Dix petits nègres d’ Agatha Christie

Blore fut le premier à se ressaisir :
— Désolé, euh… Rogers. Nous avons entendu quelqu’un bouger là-dedans et nous nous sommes dit que… euh…
Il se tut.
— Je vous prie de m’excuser, messieurs, dit Rogers. Je déménageais mes affaires. Je pense que vous ne verrez pas d’objection à ce que je prenne une des chambres libres à l’étage au-dessous ? La plus petite.
Comme c’était à lui que le domestique s’adressait, Armstrong répondit :
— Bien sûr. Bien sûr. Ne vous interrompez pas pour nous.
Il évita de regarder la silhouette, recouverte d’un drap, qui gisait sur le lit.
— Je vous remercie, monsieur, dit Rogers.
Les bras chargés de ses affaires, il sortit de la pièce et descendit l’escalier.
Armstrong s’approcha du lit et, soulevant le drap, regarda le visage paisible de la morte. Ses traits n’exprimaient plus la peur. Simplement le néant.
— Dommage que je n’aie pas mon matériel ici, commenta Armstrong. J’aurais bien voulu savoir de quelle drogue il s’agissait.
Il se tourna vers les deux autres :
— Finissons-en. Je donnerais ma tête à couper que nous ne trouverons rien.
Blore se débattait avec les verrous d’un « trou d’homme ».
— Ce gars-là se déplace quand même de façon bougrement silencieuse, grommela-t-il. Il y a deux minutes, nous l’avons vu sur la terrasse. Et personne ne l’a entendu monter.
— C’est sans doute pour ça que nous avons cru qu’il y avait un intrus qui s’agitait ici, déclara Lombard.
Blore disparut dans un caverneux trou noir. Lombard sortit une lampe-torche de sa poche et le suivit.
Cinq minutes plus tard, trois hommes émergeaient sous les combles. Ils étaient sales, couverts de toiles d’araignées, lugubres.
A part eux huit, il n’y avait personne sur l’île.
9
— Ainsi, nous nous sommes fourré le doigt dans l’œil, dit Lombard d’une voix lente. Fourré le doigt dans l’œil sur toute la ligne ! Nous avons bâti de toutes pièces un cauchemar, échafaudé une théorie délirante – et tout ça à cause de la banale coïncidence de deux décès !
— N’empêche que l’argument de base tient toujours, déclara gravement Armstrong. Je suis médecin, et je m’y connais en suicides. Anthony Marston n’était pas du genre à se tuer.
— Ça ne pourrait pas avoir été un accident, par hasard ? lâcha Lombard sans trop y croire.
Blore émit un grognement peu convaincu :
— Fichtrement bizarre, comme accident.
Un silence suivit.
— Pour ce qui est de la femme…, reprit Blore qui s’interrompit aussitôt.
— Mrs Rogers ?
— Oui. Dans son cas, il est possible qu’il se soit agi d’un accident, non ?
— Un accident ? répéta Philip Lombard. Comment ça ?
Blore parut un peu embarrassé. Son visage rouge brique prit une teinte plus soutenue.
— Écoutez, docteur, bredouilla-t-il, vous lui avez bien donné une drogue… ?
Armstrong le regarda avec étonnement :
— Une drogue ? Qu’est-ce que vous entendez par là ?
— Hier soir. Vous avez dit vous-même que vous lui aviez donné quelque chose pour la faire dormir.
— Ah ! oui… Un calmant inoffensif.
— Quoi, exactement ?
— Une légère dose de trional. Un produit parfaitement bénin.
Blore devint encore plus rouge :
— Écoutez… je n’irai pas par quatre chemins… Vous ne lui en auriez pas administré une trop forte dose, des fois ?
— Je ne vois pas où vous voulez en venir ! s’emporta le Dr Armstrong.
— Ce n’est pas envisageable, que vous ayez commis une erreur ? insista Blore. Ce sont pourtant des choses qui arrivent, pas vrai ?
