté derrière la tête et Vera Claythorne a été trouvée pendue.
Le superintendant cligna des paupières :
— Sale affaire.
Il réfléchit deux secondes. Puis il céda de nouveau à l’irritation :
— Et vous prétendez me faire croire que vous n’avez rien pu tirer des habitants de Sticklehaven ? Bon Dieu, ils doivent quand même bien savoir quelque chose !
L’inspecteur Maine haussa les épaules :
— Bah ! ce sont de braves gens de mer parfaitement ordinaires. Ils savent que l’île a été achetée par un certain O’Nyme – mais ça s’arrête là.
— Qui a approvisionné l’île et pris les dispositions nécessaires ?
— Un nommé Morris. Isaac Morris.
— Et lui, qu’est-ce qu’il dit de tout ça ?
— Il ne dit rien, monsieur. Il est mort.
Le superintendant fronça les sourcils :
— Et on a des renseignements sur ce Morris ?
— Oh ! oui, monsieur. Ce n’était pas le genre de type recommandable. Il y a de ça trois ans, il a été mêlé à l’affaire Bennito – une histoire de courtier marron et d’actions frauduleuses ; rien que nous ayons pu prouver, mais nous sommes sûrs du coup. Il a également été impliqué dans des trafics de drogue. Là encore, nous n’avons pas de preuve. C’était un homme très prudent, Morris.
— Et il était derrière cette histoire d’île ?
— Oui, monsieur. C’est lui qui s’était porté acquéreur de l’île du Nègre, tout en précisant bien qu’il agissait pour le compte d’une tierce personne, anonyme.
— On pourrait peut-être découvrir quelque chose en creusant l’aspect financier de l’acquisition ?
L’inspecteur Maine sourit :
— On voit que vous ne connaissiez pas Morris ! Il savait si bien jongler avec les chiffres que le meilleur expert-comptable du pays n’y verrait que du feu ! Nous avons eu un échantillon de ses talents au moment de l’affaire Bennito. Non, il a soigneusement brouillé la piste de son patron.
Le superintendant soupira.
— C’est Morris qui a pris toutes les dispositions là-bas, à Sticklehaven, poursuivit l’inspecteur Maine. Il s’est présenté partout comme le mandataire de « Mr O’Nyme ». Et c’est lui qui a expliqué aux gens qu’on allait procéder à une expérience – suite à un prétendu pari de vivre pendant une semaine sur une « île déserte » – et qu’il ne faudrait tenir aucun compte d’éventuels appels à l’aide provenant de là-bas.
Sir Thomas Legge s’agita, troublé :
— Et vous voulez me faire croire que tout le monde a trouvé ça normal ? Même à ce moment-là ?
Maine haussa les épaules :
— Vous oubliez, monsieur, que le précédent propriétaire de l’île du Nègre était Elmer Robson, le jeune milliardaire américain. Il y donnait des fêtes extravagantes. Au début, les gens du cru devaient certainement en avoir les yeux qui leur sortaient de la tête. Mais ils ont fini par s’y habituer et par considérer que tout ce qui touchait à l’île du Nègre était forcément invraisemblable. C’est une réaction parfaitement naturelle, monsieur, quand on y réfléchit.
Le directeur-adjoint voulut bien convenir, d’un air lugubre, qu’il y avait du vrai là-dedans.
— Fred Narracott – le marin qui les a fait passer sur l’île – a tout de même noté un détail intéressant, enchaîna Maine. Il a déclaré qu’il avait été surpris en les voyant. Ils n’étaient « pas du tout comme les invités de Mr Robson ». Je crois d’ailleurs que c’est parce qu’ils avaient l’air si normaux et si quelconques qu’il a enfreint les ordres de Morris et sorti un bateau quand il a été mis au courant de leur S.O.S.
— Quand est-ce qu’ils y sont allés, lui et les autres sauveteurs ?
— Les signaux ont été repérés par une troupe de scouts dans la matinée du 11. Le temps ne permettait pas de prendre la mer ce jour-là. Ils ont donc fait la traversée dans l’après-midi du 12, dès qu’il a été possible de mettre une embarcation à l’eau. Ils sont tous formels : personne n’aurait pu quitter l’île avant leur arrivée. La mer n’avait pas cessé d’être grosse depuis la tempête.
— Personne n’aurait pu atteindre le rivage à la nage ?
— La côte est à plus d’un kilomètre et demi, la mer était houleuse, avec de grandes déferlantes. Sans compter qu’un tas de gens – boy-scouts et autres – se trouvaient sur les falaises et avaient les yeux rivés sur l’île.
— Et ce disque de gramophone que vous avez trouvé dans la maison ? soupira le superintendant. Vous n’avez rien déniché de ce côté-là qui puisse nous aider ?
