Dix petits nègres d’ Agatha Christie

Quand, à 9 heures, le gong annonça le petit déjeuner, tout le monde était levé et attendait déjà depuis longtemps.
Le général Macarthur et le juge faisaient les cent pas sur la terrasse en échangeant des propos décousus sur la situation politique.
Vera Claythorne et Philip Lombard étaient montés au sommet de l’île, derrière la maison. Ils y avaient trouvé William Henry Blore, occupé à scruter la côte.
— Toujours pas de canot à moteur en vue, leur signala Blore. Ça fait pourtant un bon bout de temps que je le guette.
— Le Devon est une région en sommeil, dit Vera en souriant Il ne faut pas s’attendre à ce que les gens s’y agitent de bonne heure.
Philip Lombard regardait de l’autre côté, en direction du large.
— Que pensez-vous du temps ? demanda-t-il brusquement.
Blore jeta un coup d’œil vers le ciel :
— Il m’a l’air au beau fixe.
Lombard émit un petit sifflement :
— Le vent va se lever avant la fin de la journée.
— Une tempête, hmm ? fit Blore.
D’en bas leur parvint un coup de gong.
— Le petit déjeuner ? se réjouit Philip Lombard. Ma foi, je n’ai rien contre.
Tandis qu’ils descendaient le raidillon, Blore s’adressa à Lombard d’une voix soucieuse :
Vous savez, ça me dépasse… Pourquoi ce garçon aurait-il voulu se supprimer ? Ça m’a turlupiné toute la nuit.
Vera marchait en tête. Lombard ralentit un peu le pas :
— Vous avez une autre théorie ?
— Il me faudrait une preuve. Et un mobile, pour commencer. À mon avis, c’est un type qui était plein aux as.
Emily Brent sortit par la porte-fenêtre du salon et vint à leur rencontre.
— Le bateau arrive ? demanda-t-elle, un peu tendue.
— Pas encore, répondit Vera.
Ils entrèrent dans la salle à manger. Du thé, du café et un grand plat d’œufs au bacon les attendaient sur la desserte.
Rogers s’effaça pour les laisser passer, puis sortit en fermant la porte.
— Cet homme n’a pas l’air dans son assiette, ce matin, décréta Emily Brent.
Le Dr Armstrong, qui se tenait près de la fenêtre, se racla la gorge :
— Il va falloir excuser… euh… les éventuelles imperfections du service. Rogers a fait de son mieux pour préparer tout seul le petit déjeuner. Mrs Rogers… euh… n’a pas été en mesure de s’en charger ce matin.
— Qu’a-t-elle donc encore ? s’enquit Emily Brent d’un ton acide.
— Mettons-nous à table, les œufs vont refroidir, éluda le Dr Armstrong. Après le petit déjeuner, il y a plusieurs questions dont je voudrais vous entretenir.
Ils ne se le firent pas dire deux fois. On remplit les assiettes, on servit le thé et le café. Le repas commença.
D’un commun accord, toute allusion à l’île fut proscrite. Ils discutèrent à bâtons rompus de l’actualité : nouvelles de l’étranger, exploits sportifs, dernière apparition en date du monstre du Loch Ness.
Puis, une fois la table desservie, le Dr Armstrong recula un peu sa chaise, toussota d’un air solennel et prit la parole :
— J’ai préféré attendre la fin du petit déjeuner pour vous annoncer la triste nouvelle. Mrs Rogers est morte dans son sommeil.
Des exclamations effarées, stupéfaites, fusèrent de toute part.
— Quelle horreur ! s’exclama Vera. Deux morts sur cette île depuis notre arrivée !
Les yeux mi-clos, le juge Wargrave intervint de sa petite voix précise :
— Hum… très extraordinaire… De quoi est-elle morte ? Armstrong haussa les épaules :
— Impossible à dire comme ça.
— Il faudra une autopsie ?
— Je ne m’aviserais certes pas de délivrer un permis d’inhumer. J’ignore ce qu’était l’état de santé de cette femme.