— Jamais de la vie ! répliqua Armstrong, acerbe. C’est une supposition absurde.
Il s’interrompit un instant avant d’ajouter, d’un ton mordant :
— Ou peut-être insinuez-vous que je lui en aurais donné trop… exprès ?
Philip Lombard s’interposa :
— Dites donc, vous deux, gardons la tête froide. Ne commençons pas à lancer des accusations à tort et à travers.
— Je suggérais seulement que le docteur avait pu commettre une erreur.
Le Dr Armstrong se força à sourire et découvrit ses dents en un rictus dépourvu de gaieté :
— Les médecins ne peuvent pas se permettre ce genre d’erreurs, mon ami.
— À en croire le disque d’hier soir, ce ne serait pas la première que vous auriez commise ! dit Blore en détachant ses mots.
Armstrong blêmit.
— À quoi rime cette agressivité ? riposta Philip Lombard, exaspéré. Nous sommes tous dans le même bateau. Nous devons nous serrer les coudes. D’ailleurs, et votre histoire de faux serment, qu’est-ce que vous en faites ?
Blore fit un pas en avant, les poings serrés.
— Faux serment, tu parles ! gronda-t-il d’une voix sourde. C’est un mensonge dégueulasse ! Vous pouvez toujours essayer de me faire taire, Mr Lombard, mais il y a certaines choses que j’aimerais bien savoir… et l’une d’elles vous concerne !
Lombard haussa les sourcils :
— Me concerne, moi ?
— Je veux, oui ! J’aimerais bien savoir pourquoi vous avez apporté un revolver ici, où vous étiez censé être en villégiature chez des amis.
— Vous tenez vraiment à le savoir ?
— Oui, Mr Lombard, j’y tiens.
— Vous voulez que je vous dise un truc, Blore ? repartit Lombard de façon inattendue. Eh bien, vous êtes loin d’être aussi bête que vous en avez l’air.
— Ça n’est pas impossible. Alors, ce revolver ?
Lombard sourit :
— Je l’ai apporté parce que je m’attendais à tomber dans un panier de crabes.
— Vous ne nous avez pas raconté ça hier soir, dit Blore d’un ton soupçonneux.
Lombard secoua la tête.
— Vous nous avez caché quelque chose ? insista Blore.
— D’une certaine manière, oui, dit Lombard.
— Eh bien, allez-y ! Videz votre sac.
— Je vous ai laissés croire que j’avais été invité ici dans les mêmes conditions que la plupart d’entre vous, répondit Lombard d’une voix lente. Ce n’est pas tout à fait exact. En fait, j’ai été contacté par un petit Juif… un dénommé Morris. Il m’a proposé cent guinées pour venir ici et ouvrir l’œil – j’avais soi-disant la réputation d’être l’homme des situations… hasardeuses.
— Et alors ? le talonna Blore avec impatience.
Lombard eut un large sourire :
— C’est tout.
— Il a quand même bien dû vous en dire plus que ça ! intervint le Dr Armstrong.
— Oh ! non, rien du tout. Fermé comme une huître, le gars. C’était à prendre ou à laisser, texto. J’étais fauché. J’ai accepté.
Blore n’avait pas l’air convaincu.
— Pourquoi ne pas nous avoir dit ça hier soir ?
Lombard eut un haussement d’épaules éloquent :
— Comment savoir, très cher, si ce n’était pas précisément en vue de cette soirée que je me trouvais ici ? Dans le doute, j’ai adopté un profil bas et raconté une histoire passe-partout.
— Mais maintenant… vous voyez les choses autrement ? susurra le Dr Armstrong, finaud.
L’expression de Lombard se modifia. Son visage s’assombrit, se durcit.
— Oui, dit-il. Je crois maintenant que je suis logé à la même enseigne que vous. Ces cent guinées n’étaient que le croûton de fromage que me tendait Mr O’Nyme pour m’attirer dans le piège comme les copains.