— J’ai creusé la question, répondit l’inspecteur Maine. Le disque a été fourni par une société spécialisée dans les effets sonores pour le cinéma et le théâtre. Il a été envoyé à Mr A.N. O’Nyme, aux bons soins d’Isaac Morris, soi-disant pour la représentation, par une troupe d’amateurs, d’une pièce inédite. Le texte dactylographié a été retourné avec le disque.
— Et son contenu ? demanda Legge.
— J’y arrive, monsieur, répondit l’inspecteur avec gravité.
Il s’éclaircit la gorge :
— J’ai enquêté sur ces accusations autant que faire se pouvait. En commençant par les Rogers, qui ont été les premiers à arriver sur l’île. Ils étaient au service d’une certaine miss Brady, laquelle est morte subitement. Je n’ai rien pu tirer de précis du médecin qui la soignait. Il dit qu’ils n’ont certainement pas empoisonné leur patronne ni rien de ce genre, mais il n’en pense pas moins qu’il y a eu un coup tordu – qu’elle est morte à la suite d’une négligence de leur part. Le genre de chose absolument impossible à prouver, comme il dit.
» Vient ensuite le juge Wargrave. Là, pas de problème. C’est le juge qui a condamné Seton à mort.
» Soit dit en passant, Seton était coupable – incontestablement coupable. On en a eu la preuve, sans l’ombre d’un doute, après sa pendaison. Mais on avait beaucoup jasé à l’époque : neuf personnes sur dix étaient convaincues que Seton était innocent et que le juge s’était montré partial.
» Vera Claythorne, elle, était gouvernante dans une famille où s’est produite une mort par noyade. Elle ne paraît néanmoins avoir aucune responsabilité dans l’affaire. Elle s’est même, au contraire, très bien conduite : elle s’est portée au secours de l’enfant, a été entraînée vers le large et n’a pu être sauvée que d’extrême justesse.
— Continuez, soupira le superintendant.
Maine reprit son souffle :
— Le Dr Armstrong, maintenant. Médecin réputé. Il avait son cabinet dans Harley Street. Absolument irréprochable sur le plan professionnel. Je n’ai pas trouvé trace d’une quelconque opération illégale – type avortement ou autre. Il est vrai qu’une certaine Mrs Clees a été opérée par ses soins à Leithmore, en 1925, quand il était interne à l’hôpital du lieu. Péritonite – et elle est morte sur le billard. Il n’avait peut-être pas été très adroit – après tout, il manquait d’expérience –, mais la maladresse ne saurait être considérée comme un crime. Par-dessus le marché, il n’avait rigoureusement aucun mobile.
» Vient ensuite miss Emily Brent. La jeune Béatrice Taylor était domestique chez elle. S’est trouvée enceinte, a été flanquée dehors par sa patronne et a couru se noyer. Sale histoire… mais, là encore, rien de criminel.
— Tout est là, on dirait, fit remarquer le superintendant. A.N. O’Nyme s’est occupé d’affaires où la justice s’était montrée impuissante.
Imperturbable, Maine poursuivit son énumération :
— Le jeune Marston était un véritable chauffard – il s’était vu confisquer deux fois son permis et, à mon humble avis, il aurait dû être carrément interdit à vie. C’est tout ce qu’on peut lui reprocher. John et Lucy Combes, cités dans l’enregistrement, sont les deux gamins qu’il avait écrasés près de Cambridge. Des amis à lui avaient témoigné en sa faveur et il s’en était tiré avec une amende.
» Je n’ai rien trouvé de précis sur le général Macarthur. Excellents états de service, a fait 14-18 et tout le tremblement. Arthur Richmond avait servi sous ses ordres en France et avait été tué au front. Aucune mésentente entre le général et lui. Ils étaient quasi intimes, en fait. Des quantités de bourdes ont été commises à l’époque, des hommes sacrifiés sans nécessité par leurs chefs… Il s’agissait peut-être d’une erreur de ce genre.
— Peut-être, admit le superintendant.
— Philip Lombard, maintenant. Il a été mêlé à certaines opérations très bizarres, à l’étranger. Une ou deux fois, il a failli avoir des démêlés avec la justice. Il avait la réputation d’un type qui n’a pas froid aux yeux et que les scrupules n’étouffent pas. Le genre d’individu capable de commettre éventuellement quelques meurtres – pourvu que ce soit dans un bled perdu.
» Nous en arrivons enfin à Blore. Lui… lui, bien sûr, c’était un des nôtres, ajouta Maine après une hésitation.
Le superintendant s’agita sur son siège.
— Blore était une fripouille ! dit-il avec force.