— Elle avait l’air très nerveuse, dit Vera. Et elle a subi un choc, hier soir. Il s’agit d’un arrêt du cœur, j’imagine ?
— Son cœur s’est évidemment arrêté de battre, répliqua le Dr Armstrong, très sec. Mais pour quelle raison, c’est là toute la question.
Deux mots tombèrent des lèvres d’Emily Brent. Ils tombèrent, tel un couperet, au milieu du groupe attentif :
— Le remords !
Armstrong se tourna vers elle :
— Qu’entendez-vous au juste par là, miss Brent ?
— Vous avez tous entendu, répondit Emily Brent, la bouche dure et pincée. Elle a été accusée, avec son mari, d’avoir délibérément empoisonné sa précédente patronne – une personne âgée.
— Et vous pensez… ?
— J’estime que l’accusation était fondée. Vous l’avez tous vue, hier soir. Ses nerfs ont lâché et elle s’est évanouie. Confrontée à son crime, elle n’a pas supporté le choc. Elle est littéralement morte de peur.
Le Dr Armstrong secoua la tête, sceptique :
— C’est une hypothèse, dit-il. On ne peut cependant l’adopter avant d’en savoir davantage sur son état de santé. Si elle souffrait d’une insuffisance cardiaque…
— Appelez cela le doigt de Dieu, si vous préférez, déclara posément Emily Brent.
Ils eurent tous l’air choqué. Gêné, Mr Blore protesta :
— Là, miss Brent, vous poussez un peu loin le bouchon.
Elle les toisa, l’œil brillant, et leva le menton :
— Vous estimez donc impossible qu’un pécheur soit foudroyé par le courroux divin ? Pas moi !
Le juge se caressa la joue. D’une voix teintée d’ironie, il murmura :
— Chère mademoiselle, si j’en crois mon expérience, c’est à nous autres mortels que la Providence laisse le soin de condamner et de châtier les coupables – et c’est une tâche ingrate, un long cheminement semé d’embûches. Il n’y a pas de raccourcis.
Emily Brent haussa les épaules.
— Qu’a-t-elle mangé et bu hier soir après être montée se coucher ? demanda soudain Blore.
— Rien, répondit Armstrong.
— Rien du tout ? Même pas une tasse de thé ? Un verre d’eau ? Je vous parie qu’elle a pris une tasse de thé. C’est une manie, chez ces gens-là.
— Rogers affirme qu’elle n’a rigoureusement rien avalé.
— Ça, fit Blore, c’est lui qui le dit !
Son ton était si lourd de sens que le médecin lui lança un regard acéré.
— Alors, c’est ça votre idée ? ricana Philip Lombard.
— Et pourquoi pas ? répliqua Blore, agressif. Nous avons tous entendu l’accusation portée contre eux hier soir. Ce ne sont peut-être que des bobards – de la loufoquerie pure et simple ? D’accord, mais, après tout, peut-être pas. Admettons pour l’instant que ce soit vrai. Rogers et sa bourgeoise ont liquidé la vieille. Qu’est-ce que ça nous donne ? Nos deux lascars se sentaient tranquilles comme Baptiste, ravis de leur coup…
Vera l’interrompit.
— Non, dit-elle à voix basse, je ne pense pas que Mrs Rogers se soit jamais sentie tranquille.
Blore parut un peu contrarié par cette interruption.
« Ça, c’est bien les femmes ! » disait son regard.
— C’est une simple supposition, reprit-il. Quoi qu’il en soit, à leur connaissance, rien au monde ne pouvait les menacer. Et puis voilà que, hier soir, une espèce de cinglé anonyme vend la mèche. Que se passe-t-il ? La femme craque… elle tombe dans les pommes. Rappelez-vous comme son mari était aux petits soins quand elle a repris connaissance. Ce n’était pas uniquement de la sollicitude conjugale ! Jamais de la vie ! Il était sur les charbons ardents. Vert de peur à l’idée de ce qu’elle pourrait lâcher.