Il articula :
— Car nous sommes pris au piège… J’en mettrais ma main au feu ! La mort de Mrs Rogers… celle de Tony Marston… les petits nègres qui disparaissent de la table de la salle à manger ! Oh oui, la main de Mr O’Nyme est bien visible… mais où diable se cache Mr O’Nyme lui-même ?
En bas, un coup de gong solennel annonça le déjeuner.

*

Rogers se tenait près de la porte de la salle à manger. Voyant les trois hommes descendre l’escalier, il s’avança vers eux.
— J’espère que le déjeuner ne vous décevra pas trop, dit-il d’une voix sourde et anxieuse. Il y a du jambon et de la langue en gelée, et j’ai fait des pommes de terre à l’eau. Il y a aussi du fromage, des gâteaux secs et des fruits en conserve.
— Ça m’a l’air parfait, approuva Lombard. Il reste donc des provisions ?
— Il y en a des quantités, monsieur… des boîtes de conserve. Le garde-manger est remarquablement garni. Il faut bien, monsieur, parce que, sur une île, on peut être coupé de la côte un bon bout de temps.
Lombard acquiesça sans mot dire.
Tout en suivant les trois hommes dans la salle à manger, Rogers murmura :
— Ça me soucie que Fred Narracott ne soit pas venu aujourd’hui. C’est particulièrement fâcheux.
— Oui, dit Lombard. « Particulièrement fâcheux » est le mot de la situation.
Miss Brent arriva. Elle avait laissé tomber une pelote de laine qu’elle rembobinait avec soin.
— Le temps change, fit-elle remarquer en s’asseyant à table. Il y a beaucoup de vent et la mer moutonne de manière inquiétante.
Le juge Wargrave fît son entrée. Il marchait d’un pas lent et mesuré. Sous ses sourcils broussailleux, il lançait de brefs coups d’œil aux autres convives :
— Vous avez eu une matinée très active, ce me semble.
Il y avait dans sa voix un soupçon de plaisir malin.
Vera Claythorne arriva en courant, légèrement hors d’haleine.
— J’espère que je ne vous ai pas fait attendre, dit-elle vivement. Est-ce que je suis en retard ?
— Vous n’êtes pas la dernière, répondit Emily Brent sur un ton pincé. Le général n’est pas encore là.
Ils s’assirent autour de la table.
Rogers s’adressa à miss Brent :
— Voulez-vous commencer, mademoiselle, ou préférez-vous attendre ?
— Le général Macarthur est en bas, sur le rivage, dit Vera. De toute façon, il n’a sans doute pas entendu le gong. Il… il a un peu la tête ailleurs, aujourd’hui.
— Je vais aller le prévenir que le déjeuner est servi, s’empressa Rogers.
Le Dr Armstrong bondit sur ses pieds.
— J’y vais, dit-il. Commencez sans nous.
Il sortit. Sur le seuil, il entendit encore la voix de Rogers :
— Prendrez-vous du jambon ou de la langue, mademoiselle ?

*

Les cinq personnes assises autour de la table semblaient avoir du mal à trouver un sujet de conversation. Dehors, le vent soufflait en brusques rafales, puis s’apaisait.
— Il va y avoir de la tempête, dit Vera en réprimant un frisson.
Blore apporta sa contribution à la conversation :
— Il y avait un vieux bonhomme, hier, dans le train de Plymouth. Il n’arrêtait pas de dire qu’il allait y avoir un grain. C’est incroyable comme ils connaissent le temps, ces vieux loups de mer.
Rogers fit le tour de la table pour ramasser les assiettes.
Soudain, la vaisselle dans les mains, il se figea.
— Il y a quelqu’un qui court… dit-il d’une voix étrange, effrayée.
Ils l’entendaient tous : un bruit de pas précipités sur la terrasse.
