Journal d’Anne Franck

SAMEDI 3 OCTOBRE 1942

Chère Kitty,

Hier, ils m’ont tous taquinée parce que j’étais allongée à côté de M. Van Daan sur son lit. Si jeune, quelle honte ! et autres réflexions du même genre. C’est d’un goût ! Jamais je ne voudrais dormir avec M. Van Daan, dans le sens le plus courant bien sûr.

Hier, nous avons eu un nouvel accrochage et maman s’est mise dans tous ses états, elle a raconté tous mes péchés à papa et a éclaté en sanglots. Moi aussi bien sûr et j’avais déjà si mal à la tête. J’ai fini par dire à papa que je l’aime, lui, beaucoup plus que maman, il m’a répondu que cela me passerait, mais je n’en crois rien. Je ne peux pas supporter maman et je dois me faire violence pour ne pas la rabrouer sans arrêt et garder mon calme, je pourrais la gifler, je ne comprends pas pourquoi j’ai une telle aversion pour elle. Papa a dit que quand maman ne se sent pas bien ou a mal à la tête, je devrais proposer de moi-même de l’aider, mais je ne le ferai pas car je ne l’aime pas, et puis ça ne me vient pas du cœur. Je peux très bien m’imaginer que maman mourra un jour, mais si papa devait mourir, je ne m’en remettrais jamais. C’est vraiment très méchant de ma part, mais c’est ainsi que je le sens. J’espère que maman ne lira jamais ceci, ni tout le reste.

Je suis en train de lire L’Enfance d’Eva, de Nico van Suchtelen, je ne vois pas grande différence entre les romans pour jeunes filles et ce livre. Eva croyait que les enfants poussent sur les arbres comme des pommes, et que la cigogne vient les cueillir quand ils sont mûrs pour les apporter aux mamans. Mais la chatte de son amie a eu des petits qui sont sortis de son ventre, alors elle a pensé que la chatte, comme les poules, pond des œufs et les couve, et que les mamans qui attendent un bébé vont quelques jours à l’avance en haut et pondent un œuf pour le couver ensuite ; quand l’enfant est né, les mamans sont encore un peu faibles d’être restées accroupies aussi longtemps. Eva voulait un enfant elle aussi, alors elle a pris une écharpe de laine et l’a étalée sur le sol pour que l’œuf y tombe, puis elle s’est accroupie et s’est mise à pousser. Elle a commencé à glousser, mais pas d’œuf. Finalement, après une longue attente, il est sorti quelque chose, mais pas un œuf, une saucisse. Eva avait tellement honte ! Et elle croyait qu’elle était malade. C’est drôle, non ? Dans L’Enfance d’Eva, il est aussi question de vendre le corps de femmes dans des ruelles en échange d’un tas d’argent. Je mourrais de honte à la place de ce genre de type. Et puis, on raconte qu’Eva a eu ses premières règles, moi j’ai vraiment hâte, au moins je serai adulte.

Papa recommence à ronchonner et menace de me confisquer mon journal, oh, frayeur insurmontable ! À partir de maintenant, je vais le cacher.

Anne Frank

MERCREDI 7 OCTOBRE 1942

Je rêve que… je vais en Suisse. Papa et moi dormons dans la même chambre et le bureau des garçons [les cousins, Bernhard et Stephan] devient ma pièce personnelle où je me tiens et reçois mes visites. On m’a fait une surprise en y installant un ameublement entièrement neuf avec guéridon, bureau, fauteuils et divan, le luxe, quoi. Au bout de quelques jours, papa me donne 150 florins, en argent suisse bien sûr, mais je parlerai en florins, et me dit qu’avec cette somme, je n’ai qu’à acheter tout ce que je juge nécessaire, pour moi toute seule, je peux la dépenser tout de suite (ensuite j’aurai 1 florin chaque semaine et je pourrai acheter ce que je voudrai). Je pars faire mes courses avec Bernd et j’achète :