» Et voilà le topo, braves gens ! Ils ont commis un meurtre et s’en sont bien tirés. Mais si l’affaire est déterrée, que va-t-il se passer ? Dix contre un que la femme se mettra à table. Elle n’aura pas le cran de nier jusqu’au bout. Vous parlez d’un danger pour son mari ! Lui, de son côté, pas de problème. Lui, il mentira jusqu’à plus soif – mais il ne peut pas être sûr d’elle ! Et si elle passe aux aveux, il risque la corde ! Alors il verse une saloperie quelconque dans son thé, histoire de la faire taire une bonne fois pour toutes.
— Il n’y avait pas de tasse vide sur la table de chevet, objecta Armstrong. Il n’y avait rien du tout. J’ai regardé.
— Évidemment qu’il n’y avait rien ! ricana Blore. Vous pensez bien que son premier soin, après qu’elle a bu, ç’a été de laver la tasse et la soucoupe.
Il y eut un silence. Puis le général Macarthur déclara, sceptique :
— C’est une possibilité. Mais j’ai peine à croire qu’un homme puisse faire ça… à sa femme.
Blore eut un rire bref :
— Quand un homme tremble pour sa peau, ce ne sont pas les sentiments qui l’arrêtent.
Il y eut un silence. Avant que quelqu’un n’ait pu prendre la parole, la porte s’ouvrit et Rogers entra.
Les regardant tour à tour, il s’enquit :
— Désirez-vous autre chose ?
Le juge Wargrave s’agita un peu dans son fauteuil :
— À quelle heure le bateau arrive-t-il, d’habitude ?
— Entre 7 et 8 heures, monsieur. Parfois un peu plus tard. Je ne sais pas ce que fabrique Fred Narracott ce matin. S’il était malade, il aurait envoyé son frère.
— Quelle heure est-il ? demanda Philip Lombard.
— 10 heures moins 10, monsieur.
Lombard haussa les sourcils. Lentement, il hocha la tête.
Rogers attendit un instant, sans bouger.
— Navré pour votre femme, Rogers ! lança soudain le général Macarthur d’une voix tonitruante. Le docteur vient de nous annoncer la nouvelle.
Rogers courba la tête :
— Oui, monsieur. Je vous remercie, monsieur.
Il sortit, emportant le plat de bacon vide.
Le silence retomba.

*

— A propos de ce canot…, dit Philip Lombard.
Blore le fixa. Les deux hommes étaient dehors, sur la terrasse.
— Je sais ce que vous pensez, Mr Lombard, fît Blore en hochant la tête. Je me suis posé la même question. Le canot devrait être ici depuis près de deux heures. Il n’est pas venu. Pourquoi ?
— Vous avez trouvé la réponse ? demanda Lombard.
— Ce n’est pas un hasard, la voilà, ma réponse. Ça fait partie du plan d’ensemble. Tout est lié.
— Il ne viendra pas, vous pensez ?
Derrière Philip Lombard, une voix s’éleva – une voix irritée, impatiente :
— Ce canot n’est pas prêt d’arriver !
Tournant légèrement ses épaules carrées, Blore observa d’un air songeur celui qui venait de parler :
— Vous pensez vous aussi qu’il ne viendra pas, mon général ?
— Évidemment qu’il ne viendra pas ! répliqua le général Macarthur. Nous comptons sur ce bateau pour quitter l’île. Tout est là, justement. Nous n’allons pas quitter l’île… Aucun de nous ne partira d’ici… C’est la fin, vous comprenez ? La fin de tout…
Après avoir hésité, il ajouta d’une voix grave, étrange :
— C’est ça la paix… la vraie paix. Arriver au bout de sa route… ne pas avoir à continuer… Oui, la paix…
Il tourna brusquement les talons. Quittant la terrasse, il s’engagea dans la pente qui descendait doucement vers la mer et se dirigea en diagonale vers l’extrémité de l’île, où un chapelet de rochers émergeait de l’eau.
Il marchait d’un pas incertain, comme un homme qui dormirait éveillé.
— En voilà encore un qui déraille ! commenta Blore. Ça m’a l’air bien parti pour qu’on prenne tous le même chemin.