Ils comprirent aussitôt – ils comprirent avant même qu’on le leur dise…
Mus par un même réflexe, ils se levèrent et regardèrent en direction de la porte.
Le Dr Armstrong apparut, hors d’haleine :
— Le général Macarthur…
— Mort !
Le mot, tel un cri, avait jailli de la poitrine de Vera.
— Oui, il est mort…, dit Armstrong.
Un silence suivit. Un long silence.
Sept personnes se regardaient sans trouver quoi dire.

*

La tempête éclata à l’instant où l’on faisait franchir au corps du vieillard le seuil de la maison.
Les autres se tenaient dans le hall.
Soudain, le vent se mit à mugir, et la pluie s’abattit en crépitant.
Tandis que Blore et Armstrong montaient l’escalier avec leur fardeau, Vera Claythorne se détourna brusquement et entra dans la salle à manger déserte.
La pièce était telle qu’ils l’avaient laissée. Le dessert, qu’on n’avait pas touché, attendait sur le buffet.
Vera s’approcha de la table. Deux minutes plus tard, elle était toujours là, figée dans son immobilité, quand Rogers entra sans bruit.
Il tressaillit en la voyant. Ses yeux posaient une question muette.
— Oh ! mademoiselle, balbutia-t-il, je… je venais juste voir…
D’une voix forte, âpre, qui la surprit elle-même, Vera l’interrompit :
— Vous avez raison, Rogers. Regardez par vous-même. « N’en reste plus que sept… »

*

On avait allongé le général Macarthur sur son lit.
Après un dernier examen, Armstrong sortit de la chambre et descendit. Il trouva les autres rassemblés dans le salon.
Miss Brent tricotait. Vera Claythorne, postée devant la fenêtre, contemplait la pluie qui fouettait les carreaux. Blore était carré dans un fauteuil, les mains sur les genoux. Lombard tournait en rond comme un ours en cage. A l’autre bout de la pièce, le juge Wargrave, les yeux mi-clos, trônait dans une bergère à oreilles.
Ses paupières se soulevèrent à l’entrée du médecin.
— Alors, docteur ? s’enquit-il d’une voix mordante.
Armstrong était blafard :
— Pas question de crise cardiaque ni de quoi que ce soit du même genre. Macarthur a été frappé à la nuque avec une matraque ou un objet similaire.
Un léger murmure courut à la ronde, et on entendit de nouveau la petite voix précise du juge :
— Avez-vous retrouvé l’arme en question ?
— Non.
— Vous êtes néanmoins certain de ce que vous avancez ?
— Absolument certain.
— Nous savons donc désormais à quoi nous en tenir, déclara posément le juge Wargrave.
Pour ce qui était de savoir qui prenait la situation en main, il ne subsistait guère non plus de doute. Toute la matinée, Wargrave était resté blotti dans son fauteuil, sur la terrasse, étranger à toute activité apparente. À présent, il assumait la direction des opérations avec l’aisance née d’une longue pratique de l’autorité. Incontestablement, c’était lui qui présidait le tribunal.
Il s’éclaircit la gorge et reprit la parole :
— Ce matin, messieurs, pendant que je me reposais sur la terrasse, j’ai été témoin de votre déploiement d’activité. Le but que vous poursuiviez allait de soi. Vous exploriez l’île à la recherche d’un meurtrier inconnu. C’est bien cela ?
— En effet, monsieur, répondit Philip Lombard.
Le juge poursuivit :
— Sans doute êtes-vous parvenu à la même conclusion que moi… à savoir que la mort d’Anthony Marston et celle de Mrs Rogers ne sont ni des accidents ni des suicides. De même, avez-vous certainement abouti à une seconde conclusion, qui concerne le but poursuivi par Mr O’Nyme en nous attirant sur cette île ?
— C’est un fou ! Un maboul ! s’écria Blore d’une voix âpre.