3 chemisiers d’été à 0,50 fl = 1,50 florin

3 pantalons d’été à 0,50 fl = 1,50 florin

3 chemisiers d’hiver à 0,75 fl = 2,25 florins

3 pantalons d’hiver à 0,75 fl = 2,25 florins

2 jupons à 0,50 fl = 1 florin

2 soutiens-gorge (petite taille) à 0,50 fl = 1 florin

5 pyjamas à 1 fl = 5 florins

1 peignoir d’été à 2,50 fl = 2,50 florins

1 peignoir d’hiver à 3 fl = 3 florins

2 liseuses à 0,75 fl = 1,50 florin

1 petit coussin à 1 fl = 1 florin

1 paire de chaussons d’été à 1 fl = 1 florin

1 paire de chaussons d’hiver à 1,50 fl = 1,50 florin

1 paire de chaussures d’été (école) à 1,50 fl = 1,50 florin

1 paire de chaussures d’été (belles) à 2 fl = 2 florins

1 paire de chaussures d’hiver (école) à 2,50 fl = 2,50 florins

1 paire de chaussures d’hiver (belles) à 3 fl = 3 florins

2 tabliers à 0,50 fl = 1 florin

25 mouchoirs à 0,05 fl = 1,25 florin

4 paires de bas de soie à 0,75 fl = 3 florins

4 paires de chaussettes longues à 0,50 fl = 2 florins

4 paires de socquettes à 0,25 fl = 1 florin

2 paires de bas épais à 1 fl = 2 florins

3 pelotes de laine blanche (caleçon, bonnet) = 1,50 florin

3 pelotes de laine bleue (pull, jupe) = 1,50 florin

3 pelotes de laine de couleur (bonnet, écharpe) = 1,50 florin

châles, ceintures, collerettes, boutons = 1,25 florin

Et aussi 2 robes pour la classe (été), 2 robes pour la classe (hiver), 2 belles robes (été), 2 belles robes (hiver), 1 jupe d’été, 1 belle jupe d’hiver, 1 jupe d’hiver pour la classe, 1 imperméable, 1 manteau d’été, 1 manteau d’hiver, 2 chapeaux, 2 bonnets.

Au total 108 florins.

2 sacs, 1 robe de patinage, 1 paire de patins à glace avec les chaussures, 1 boîte (avec poudre, crème nourrissante, crème granuleuse, démaquillant, huile solaire, coton, boîte de pansements, rouge à joues, rouge à lèvres, crayon à sourcils, sels de bain, talc, eau de Cologne, savon, houppette).

Et puis aussi 4 tricots à 1,50 fl, 4 corsages à 1 fl, divers articles à 10 fl et livres, petits cadeaux 4,50 florins.

VENDREDI 9 OCTOBRE 1942

Chère Kitty,

Aujourd’hui, je n’ai que des nouvelles sinistres et déprimantes à te donner. Nos nombreux amis et connaissances juifs sont emmenés par groupes entiers. La Gestapo ne prend vraiment pas de gants avec ces gens, on les transporte à Westerbork, le grand camp pour juifs en Drenthe, dans des wagons à bestiaux. Miep nous a parlé de quelqu’un qui s’est échappé de Westerbork. Westerbork doit être épouvantable. On ne donne presque rien à manger aux gens, et encore moins à boire. Ils n’ont de l’eau qu’une heure par jour et un W.C. et un lavabo pour plusieurs milliers de personnes. Ils dorment tous ensemble, hommes, femmes et enfants ; les femmes et les enfants ont souvent la tête rasée. Il est presque impossible de fuir. Les gens du camp sont tous marqués par leurs têtes rasées et pour beaucoup aussi par leur physique juif.

S’il se passe déjà des choses aussi affreuses en Hollande, qu’est-ce qui les attend dans les régions lointaines et barbares où on les envoie ? Nous supposons que la plupart se font massacrer. La radio anglaise parle d’asphyxie par les gaz ; c’est peut-être la méthode d’élimination la plus rapide.