— Pas vous, Blore, dit Philip Lombard. Parce que, ça, ça m’en boucherait un coin.
L’ex-inspecteur éclata de rire :
— Il en faudrait beaucoup pour me faire perdre la boule.
Il ajouta, pince-sans-rire :
— Je ne vous vois pas non plus prendre ce chemin, Mr Lombard.
— Je me sens tout ce qu’il y a de plus sain d’esprit pour l’instant, je vous remercie, répliqua Philip Lombard.

*

Arrivé sur la terrasse, le Dr Armstrong hésita. À sa gauche se tenaient Blore et Lombard. À sa droite, Wargrave, tête baissée, faisait lentement les cent pas.
Après un instant d’indécision, Armstrong se dirigea vers ce dernier.
Mais à cet instant précis, Rogers jaillit de la maison :
— Pourrais-je vous dire un mot, monsieur, je vous prie ?
Armstrong se retourna.
Ce qu’il vit le fit tressaillir.
Le visage de Rogers était ravagé de tics. Son teint plombé tirait sur le verdâtre. Ses mains tremblaient.
Cela faisait un tel contraste avec son attitude réservée de tout à l’heure que le Dr Armstrong en fut stupéfait.
— S’il vous plaît, monsieur, je voudrais vous dire un mot. À l’intérieur, monsieur.
Faisant demi-tour, le médecin regagna la maison avec le domestique affolé.
— Que se passe-t-il, mon vieux ? lui dit-il. Remettez-vous.
— Par ici, monsieur, venez par ici.
Il ouvrit la porte de la salle à manger. Le médecin y entra, suivi de Rogers qui referma la porte derrière lui.
— Eh bien, s’enquit Armstrong, qu’est-ce qui vous arrive ?
Rogers avait la gorge contractée. Il déglutit avec peine et bredouilla :
— Il se passe des choses que je ne comprends pas, monsieur.
— Des choses ? Quelles choses ? grinça Armstrong.
— Vous allez croire que je suis devenu fou, monsieur. Vous allez me dire que ce n’est rien. Mais il faut y trouver une explication, monsieur. Il faut bien y trouver une explication. Parce que ça n’a pas de sens.
— Si vous me disiez de quoi il s’agit, mon vieux ? Cessez de parler par énigmes.
Rogers avala de nouveau sa salive :
— Il s’agit des petits personnages, monsieur. Au milieu de la table. Les petits personnages en porcelaine. Dix, il y en avait. Dix, je suis prêt à le jurer.
— En effet, dix, confirma Armstrong. Nous les avons comptés hier soir au dîner.
Rogers se rapprocha de lui :
— C’est justement ça, monsieur. Hier soir, quand j’ai débarrassé la table, il n’y en avait plus que neuf. Sur le moment, j’ai trouvé ça bizarre, sans plus. Et puis, ce matin, monsieur… Je ne m’en suis pas aperçu quand j’ai mis le couvert du petit déjeuner. J’étais bouleversé, j’avais la tête ailleurs, vous comprenez. Mais à l’instant, monsieur, quand je suis venu desservir… regardez par vous-même si vous ne me croyez pas. Il n’y en a plus que huit, monsieur ! Plus que huit ! Ça n’a pas de sens, n’est-ce pas ? Plus que huit…
7
Après le petit déjeuner, Emily Brent avait proposé à Vera Claythorne de retourner sur le promontoire pour guetter le bateau. Vera avait accepté.
Le vent avait fraîchi. De petites crêtes blanches apparaissaient sur la mer. Aucun bateau de pêche en vue – et pas de trace de canot à moteur.
On ne voyait pas Sticklehaven, mais seulement la colline qui dominait le village – éperon de roche rouge qui dissimulait la petite baie.
— L’homme qui nous a amenés hier avait l’air d’un individu de confiance, commenta Emily Brent. Je ne comprends pas qu’il ait tellement de retard ce matin.
Vera ne répondit pas. Elle luttait contre un sentiment de panique grandissant.