Le juge toussota :
— Cela, c’est une quasi-certitude. Mais qui ne change rien au problème. Notre principal souci doit être de… d’assurer notre sauvegarde.
— Il n’y a personne sur l’île, je vous dis, fit Armstrong d’une voix tremblante. Personne !
Le juge se caressa la mâchoire.
— Au sens où vous l’entendez, en effet, dit-il doucement. Je suis moi-même parvenu à cette conclusion ce matin de bonne heure. J’aurais pu vous dire que vos recherches seraient vaines. Néanmoins, je suis absolument persuadé que « Mr O’Nyme » – pour reprendre le nom qu’il s’est choisi – est bel et bien sur l’île. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Étant donné la nature de son projet, qui consiste ni plus ni moins à punir certains individus pour des délits où la justice est impuissante, il n’avait qu’un seul moyen de mettre ce projet à exécution. Mr O’Nyme ne pouvait venir sur l’île du Nègre que d’une seule manière.
» C’est clair comme le jour. Mr O’Nyme est l’un d’entre nous…

*

— Oh ! non, non, non…
C’était Vera qui avait laissé échapper cette plainte – presque un sanglot.
Le juge braqua sur elle un regard acéré :
— Ma chère mademoiselle, il est grand temps de regarder la réalité en face. Nous courons tous un grave danger. L’un de nous est A.N. O’Nyme. Et nous ne savons pas qui. Sur les dix personnes qui sont venues ici, trois sont définitivement hors de cause. Anthony Marston, Mrs Rogers et le général Macarthur ne peuvent plus être soupçonnés. Nous ne sommes plus que sept. L’un de ces sept-là est – si j’ose m’exprimer ainsi – un petit nègre bidon.
Il s’interrompit et regarda à la ronde :
— Puis-je considérer que vous partagez tous mon analyse ?
— C’est inouï…, murmura Armstrong, mais vous avez probablement raison.
— Ça ne fait aucun doute, renchérit Blore. Et si vous voulez mon avis, j’ai dans l’idée que…
D’un geste vif, le juge Wargrave l’interrompit :
— Nous allons y venir. Pour le moment, tout ce que je souhaite, c’est établir que nous sommes bien d’accord sur ces bases.
— Votre raisonnement paraît logique, décréta Emily Brent sans cesser de tricoter. Je pense en effet que l’un d’entre nous est possédé du démon.
— Je n’arrive pas à y croire…, murmura Vera. Je n’y arrive pas…
— Lombard ? questionna Wargrave.
— Je suis d’accord, monsieur. À cent pour cent.
Le juge inclina la tête d’un air satisfait :
— À présent, examinons les indices. Tout d’abord, avons-nous des raisons de soupçonner quelqu’un en particulier ? Je crois, Mr Blore, que vous avez quelque chose à dire.
Blore respirait avec difficulté.
— Lombard a un revolver, déclara-t-il. Il nous a raconté des histoires, hier soir. Il l’a reconnu lui-même.
Philip Lombard eut un sourire méprisant :
— J’ai l’impression que je ferais aussi bien de m’expliquer encore une fois.
Ce qu’il fit, de manière brève et concise.
— Où sont vos preuves ? tonna Blore. Il n’y a rien pour corroborer votre histoire.
Le juge toussota.
— Malheureusement, dit-il, nous sommes tous dans le même cas. Nous n’avons que notre parole à offrir.
Il se pencha en avant :
— Aucun d’entre vous n’a encore saisi le côté très particulier de notre situation. À mon sens, il n’y a qu’une seule manière de procéder. Sur la base des éléments dont nous disposons, y a-t-il quelqu’un qui puisse être mis hors de cause ?