Je suis complètement bouleversée. Miep raconte toutes ces horreurs de façon si poignante, elle est elle-même très agitée. L’autre jour, par exemple, une vieille femme juive paralysée était assise devant sa porte, elle attendait la Gestapo qui était allée chercher une voiture pour la transporter. La pauvre vieille était terrifiée par le bruit des tirs qui visaient les avions anglais et les éclairs aveuglants des projecteurs. Pourtant Miep n’a pas osé la faire entrer, personne ne l’aurait fait. Ces messieurs les Allemands ne sont pas avares de punitions.

Bep n’est pas très gaie non plus, son fiancé doit partir en Allemagne. Chaque fois que des avions survolent nos maisons, elle tremble que leur cargaison de bombes, qui va souvent jusqu’à un million de kilos, ne tombe sur la tête de Bertus.

Des plaisanteries du genre : il n’en recevra sans doute pas un million et une seule bombe suffit, me paraissent un peu déplacées. Bertus est loin d’être le seul à partir, tous les jours des trains s’en vont, bondés de jeunes gens. Lorsqu’ils s’arrêtent à une gare sur le trajet, ils essaient parfois de se glisser hors du train et de se cacher ; un petit nombre d’entre eux y réussit peut-être.

Je n’ai pas fini ma complainte. As-tu déjà entendu parler d’otages ? C’est leur dernière trouvaille en fait de punition pour les saboteurs. C’est la chose la plus atroce qu’on puisse imaginer.

Des citoyens innocents et haut placés sont emprisonnés en attendant leur exécution. Si quelqu’un commet un acte de sabotage et que le coupable n’est pas retrouvé, la Gestapo aligne tout bonnement quatre ou cinq de ces otages contre un mur. Souvent, on annonce la mort de ces gens dans le journal. À la suite d’un « accident fatal », c’est ainsi qu’ils qualifient ce crime.

Un peuple reluisant, ces Allemands, et dire que j’en fais partie ! Et puis non, il y a longtemps que Hitler a fait de nous des apatrides, et d’ailleurs il n’y a pas de plus grande hostilité au monde qu’entre Allemands et juifs.

Bien à toi,

Anne

MERCREDI 14 OCTOBRE 1942

Chère Kitty,

Je suis débordée. Hier, j’ai commencé par traduire un chapitre de La Belle Nivernaise en notant le vocabulaire. Puis fait un sale problème et ensuite traduit trois pages de grammaire française. Aujourd’hui, grammaire française et histoire. J’en ai marre de faire tous les jours ces sales problèmes. Papa aussi les trouve impossibles et j’y arrive presque mieux que lui, mais à vrai dire, on n’est pas plus doué l’un que l’autre si bien qu’on doit toujours faire appel à Margot. Je travaille ma sténo avec acharnement, j’adore ça, c’est moi la plus avancée de nous trois.

J’ai fini de lire Les Stormer, c’est bien, mais beaucoup moins que Joop ter Heul, on y trouve d’ailleurs généralement le même vocabulaire, ce qui est tout à fait normal chez le même auteur. Cissy van Marxveldt écrit super bien. Je ferai certainement lire ses livres à mes enfants.

Et puis j’ai lu un tas de petites pièces de théâtre de Körner, j’aime sa façon d’écrire. Par exemple, Hedwig, Der Vetter aus Bremen, Die Gouvernante, Der Grüne Domino et bien d’autres encore.

Maman, Margot et moi sommes à nouveau très copines, c’est tout de même bien plus agréable. Hier soir, Margot et moi étions toutes les deux dans mon lit, on était serrées comme des sardines mais c’était ça le plus drôle.

Elle m’a demandé si je voulais bien lui laisser lire mon journal.