« Garde ton sang-froid, se morigéna-t-elle. Cela ne te ressemble pas. Tu as toujours eu les nerfs solides. »
Au bout d’une minute, elle dit tout haut :
— Je donnerais cher pour qu’il arrive. Je… j’ai envie de partir d’ici.
— Si vous croyez que vous êtes la seule ! répliqua Emily Brent d’un ton sec.
— Tout cela est tellement étrange…, murmura Vera, et tellement, tellement incompréhensible…
— Je m’en veux beaucoup de m’être laissé berner si facilement, tempêta la vieille demoiselle. Cette lettre est absurde, quand on y regarde à deux fois. Mais sur le moment le doute ne m’a pas effleurée – pas un instant.
— Non, bien sûr, murmura machinalement Vera.
— On a trop tendance à estimer que les choses vont de soi, dit Emily Brent.
Vera émit un long soupir tremblé :
— Vous pensez vraiment… ce que vous avez dit au petit déjeuner ?
— Soyez un peu plus précise, ma chère. À quoi au juste faites-vous allusion ?
— Vous pensez vraiment que Rogers et sa femme se sont débarrassés de la vieille dame ? fit Vera à voix basse.
Pensive, Emily Brent semblait s’abîmer dans la contemplation de la mer.
— Personnellement, j’en suis convaincue, répondit-elle enfin. Et vous ? Qu’en pensez-vous ?
— Je ne sais qu’en penser.
— Tout concourt à étayer cette hypothèse, insista Emily Brent, péremptoire. L’évanouissement de Mrs Rogers… Son mari qui laisse tomber le plateau du café, rappelez-vous. Et la façon dont il a plaidé leur cause… ça ne semblait pas sincère. Oh ! oui, je suis persuadée qu’ils ont fait le coup.
— Cet air qu’elle avait – l’air d’avoir peur de son ombre ! frémit Vera. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi effrayé… elle devait être hantée par… par le remords…
— Je me souviens d’une phrase de la Bible qui était encadrée dans ma chambre, quand j’étais petite, murmura miss Brent : « Sache que ton péché te rattrapera. » C’est très vrai, cela. « Sache que ton péché te rattrapera. »
Vera se releva avec peine.
— Mais alors, miss Brent, dit-elle, mais alors, dans ce cas…
— Oui, ma chère ?
— Les autres ? Et les autres, alors ?
— Je ne vous suis pas bien.
— Toutes les autres accusations… elles n’étaient pas fondées, elles ? Pourtant, si c’est vrai pour les Rogers…
Elle s’interrompit, incapable d’exprimer clairement ses pensées chaotiques.
Emily Brent, qui avait froncé les sourcils, perdit soudain son air perplexe.
— Ah ! maintenant, je vous comprends, dit-elle. Eh bien… prenons ce Mr Lombard. Il reconnaît avoir abandonné vingt hommes à une mort certaine.
— Ce n’étaient que des indigènes…
— Noirs ou blancs, nous sommes tous frères ! répliqua Emily Brent d’un ton cassant.
« Nos frères noirs… nos frères noirs…, pensa Vera. Bon sang, je vais me mettre à hurler de rire. Je suis hystérique. Je ne suis pas dans mon état normal… »
Doctorale, Emily Brent poursuivait :
— Remarquez, certaines des accusations étaient extravagantes, voire ridicules. C’est le cas pour le juge, qui faisait simplement son devoir dans l’exercice de ses fonctions. Même chose pour l’ancien policier de Scotland Yard. Et pour moi.
Elle marqua un temps avant d’enchaîner :
— Naturellement, compte tenu des circonstances, je n’ai pas voulu m’expliquer hier soir. Ce n’était pas un sujet à débattre en présence de ces messieurs.
— Non ?