— Vous le pensez, monsieur ?
— Je l’ai toujours pensé, répondit le superintendant. Mais il était assez malin pour ne pas se faire prendre. J’ai la conviction qu’il a fait un faux témoignage éhonté lors du procès Landor. Ça ne m’a pas plu, à l’époque. Mais je n’ai pas réussi à l’épingler. Harris, que j’avais mis sur l’affaire, a fait chou blanc lui aussi, mais je persiste à croire qu’il y avait quelque chose à trouver contre lui – à condition de savoir où chercher. Ce type n’était pas régulier.
Après un silence, sir Thomas Legge reprit :
— Et vous dites qu’Isaac Morris est mort ? Quand ça ?
— J’attendais cette question, monsieur. Isaac Morris est mort dans la nuit du 8 août. Trop forte dose de somnifère… un barbiturique, je crois. Rien ne permet de dire s’il s’agissait d’un accident ou d’un suicide.
— Vous voulez savoir ce que je pense, Maine ?
— Je crois le deviner, monsieur.
— La mort de Morris tombe rudement trop à pic ! dit Legge d’un ton accablé.
L’inspecteur Maine hocha la tête :
— Je pensais bien que vous alliez dire ça, monsieur.
Le superintendant abattit son poing sur le bureau :
— Cette histoire est abracadabrante… impossible ! Dix personnes assassinées sur un rocher dénudé… et nous ne savons ni qui a fait le coup, ni pourquoi, ni comment !
Maine toussota :
— Euh… ce n’est pas tout à fait exact, monsieur. Nous savons plus ou moins pourquoi. Un fanatique de justice ayant une araignée au plafond. Il a cherché des gens contre qui la justice ne pouvait que se casser le nez. Il a porté son choix sur dix personnes – peu importe de savoir si elles étaient vraiment coupables ou non…
Le superintendant se redressa :
— Vous croyez ? Moi, il me semble…
Il s’interrompit. L’inspecteur Maine attendit avec déférence. Legge secoua la tête en soupirant.
— Continuez, dit-il. J’ai cru un instant que je tenais quelque chose. La clef du mystère, en fait. Mais ça m’a échappé. Reprenez où vous en étiez.
— Il y avait dix personnes, enchaîna Maine. Dix personnes à… à exécuter, mettons. Or, elles ont bel et bien été exécutées. A.N.O’Nyme a accompli sa tâche. Après quoi, Dieu sait comment, il s’est volatilisé.
— Chapeau, le tour de passe-passe ! grommela le superintendant. Mais vous savez, Maine, il y a forcément une explication.
— Je vois votre idée, monsieur. Si notre homme n’était pas sur l’île à l’arrivée des secours, s’il n’a pas pu quitter l’île, et si – d’après le récit des intéressés – il n’a à aucun moment été sur l’île… alors, la seule explication possible est qu’il était en fait l’un des dix.
Le superintendant hocha la tête.
— Nous y avons songé, monsieur, dit gravement Maine. Nous avons creusé cette hypothèse. Précisons d’abord que nous ne sommes pas totalement dans l’ignorance de ce qui s’est passé sur l’île du Nègre. Vera Claythorne tenait un journal intime, Emily Brent aussi. Le vieux Wargrave a pris quelques notes – sèches, juridiques, laconiques, mais d’une parfaite clarté. Blore, lui aussi, a pris des notes. Tous ces témoignages écrits concordent. Les victimes sont mortes dans l’ordre suivant : Marston, Mrs Rogers, Macarthur, Rogers, miss Brent, Wargrave. Après la mort du juge, Vera Claythorne mentionne dans son journal que le Dr Armstrong a quitté la maison en pleine nuit et que Blore et Lombard se sont lancés à sa poursuite. Quant au calepin de Blore, on y trouve une dernière note – juste trois mots : Armstrong a disparu.
» En tenant compte de tous ces éléments, monsieur, il m’avait semblé que nous devions aboutir à une solution parfaitement acceptable. Si vous vous en souvenez, Armstrong s’est noyé. Partant du principe qu’Armstrong était fou, qu’est-ce qui l’empêchait, après avoir tué tous les autres, de se suicider en se jetant du haut de la falaise, ou de se noyer en essayant de rejoindre la côte à la nage ?