J’ai dit « oui pour certains passages » et puis j’ai demandé la même chose pour le sien, et elle est d’accord.

Et puis nous nous sommes mises à parler de l’avenir, et je lui ai demandé ce qu’elle voulait devenir plus tard, mais elle ne veut pas le dire et elle en fait un grand mystère. Mais j’ai cru comprendre qu’elle pense à l’enseignement. Bien sûr je peux me tromper, mais à mon avis, ce sera dans ces eaux-là. À vrai dire, je ne devrais pas être aussi curieuse.

Ce matin, j’étais allongée sur le lit de Peter après l’en avoir chassé. Il était fou de rage, mais ça m’est égal, il pourrait être un peu plus gentil avec moi parce que pas plus tard qu’hier soir, je lui ai donné une pomme. J’ai demandé un jour à Margot si elle me trouvait très laide. Elle a dit que j’avais l’air rigolote et que j’avais de jolis yeux, plutôt vague, tu ne trouves pas ?

Bon, à la prochaine fois !

Anne Frank

P.-S. Ce matin, nous sommes tous passés sur la balance. Margot pèse maintenant 120 livres, maman 124, papa 141, Anne 87, Peter 134, Mme Van Daan 106, M. Van Daan 150. Depuis trois mois que je suis ici, j’ai pris 17 livres, énorme, non ?

MARDI 20 OCTOBRE 1942

Chère Kitty,

Ma main tremble encore, même si nous avons eu deux heures pour nous remettre de notre frayeur. Tu dois savoir que nous avons dans la maison cinq appareils Minimax contre l’incendie. Comme ils sont très malins, en bas, ils ont oublié de nous prévenir que le menuisier, ou je ne sais pas trop comment on l’appelle, devait remplir les appareils. La conséquence était que nous ne faisions pas du tout attention jusqu’au moment où, dehors, sur le petit palier (en face de notre porte-bibliothèque), j’ai entendu des coups de marteau. J’ai tout de suite pensé au menuisier et j’ai averti Bep, qui était en train de déjeuner, qu’elle ne pouvait pas redescendre. Papa et moi nous postons à la porte pour savoir quand l’homme partirait. Au bout d’un quart d’heure de travail, on l’a entendu de l’autre côté poser son marteau et ses outils sur notre bibliothèque (du moins c’est ce que nous avons supposé) et frapper à notre porte. Nous avons pâli. Avait-il donc tout de même surpris un bruit et voulait-il examiner de plus près cette mystérieuse installation ? Il semble bien, il continuait à taper, à tirer, à pousser et à secouer.

Je me suis presque évanouie tant j’avais peur que cet inconnu ne réussisse à démanteler notre belle cachette. Et j’étais juste en train de me dire que le plus gros de ma vie était derrière moi lorsque nous avons entendu la voix de M. Kleiman : « Ouvrez, c’est moi. »

Nous avons ouvert aussitôt. Que s’était-il passé ? Le crochet qui maintient la porte-bibliothèque fermée s’était coincé, c’est pourquoi personne n’avait pu nous prévenir de la présence du menuisier. L’homme était redescendu et Kleiman voulait venir chercher Bep, mais n’arrivait toujours pas à ouvrir la porte. Je t’assure que je n’étais pas peu soulagée. L’homme dont je pensais qu’il voulait s’introduire chez nous avait pris dans mon imagination des formes de plus en plus imposantes. À la fin il avait l’air d’un géant et c’était un fasciste de la pire espèce. Enfin, heureusement, cette fois nous nous en sommes tirés à bon compte.

Nous nous sommes bien amusés lundi. Miep et Jan ont passé la nuit chez nous. Margot et moi étions allées dormir pour une nuit dans la chambre de papa et maman pour laisser notre place aux Gies. Le menu de fête était succulent. Il y a eu une petite interruption, la lampe de papa a provoqué un court-circuit et nous nous sommes retrouvés tout d’un coup dans le noir. Que faire ? Nous avions des plombs de rechange, mais le plomb devait être remplacé tout au fond de l’entrepôt, qui était plongé dans l’obscurité et à cette heure, la tâche n’avait rien d’agréable. Cependant, les messieurs s’y sont risqués et au bout de dix minutes, nous avons pu ranger toute notre illumination aux chandelles.