Vera l’écoutait avec intérêt. Sereine, miss Brent poursuivit :
— Béatrice Taylor était à mon service. Ce n’était pas une fille comme il faut – mais ça, je ne m’en suis avisée que trop tard. Je m’étais laissé abuser par son apparence. Elle avait de bonnes manières, elle était très propre et pleine de bonne volonté. J’étais très contente d’elle. En réalité, tout cela n’était que pure hypocrisie ! C’était une fille perdue, sans aucune moralité. Écœurant ! Au bout de quelque temps, j’ai découvert qu’elle était « dans une situation intéressante », comme on dit. (Elle s’interrompit, fronçant avec dégoût son nez délicat.) Ce fut pour moi un choc. D’autant que ses parents étaient des gens bien, qui lui avaient donné une éducation très stricte. Je suis heureuse de pouvoir dire qu’ils ne lui ont pas pardonné sa conduite.
Sans la quitter des yeux, Vera lui demanda :
— Comment cela s’est-il terminé ?
— Vous pensez bien que je ne l’ai pas gardée une heure de plus sous mon toit. Jamais on ne pourra me taxer d’indulgence pour ce qui contrevient à la morale.
Baissant la voix, Vera interrogea :
— Oui, mais comment cela s’est-il terminé… pour elle ?
— Non contente d’avoir un péché sur la conscience, répondit miss Brent, cette créature débauchée en a commis un autre, plus grave encore. Elle a mis fin à ses jours.
— Elle s’est suicidée ? chuchota Vera, frappée d’horreur.
— Oui. Elle s’est jetée dans la rivière.
Bouche bée, Vera contempla le profil calme et délicat de miss Brent. Et elle frissonna.
— Qu’avez-vous ressenti quand vous avez appris qu’elle avait fait ça ? demanda-t-elle. Vous n’avez pas eu de regrets ? Vous ne vous êtes pas sentie responsable ?
Emily Brent redressa le buste :
— Moi ? Je n’avais rien à me reprocher.
— Mais si c’est votre… dureté… qui l’a poussée à faire ça ?
Emily Brent répliqua d’un ton sec :
— C’est son inconduite, c’est le péché qu’elle avait commis qui l’y ont poussée. Si elle avait agi en fille convenable et réservée, rien de tout cela ne serait arrivé.
Elle regarda Vera bien en face. Ses yeux n’exprimaient aucune gêne, aucun remords. Ils étaient durs, pleins de sûreté de soi. Emily Brent trônait au sommet de l’île du Nègre, engoncée dans son armure de vertu.
La vieille demoiselle ne semblait soudain plus du tout passablement ridicule à Vera.
Maintenant, elle lui paraissait monstrueuse.

*

Le Dr Armstrong sortit de la salle à manger et retourna sur la terrasse.
Assis dans un fauteuil, le juge contemplait la mer avec placidité.
Un peu à l’écart, sur la gauche, Lombard et Blore fumaient en silence.
Comme précédemment, le médecin hésita un instant. Il jaugea le juge Wargrave du regard. Il voulait avoir l’avis de quelqu’un.
Il n’ignorait pas que le juge possédait un esprit aiguisé et logique. Néanmoins, il balançait. Même si c’était un cerveau, le juge Wargrave était vieux. Aux yeux d’Armstrong, la situation exigeait un homme d’action.
Il se décida :
— Lombard, je peux vous parler une minute ?
Philip tressaillit.
— Bien sûr, fit-il.
Les deux hommes quittèrent la terrasse et s’acheminèrent vers la mer.
— J’ai besoin d’une consultation, dit Armstrong lorsqu’il fut certain qu’on ne risquait plus de les entendre.
Lombard haussa les sourcils :
— Je n’ai aucune connaissance médicale, mon cher.
— Non, non, je vous parle de la situation générale.
— Alors là, c’est autre chose.
— Franchement, qu’en pensez-vous, de cette situation ? demanda Armstrong.
Lombard réfléchit une minute.
— Elle parle d’elle-même, non ? répondit-il enfin.
— Quelle est votre opinion sur la mort de cette femme ? Vous êtes d’accord avec la théorie de Blore ?
Philip souffla une bouffée de fumée :
— Elle est tout à fait plausible… prise isolément.
— Très juste.
Armstrong parut soulagé. Philip Lombard n’était pas un imbécile.