» C’était une bonne solution… Malheureusement, elle ne tient pas. Non, monsieur, elle ne tient pas. Tout d’abord, il y a le témoignage du médecin légiste. Il est arrivé sur l’île le 13 août en début de matinée. Il n’a pas pu nous apprendre grand-chose. Tout ce qu’il a pu nous dire, c’est que les victimes étaient toutes mortes depuis au moins trente-six heures et sans doute bien davantage. Mais il a été formel pour Armstrong. Selon lui, le corps du médecin a séjourné dans l’eau entre huit et dix heures avant d’être rejeté sur le rivage. Il s’ensuit qu’Armstrong a dû plonger dans la mer au cours de la nuit du 10 au 11… et je vais vous expliquer pourquoi. Nous avons repéré l’endroit où son cadavre a été rejeté ; il est resté un bon moment coincé entre deux rochers sur lesquels on a relevé des lambeaux de vêtements, des cheveux, etc. Il a dû être déposé là le 11, à marée haute… c’est-à-dire aux environs de 11 heures du matin. En effet, la tempête s’est ensuite calmée et les marées suivantes ont été de beaucoup plus faible intensité.
» On pourrait évidemment supposer qu’Armstrong a réussi à liquider les trois autres avant d’entrer dans l’eau cette nuit-là. Mais il y a un autre obstacle impossible à contourner. Le corps d’Armstrong a été traîné au-delà du niveau des plus hautes eaux. Quand nous l’avons retrouvé, il était largement hors d’atteinte de la marée. Et il était allongé sur le sol, bien droit et les vêtements en ordre.
» Ce qui établit au moins une chose : il y avait encore quelqu’un de vivant sur l’île après la mort d’Armstrong.
Il s’arrêta un instant avant de poursuivre :
— Ce qui nous laisse donc… quoi, au juste ? Voici quelle est la situation le 11, en début de matinée. Armstrong a « disparu » (noyé). Restent trois personnes : Lombard, Blore et Vera Claythorne. Lombard a été tué par balle. Son corps était au bord de l’eau… près de celui d’Armstrong. Vera Claythorne a été retrouvée pendue dans sa chambre. Blore était sur la terrasse, la tête fracassée par une lourde pendule de marbre qui, selon toute probabilité, lui est tombée dessus de la fenêtre du premier étage.
— Quelle fenêtre ?
— Celle de Vera Claythorne. Et maintenant, si vous le voulez bien, monsieur, examinons chaque cas séparément. Commençons par Philip Lombard. Admettons que ce soit lui qui ait balancé le bloc de marbre sur la tête de Blore, puis qu’il ait pendu Vera Claythorne après l’avoir droguée. Et que, pour finir, il soit descendu sur le rivage et se soit tiré une balle en plein cœur.
» Mais dans ce cas, qui lui a pris son revolver ? Car on a retrouvé l’arme au premier étage de la maison, sur le seuil de la chambre située en face de l’escalier… la chambre de Wargrave.
— Des empreintes ? demanda le superintendant.
— Oui, monsieur. Celles de Vera Claythorne.
— Bonté divine ! Mais alors…
— Je sais ce que vous allez dire, monsieur. Que c’est elle la coupable. Qu’elle a tué Lombard, rapporté le revolver dans la maison, balancé le bloc de marbre sur la tête de Blore, puis… qu’elle s’est pendue.
» Et ça se tient tout à fait, à un détail près. Il y a dans sa chambre une chaise sur le siège de laquelle on a relevé des traces d’algues… les mêmes que sur ses chaussures. Comme si elle était montée sur la chaise, s’était passé la corde au cou et avait renversé la chaise d’un coup de pied.
» Seulement voilà : la chaise n’était pas renversée quand on l’a retrouvée. Elle était alignée contre le mur avec les autres. Et ça, ç’a été fait par quelqu’un d’autre… après la mort de Vera Claythorne.
» Reste donc Blore. Mais si vous essayez de me convaincre que Blore, après avoir tiré sur Lombard et forcé Vera Claythorne à se pendre, est sorti sur la terrasse et s’est fait tomber dessus un énorme bloc de marbre en le manœuvrant avec une ficelle ou je ne sais trop quoi… eh bien ! je ne vous croirai pas. On ne se suicide pas comme ça… et, qui plus est, ce n’était pas le genre de Blore. Nous, nous l’avons connu : ce n’était pas le type à qui on aurait pu reprocher un goût forcené de la justice.
— Je suis bien d’accord, acquiesça le superintendant.
— Par conséquent, monsieur, reprit l’inspecteur Maine, il y avait forcément quelqu’un d’autre sur l’île. Quelqu’un qui a réglé les derniers détails une fois que tout a été fini. Mais où était-il caché pendant tout ce temps… et où est-il allé ? Les gens de Sticklehaven sont sûrs et certains que personne n’a pu quitter l’île avant l’arrivée des secours. Mais dans ce cas…
Il se tut.
— Dans ce cas…, répéta le superintendant.
Il soupira. Il secoua la tête. Et il se pencha vers Maine.
— Mais dans ce cas, dit-il, qui les a tués ?

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