Ce matin, je me suis levée de bonne heure, Jan était déjà habillé, il devait partir à huit heures et demie, donc à huit heures, il prenait déjà son petit déjeuner en haut.

Miep n’avait pas fini de s’habiller. Elle était encore en chemise quand je suis entrée. Miep porte exactement les mêmes culottes de laine que moi pour faire du vélo. Margot et moi sommes allées nous habiller à notre tour, et nous étions en haut bien plus tôt que d’habitude. Après un petit déjeuner agréable, Miep nous a quittés pour descendre au bureau. Il pleuvait à torrents et elle était contente de ne pas être obligée d’aller au travail en vélo. J’ai fait les lits avec papa et ensuite j’ai appris cinq verbes irréguliers français, quel courage, non ? Margot et Peter lisaient dans notre chambre, et Mouschi était assis près de Margot sur le divan, je les ai rejoints après mes irrégularités françaises et j’ai lu L’Éternel Chant des forêts8, un très beau livre, mais très étrange, je l’ai presque fini.

La semaine prochaine, Bep viendra à son tour nous rendre une visite nocturne.

Bien à toi,

Anne

JEUDI 29 OCTOBRE 1942

Très chère Kitty,

Je suis folle d’inquiétude, papa est malade. Il a une forte fièvre et des plaques rouges, on dirait la rougeole. Et nous ne pouvons même pas appeler le médecin, rends-toi compte ! Maman le fait bien transpirer, cela fera peut-être baisser la fièvre.

Ce matin, Miep nous a raconté que le logement des Van Daan sur le Zuider Amstellaan a été vidé de ses meubles. Nous ne l’avons pas encore annoncé à Madame, elle est déjà tellement « nervös » en ce moment et nous n’avons pas envie d’entendre de nouvelles jérémiades sur son beau service et ses jolies chaises, qu’elle a laissés chez elle. Nous aussi, nous avons dû abandonner presque tout ce que nous avions de beau, à quoi sert de se lamenter ?

Papa veut maintenant me faire lire Hebbel et des livres d’autres auteurs allemands célèbres. J’arrive maintenant assez bien à lire en allemand. Seulement, la plupart du temps, je chuchote au lieu de lire en silence. Mais ça passera. Papa a sorti de la grande bibliothèque les pièces de Goethe et de Schiller, il veut m’en lire des passages tous les soirs. Nous avons déjà commencé Don Carlos. Pour suivre le bon exemple de papa, maman m’a fourré dans les mains son livre de prières. Pour la forme, j’ai lu quelques prières en allemand, je les trouve belles mais cela ne me dit pas grand-chose. Pourquoi veut-elle m’obliger à toutes ces bondieuseries ?

Demain, nous allumons le poêle pour la première fois, nous allons sûrement être envahis de fumée ; la cheminée n’a pas été ramonée depuis longtemps, espérons que ce machin va tirer !

Bien à toi,

Anne

LUNDI 2 NOVEMBRE 1942

Chère Kitty,

Vendredi soir, Bep était chez nous. C’était plutôt une bonne soirée, mais elle n’a pas bien dormi parce qu’elle a bu du vin. Sinon, rien de spécial. Hier, j’avais un mal de tête épouvantable et je me suis couchée tôt. Margot recommence à m’agacer.

Ce matin, j’ai commencé à trier un fichier du bureau qui s’était renversé et qui était tout mélangé. Ça m’a rendu à moitié folle et j’ai demandé à Margot et à Peter de m’aider, mais ils étaient bien trop paresseux tous les deux. Alors je l’ai remis à sa place tel quel, je serais trop bête de le faire toute seule.