Ce dernier poursuivit :
— C’est-à-dire, si on part du principe que Mr et Mrs Rogers ont un beau jour commis un meurtre en toute impunité. Et je ne vois rien d’impossible là-dedans. Qu’est-ce qu’ils ont fait au juste, selon vous ? Ils ont empoisonné la vieille ?
— C’est peut-être plus simple que ça, répondit Armstrong d’une voix lente. Ce matin, j’ai demandé à Rogers de quoi souffrait cette miss Brady. Sa réponse m’a ouvert des horizons. Inutile d’entrer dans des détails techniques, mais on soigne certains cas de troubles cardiaques au nitrite d’amyle. En cas de crise, on casse une ampoule de nitrite qu’on fait inhaler au malade. Si on n’administre pas le nitrite d’amyle… ma foi, les conséquences risquent fort d’être fatales.
— Pas plus difficile que ça…, murmura Philip Lombard, pensif. Ça devait être… assez tentant.
Le médecin acquiesça :
— Oui, pas de geste criminel à proprement parler. Pas d’arsenic à obtenir et à administrer… rien de concret – une simple passivité ! Rogers a couru chercher un médecin en pleine nuit, et le couple avait ainsi la quasi-assurance que personne ne découvrirait jamais le pot aux roses.
— Et même si quelqu’un le découvrait, on ne pourrait jamais rien prouver contre eux, ajouta Philip Lombard.
Soudain, il fronça les sourcils :
— Mais j’y pense… voilà qui explique bien des choses.
— Je vous demande pardon ? fit Armstrong, intrigué.
— Je veux dire… que ça explique l’île du Nègre. Il y a des crimes dont on ne peut pas épingler les auteurs. Exemple : celui des Rogers. Autre exemple : celui du vieux Wargrave, qui a commis son meurtre dans les strictes limites de la loi.
— Vous croyez donc à cette histoire ? dit vivement Armstrong.
Philip Lombard sourit :
— Oh ! oui, j’y crois. Wargrave a bel et bien assassiné Edward Seton, aussi sûrement que s’il lui avait planté un stylet en plein cœur ! Mais il a eu l’intelligence de le faire en robe et perruque, du haut de sa chaire de juge. On ne peut donc pas l’épingler par les voies habituelles.
Un flash fulgurant traversa l’esprit d’Armstrong :
Meurtre à l’hôpital. Meurtre sur la table d’opération. Aucun risque… non, pas l’ombre d’un risque !
— D’où Mr O’Nyme…, était en train de dire Philip Lombard. D’où l’île du Nègre !
Armstrong prit une profonde inspiration :
— Nous arrivons là au cœur du problème. Dans quel but nous a-t-on attirés ici ?
— À votre avis ? riposta Philip Lombard.
— Revenons un instant sur la mort de cette femme, dit Armstrong avec brusquerie. Quelles sont les hypothèses possibles ? Primo : Rogers l’a tuée parce qu’il craignait qu’elle ne vende la mèche. Secundo : dans un moment d’égarement, elle a choisi l’issue la plus simple.
— Le suicide, hein ?
— Qu’est-ce que vous en dites ? demanda Armstrong.
— J’en dis que ce serait possible, oui… s’il n’y avait pas la mort de Marston, répliqua Lombard. Deux suicides en l’espace de douze heures, c’est un peu gros à avaler ! Et si vous voulez me faire croire qu’Anthony Marston, jeune chien fou sans états d’âme et pratiquement sans cervelle, a été si bouleversé d’avoir fauché deux gosses qu’il a décidé de se supprimer … eh bien, laissez-moi rire un bon coup ! D’ailleurs, comment se serait-il procuré le poison ? Pour autant que je sache, le cyanure de potassium n’est pas le genre de produit qu’on trimbale dans la poche de son veston. Mais ça, c’est votre rayon.
— Aucun individu sensé ne transporte du cyanure de potassium. Sauf s’il s’agit de quelqu’un qui veut détruire un nid de guêpes…
— Un jardinier plein d’ardeur ou un propriétaire terrien, c’est ça ? Là encore, pas Anthony Marston. À mon avis, ce cyanure mérite quelques éclaircissements. Ou bien Anthony Marston était venu ici avec l’intention de se suicider, auquel cas il avait pris ses dispositions… ou alors…
— Ou alors ?