— Je suis un médecin réputé, intervint vivement le Dr Armstrong. La seule idée qu’on puisse me soupçonner de…
D’un geste, le juge coupa encore une fois la parole à son interlocuteur pour dire de sa petite voix froide et précise :
— Je suis, moi aussi, un magistrat réputé ! Hélas ! cher monsieur, cela ne prouve rigoureusement rien ! On a déjà vu des médecins devenir fous. Des juges aussi… Ainsi que des policiers ! ajouta-t-il en regardant Blore.
— En tout cas, dit Lombard, j’imagine que vous laissez les femmes de côté ?
Le juge haussa les sourcils.
— Dois-je comprendre que, pour vous, les femmes ne sauraient être atteintes de folie homicide ? dit-il du fameux ton « acide » que les avocats de la défense connaissaient si bien.
— Bien sûr que non, maugréa Lombard. Mais ça paraît tout de même invraisemblable que…
Il s’interrompit. De sa même voix ténue et aigrelette, le juge Wargrave s’adressa à Armstrong :
— Je présume, Dr Armstrong, qu’une femme aurait été physiquement capable de porter le coup qui a tué ce pauvre Macarthur ?
— Tout à fait capable, répondit le médecin sans s’émouvoir. À condition de disposer de l’instrument adéquat : une matraque en caoutchouc, par exemple, ou un gourdin.
— Cela n’aurait pas exigé un effort excessif ?
— Pas du tout.
Le juge Wargrave tortilla son cou de tortue :
— Les deux autres morts sont dues à l’administration d’un poison. Ce qui, vous en conviendrez, ne requiert qu’un minimum de force physique.
— Vous êtes fou, ma parole ! s’écria Vera, furieuse.
Lentement, le juge tourna la tête. Il posa sur elle le regard détaché de l’homme habitué à soupeser ses semblables.
« Il ne voit en moi qu’un… qu’un vulgaire spécimen, songea Vera. Et… (Cette découverte lui causa une réelle surprise.) Et il ne m’aime pas beaucoup ! »
— Ma chère mademoiselle, était en train de dire le juge d’une voix mesurée, tâchez de maîtriser vos réactions. Je ne vous accuse pas.
Il s’inclina devant miss Brent :
— J’espère, mademoiselle, que je ne vous ai pas offensée en insistant sur le fait que nous sommes tous également suspects ?
Emily Brent tricotait. Elle ne leva pas la tête.
— L’idée qu’on puisse m’accuser d’avoir tué l’un de mes semblables – et à plus forte raison trois de mes semblables – est parfaitement absurde pour quiconque me connaît un tant soit peu de réputation, dit-elle d’un ton glacial. Mais je me rends fort bien compte que nous sommes des étrangers les uns pour les autres et que, dans ces conditions, aucun d’entre nous ne peut être disculpé sans preuve formelle. Comme je l’ai déjà dit, il y a un démon parmi nous.
— Nous sommes donc d’accord, déclara le juge. Le critère de la réputation ou de la situation sociale ne peut être un motif d’absolution.
— Eh bien, et Rogers ? demanda Lombard.
Le juge le regarda sans ciller :
— Eh bien quoi, Rogers ?
— À mon avis, il semble à exclure d’emblée.
— Vraiment ? répliqua le juge Wargrave. Et pour quels motifs ?
— Primo, il n’a pas assez de plomb dans la tête, répondit Lombard. Secundo, sa femme est une des victimes.
De nouveau, le juge haussa les sourcils :
— Au cours de ma carrière, jeune homme, des maris ont comparu devant moi, accusés du meurtre de leur femme… et ont été reconnus coupables.
— Oh ! je suis d’accord. Assassiner sa femme, ça n’est pas invraisemblable – c’est même quasiment… naturel, si on veut aller par là ! Mais pas dans le cas particulier ! Je peux imaginer Rogers tuant sa femme parce qu’il avait peur qu’elle craque et le dénonce, ou parce qu’il ne la supportait plus, ou encore parce qu’il en pinçait pour une pouliche d’âge moins canonique… Mais je ne le vois pas en Mr O’Nyme-le-dingue, rendant une justice de timbré et commençant par sa propre femme pour un crime qu’ils ont commis ensemble.