Anne Frank

P.-S. J’oubliais de te donner une nouvelle capitale : je vais probablement avoir bientôt mes règles. Je m’en aperçois parce qu’il y a une sorte de substance gluante dans ma culotte et maman me l’a prédit. Je meurs d’impatience, ça a tellement d’importance, dommage seulement que je ne puisse pas mettre de serviettes hygiéniques car on n’en trouve plus non plus, et les tampons de maman ne conviennent qu’aux femmes qui ont déjà eu un enfant.

22 JANVIER 1944 (ajout)

Je ne pourrais jamais écrire une chose pareille aujourd’hui !

En rouvrant mon journal après un an et demi, je suis très étonnée de voir à quel point j’étais une vraie godiche. Malgré moi, je sais que même si je le voulais de toutes mes forces, je ne redeviendrais jamais comme j’étais. Mes sautes d’humeur, mes jugements sur Margot, maman et papa, je les comprends aussi parfaitement que si je les avais écrits hier, mais que j’aie pu parler d’autres choses avec autant de sans-gêne me paraît inimaginable. J’ai vraiment honte en relisant les pages où j’aborde des sujets que je préfère me représenter sous un plus beau jour. J’ai vraiment manqué de délicatesse ! Mais bon, assez sur ce sujet.

Ce que je comprends aussi très bien, c’est la nostalgie et le regret que j’ai ressentis pour Moortje. Consciemment, mais plus souvent encore inconsciemment, j’avais et j’ai depuis mon arrivée ici une soif de confiance, d’amour et de tendresse. Ce besoin est tantôt plus fort, tantôt plus faible, mais il est toujours là.

JEUDI 5 NOVEMBRE 1942

Chère Kitty,

Les Anglais remportent enfin quelques victoires en Afrique, et Stalingrad n’est pas encore tombée, donc les messieurs sont très gais et nous avons eu droit ce matin à du café et à du thé. Sinon, rien de spécial.

Cette semaine, j’ai beaucoup lu et peu travaillé, c’est ainsi qu’il faut faire dans le monde pour aller loin.

Maman et moi nous entendons mieux ces derniers temps, mais pas au point de nous faire des confidences, et papa est préoccupé par quelque chose dont il ne veut pas parler, mais il est toujours aussi chou. On a rallumé le poêle depuis quelques jours et toute la pièce est pleine de fumée. Je préfère de loin le chauffage central, et je ne suis sûrement pas la seule. Pour qualifier Margot, je ne trouve pas d’autre mot que peste, elle m’agace jour et nuit au plus haut point.

Anne Frank

LUNDI 9 NOVEMBRE 1942

Chère Kitty,

Hier, c’était l’anniversaire de Peter, il a eu seize ans. À huit heures, j’étais déjà en haut et j’ai regardé les cadeaux avec Peter. On lui a donné, entre autres, le jeu de la Bourse, un rasoir et un briquet. Ce n’est pas qu’il fume tellement, au contraire, mais c’est élégant.

La plus grande surprise, c’est M. Van Daan qui nous l’a faite en nous annonçant à une heure que les Anglais avaient débarqué à Tunis, à Alger, à Casablanca et à Oran.

« C’est le commencement de la fin », disaient-ils tous, mais Churchill, le Premier ministre anglais, qui avait probablement entendu en Angleterre la même exclamation, a dit : « Ce débarquement est un fait décisif, mais il ne faut pas croire que c’est le commencement de la fin. Je dirais plutôt que cela signifie la fin du commencement. » Tu sens la nuance ? Il y a pourtant des raisons d’optimisme. Stalingrad, la ville russe qu’ils défendent depuis trois mois, n’est toujours pas tombée aux mains des Allemands.

Pour respecter l’état d’esprit qui règne à l’Annexe, il faut bien que je dise un mot de notre approvisionnement en vivres. (Il faut que tu saches que ceux du dessus sont de vraies fines gueules !)