Philip Lombard sourit de toutes ses dents :
— Pourquoi m’obliger à le dire ? Vous l’avez sur le bout de la langue ! Anthony Marston a été assassiné, évidemment.

*

Le Dr Armstrong respira à fond :
— Et Mrs Rogers ?
— Je pourrais arriver à croire – difficilement – au suicide d’Anthony s’il n’y avait pas Mrs Rogers, dit Lombard d’une voix lente. Je pourrais aussi croire – facilement – au suicide de Mrs Rogers s’il n’y avait pas Anthony Marston. Je pourrais encore croire que Rogers s’est débarrassé de sa femme… s’il n’y avait pas la mort inattendue d’Anthony Marston. En fait, ce qu’il nous faut, c’est une théorie qui explique ces deux décès si rapprochés.
— Je peux peut-être vous mettre sur la voie, dit Armstrong.
Et il expliqua comment Rogers lui avait signalé la disparition des deux figurines de porcelaine.
— Oui, les petits nègres en porcelaine…, murmura Lombard. Il y en avait dix hier soir au dîner, c’est un fait. Et vous dites qu’il n’en reste plus que huit ?
Le Dr Armstrong récita :
— Dix petits nègres s’en furent dîner,
L’un d’eux but à s’en étrangler
– n’en resta plus que neuf.
Neuf petits nègres se couchèrent à minuit,
L’un d’eux à jamais s’endormit
– n’en resta plus que huit.
Les deux hommes se regardèrent. Philip Lombard sourit et jeta sa cigarette au loin :
— Ça colle bougrement trop bien pour être une coïncidence ! Anthony Marston est mort par asphyxie – ou par étranglement – hier soir après le dîner, et la mère Rogers s’est si bien endormie… qu’elle ne s’est jamais réveillée.
— Conclusion ? demanda Armstrong.
— Conclusion, il y a une autre sorte de nègre parmi nous. Le mouton noir ! X ! Mr O’Nyme ! A.N. O’Nyme ! Le Cinglé Anonyme en Liberté !
— Ah ! fit Armstrong avec un soupir de soulagement. Nous sommes donc bien d’accord. Mais vous voyez ce qui en découle ? Rogers nous a juré qu’il n’y avait personne d’autre que nous, sa femme et lui sur cette île.
— Rogers se trompe ! Ou peut-être qu’il ment !
Armstrong secoua la tête :
— Je ne pense pas qu’il mente. Cet homme a peur. Il est aux trois quarts mort de peur.
Philip Lombard acquiesça :
— Pas de canot à moteur ce matin. Ça colle avec le reste. À l’évidence, cela fait encore partie des petites dispositions de Mr O’Nyme. L’île du Nègre doit rester isolée jusqu’à ce que Mr O’Nyme ait terminé son boulot.
Armstrong avait pâli :
— Vous vous rendez compte… que cet homme doit être fou à lier !
— Mais il y a une chose à laquelle Mr O’Nyme n’a pas pensé, décréta Philip Lombard d’un ton changé.
— Quoi donc ?
— Cette île n’est qu’un rocher plus ou moins dénudé. Nous aurons vite fait de la fouiller. Et nous ne tarderons pas à débusquer le sieur A.N. O’Nyme.
— Il doit être dangereux ! se récria le Dr Armstrong.
Philip Lombard éclata de rire :
— Dangereux ? Qui a peur du grand méchant loup ? C’est moi qui serai dangereux quand je lui mettrai la main dessus !
Après un silence, il ajouta :
— Nous avons intérêt à mettre Blore dans le coup. Il nous sera utile pour l’épingler. Pas question d’en parler aux femmes. Quant aux autres, le général est gâteux et le seul talent du vieux Wargrave, c’est l’inertie sentencieuse. À nous trois, nous serons bien assez grands garçons pour nous en tirer.

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