— Vous prenez un ouï-dire pour un fait avéré, objecta le juge Wargrave. Rien ne nous prouve que Rogers et sa femme ont tramé l’assassinat de leur patronne. Il pourrait s’agir là d’une fausse accusation destinée à faire croire que Rogers se trouve dans la même situation que nous tous. La terreur de Mrs Rogers, hier soir, tenait peut-être au fait qu’elle avait compris que son mari battait la campagne.
— Bon, comme vous voudrez, admit Lombard. A.N. O’Nyme, c’est l’un de nous. Pas d’exception admise. Nous remplissons tous les conditions requises.
— Le point que je tiens à faire ressortir, déclara le juge Wargrave, c’est qu’il ne saurait y avoir d’exception fondée sur la réputation, la situation sociale ou la probabilité. Ce qu’il nous faut examiner maintenant, c’est l’éventualité d’éliminer une ou plusieurs personnes sur la base des faits. En clair, y a-t-il parmi nous une ou plusieurs personnes qui n’ont pas eu la possibilité d’administrer du cyanure à Anthony Marston, une trop forte dose de somnifère à Mrs Rogers, et qui n’ont pas eu l’occasion d’assener le coup qui a tué le général Macarthur ?
Les traits épais de Blore s’illuminèrent Il se pencha en avant.
— Ça, monsieur, c’est parlé ! dit-il. La voilà, la bonne méthode ! Voyons voir. Dans le cas du petit Marston, je ne crois pas qu’on arrivera à grand-chose. On a déjà suggéré que quelqu’un aurait pu verser le poison, de l’extérieur, avant qu’il ne remplisse son verre pour la dernière fois. Une personne présente dans la pièce aurait pu le faire encore plus facilement. Je ne me souviens pas si Rogers était dans le salon à ce moment-là, mais tous les autres étaient à pied d’œuvre.
Il marqua un temps avant de poursuivre :
— Prenons maintenant Mrs Rogers. Ceux qui émergent du lot, cette fois-ci, ce sont le mari et le médecin. Pour l’un comme pour l’autre, c’était simple comme bonjour.
Armstrong se leva d’un bond. Il tremblait :
— Je proteste… cette accusation est absolument injustifiée ! Je jure que la dose que j’ai administrée à cette femme était parfaitement…
— Dr Armstrong !
La petite voix aigre était impérieuse. Avec un haut-le-corps, le médecin s’interrompit au milieu de sa phrase. La petite voix poursuivit avec froideur :
— Votre indignation est bien naturelle. Vous devez néanmoins admettre qu’il faut regarder les choses en face. Vous comme Rogers, vous auriez pu administrer la dose fatale sans la moindre difficulté. Considérons maintenant la situation des autres personnes présentes. Quelle possibilité ai-je eue, ont eue l’inspecteur Blore, miss Brent, miss Claythorne et Mr Lombard d’administrer le poison ? Peut-on éliminer catégoriquement l’un ou l’autre d’entre nous ? … Je ne le pense pas.
— Je ne l’ai même pas approchée, cette femme ! s’exclama Vera, ivre de rage. Vous en êtes tous témoins.
Le juge Wargrave attendit une minute avant de poursuivre :
— Pour autant que ma mémoire soit fidèle, les faits sont les suivants – corrigez-moi si je me trompe. Anthony Marston et Mr Lombard ont transporté Mrs Rogers sur le divan, et le Dr Armstrong l’a auscultée. Il a envoyé Rogers chercher du cognac. On a alors soulevé la question de savoir d’où provenait la voix que nous venions d’entendre. Nous sommes tous passés dans la pièce voisine, à l’exception de miss Brent qui est restée dans le salon… seule avec la femme évanouie.