Notre pain nous est fourni par un boulanger très gentil que connaît Kleiman. Naturellement, nous n’en avons pas autant qu’à la maison, mais la quantité suffit. Nos cartes d’alimentation sont également achetées clandestinement. Leur prix augmente constamment, de 27 fl il est déjà passé à 33 fl. Et tout ça pour une simple feuille de papier imprimé !

Pour avoir en réserve des denrées non périssables en plus de nos cent boîtes de conserve, nous avons acheté 270 livres de légumes secs. Tout n’est pas pour nous, on a pensé aussi au personnel du bureau. Les légumes secs étaient dans des sacs pendus à des crochets dans notre petit couloir derrière la porte camouflée. Sous le poids, les coutures des sacs ont craqué à certains endroits. Nous avons donc décidé d’entreposer au grenier nos provisions pour l’hiver et nous avons chargé Peter de la corvée de les monter. Cinq des six sacs avaient déjà atterri là-haut indemnes et Peter était justement en train de hisser le numéro six, lorsque la couture inférieure du sac s’est rompue et qu’une pluie, non, une grêle de haricots rouges a jailli dans les airs et s’est répandue dans l’escalier. Le sac contenait environ cinquante livres, cela faisait un bruit de fin du monde. En bas, ils étaient persuadés que la vieille maison avec tout son contenu leur tombait sur la tête. Peter a eu un instant de frayeur, puis a éclaté de rire en me voyant en bas de l’escalier, tel un îlot perdu au milieu des vagues de haricots, car je baignais dans une masse rouge jusqu’aux chevilles. Nous nous sommes vite mis à les ramasser, mais les haricots sont si glissants et si petits qu’ils roulent dans tous les recoins et les trous possibles et imaginables. Chaque fois que quelqu’un monte l’escalier, il se penche pour prendre une poignée de haricots et la remettre à Madame.

J’ai failli oublier de dire que la maladie de papa est complètement passée.

Bien à toi,

Anne

P.-S. La radio vient d’annoncer qu’Alger est tombée. Le Maroc, Casablanca et Oran sont déjà aux mains des Anglais depuis quelques jours. On n’attend plus que Tunis.

MARDI 10 NOVEMBRE 1942

Chère Kitty,

Formidable nouvelle, nous allons héberger un huitième pensionnaire !

Oui, c’est vrai, nous avons toujours pensé qu’il y avait ici largement de quoi loger et nourrir une huitième personne. Nous avions seulement trop peur d’imposer une charge supplémentaire à Kugler et à Kleiman. Mais comme les sinistres nouvelles du dehors concernant les juifs se faisaient de plus en plus sombres, papa a tâté le terrain auprès de nos deux éléments décisifs, et ceux-ci ont entièrement approuvé le projet. « Le danger n’est pas moins grand pour sept que pour huit », ont-ils remarqué à juste titre. Quand ce point a été réglé, nous avons passé en revue toutes nos connaissances pour trouver une personne seule qui puisse s’intégrer à notre vie de famille clandestine. Elle n’a pas été difficile à dénicher. Après que papa eut écarté toute la famille des Van Daan, notre choix s’est porté sur un dentiste du nom de Albert Dussel. Il vit avec une chrétienne, une jolie femme beaucoup plus jeune que lui et avec qui il n’est probablement pas marié, mais c’est un détail. Il a la réputation d’un homme calme et bien élevé, et à en juger par un contact superficiel, il a semblé sympathique aussi bien aux Van Daan qu’à nous. Miep le connaît aussi, si bien qu’on peut la charger d’exécuter notre plan. S’il vient, Dussel devra dormir dans ma chambre à la place de Margot, qui aura pour couche le lit-cage9. Nous lui demanderons s’il peut apporter aussi de quoi plomber des dents creuses.

Bien à toi,

Anne

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