Des plaques rouges marbrèrent les joues d’Emily Brent. Elle s’arrêta de tricoter :
— Cette insinuation est monstrueuse !
Impitoyable, la petite voix poursuivit :
— Lorsque nous sommes revenus dans le salon, miss Brent, vous étiez penchée sur Mrs Rogers.
— La compassion la plus élémentaire serait-elle un crime ? demanda Emily Brent.
— Je me contente d’établir les faits, rétorqua le juge Wargrave. Rogers est arrivé sur ces entrefaites avec le cognac – que, naturellement, il aurait pu empoisonner avant d’entrer dans la pièce. On a fait boire le cognac à Mrs Rogers et, peu après, son mari et le Dr Armstrong l’ont aidée à monter se coucher. Là, le Dr Armstrong lui a donné un sédatif.
— C’est bien comme ça que ça s’est passé ! jubila bruyamment Blore. Exactement comme ça. Ce qui exclut le juge, Mr Lombard, miss Claythorne et moi-même.
Le juge Wargrave le considéra d’un œil froid.
— Ah, vous croyez ? murmura-t-il. Nous devons prendre en compte toutes les possibilités.
Blore ouvrit des yeux ronds :
— Je ne vous suis pas.
— Là-haut, dans sa chambre, Mrs Rogers est couchée sur son lit, expliqua le juge Wargrave. Le sédatif que le médecin lui a donné commence à agir. Elle est vaguement somnolente, apathique. Supposez qu’à ce moment-là on frappe à sa porte et que quelqu’un entre en lui apportant, mettons, un comprimé ou une potion, avec la prétendue consigne suivante : « Le docteur vous demande de prendre ça. » Croyez-vous vraiment qu’elle ne l’aurait pas avalé docilement, sans se poser de questions ?
Il y eut un silence. Blore agitait les pieds et fronçait les sourcils.
— Je ne crois pas un instant à cette histoire, dit Philip Lombard. D’ailleurs, aucun de nous n’a quitté cette pièce durant les heures qui ont suivi. Il y a eu la mort de Marston et tout le reste.
— Quelqu’un aurait pu se faufiler hors de sa chambre… plus tard, fit observer le juge.
— Mais à ce moment-là, Rogers aurait été là-haut, objecta Lombard.
Le Dr Armstrong intervint.
— Non, dit-il. Rogers était descendu ranger la salle à manger et l’office. N’importe qui aurait pu en profiter pour monter dans la chambre de Mrs Rogers sans être vu.
— Tout de même, docteur, fit remarquer Emily Brent, avec la drogue que vous lui aviez donnée, elle devait être profondément endormie, non ?
— Selon toute vraisemblance, oui. Mais ce n’est pas une certitude. Tant qu’on n’a pas prescrit plusieurs fois un médicament à un malade, on ne peut pas prévoir comment il réagira. Dans certains cas, un sédatif peut mettre très longtemps à agir. Cela dépend de l’idiosyncrasie du patient.
— Évidemment, remarqua Lombard, vous avez tout intérêt à dire ça, docteur. Ça arrange bien vos affaires, pas vrai ?
De nouveau, le regard d’Armstrong s’empourpra de colère.
Mais la petite voix froide et objective lui figea de nouveau les mots sur les lèvres :
— Récriminer ne saurait nous servir à rien. Nous devons nous en tenir aux faits. Il est établi, je pense, que ce que je viens de supposer a effectivement pu se produire. La probabilité est faible, j’en conviens ; mais, là encore, tout dépend de la personne qui serait montée. L’apparition de miss Brent ou de miss Claythorne n’aurait suscité aucun étonnement chez la malade. Je reconnais qu’en revanche, une visite de Mr Blore, de Mr Lombard ou de moi-même aurait semblé pour le moins insolite ; je pense néanmoins que cela n’aurait pas vraiment éveillé les soupçons de la victime.
— Et tout ça, fit Blore, ça nous mène… où ?

*

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