Journal d’Anne Franck

DIMANCHE 19 MARS 1944

Chère Kitty,

Hier a été une journée très importante pour moi. Après le déjeuner tout s’est déroulé normalement, à cinq heures je suis allée faire bouillir les pommes de terre et maman m’a donné un peu de boudin pour l’apporter à Peter. Au début, je ne voulais pas, mais j’ai fini par y aller.

Mais il a refusé et j’avais le sentiment navrant que cela venait toujours de notre querelle sur la méfiance. Soudain, n’y tenant plus, j’ai eu les larmes aux yeux, et sans plus insister j’ai reposé la soucoupe près de maman et suis allée aux toilettes pour laisser libre cours à mon chagrin. Au point où j’en étais, j’avais décidé de vider la question avec Peter. Avant le dîner, nous étions chez lui tous les quatre pour l’aider à faire des mots croisés, je ne pouvais donc rien dire, mais juste avant de passer à table, je lui ai chuchoté : « Tu fais de la sténo ce soir, Peter ?

– Non, a-t-il répondu.

– Alors je voudrais bien te parler tout à l’heure ! »

Il était d’accord.

Après la vaisselle, je suis donc allée dans sa chambre et lui ai demandé si c’était à cause de notre dernière dispute qu’il n’avait pas voulu du boudin. Mais heureusement, ce n’était pas la raison, seulement il ne trouvait pas convenable de céder trop vite. J’avais eu très chaud dans la grande pièce et j’étais rouge comme un homard, aussi, après avoir apporté son eau à Margot, je suis remontée pour prendre un peu l’air. Par politesse, je suis d’abord restée à la fenêtre des Van Daan, mais je n’ai pas tardé à aller chez Peter. Il se tenait à gauche de la fenêtre ouverte ; je me suis placée à droite et nous avons parlé. Près de la fenêtre ouverte, dans la pénombre, il était beaucoup plus facile de parler qu’en pleine lumière et je crois que c’était aussi l’avis de Peter. Nous nous sommes dit tant de choses, une foule de choses, je serais bien incapable de les rapporter toutes, mais c’était délicieux, c’était le plus beau soir que j’aie jamais connu à l’Annexe. Je vais tout de même t’énumérer rapidement nos différents sujets de conversation :

D’abord nous avons parlé des querelles et de mon changement complet de point de vue, puis de notre éloignement croissant de nos parents. J’ai parlé à Peter de maman et papa, de Margot et moi. À un moment donné, il a demandé : « Vous vous donnez sûrement toujours un baiser pour vous souhaiter bonne nuit ?

– Un baiser ? Un tas, tu veux dire, pas toi, je crois ?

– Non, je n’ai pratiquement jamais embrassé personne !

– Pas même pour ton anniversaire ?

– Là si, c’est vrai. »

Nous nous sommes dit que tous les deux nous avions refusé notre confiance à nos parents. Que ses parents s’aimaient beaucoup et auraient bien voulu avoir sa confiance, mais que lui ne voulait pas. Que moi je laisse libre cours à mon chagrin une fois couchée et que lui se réfugie sous les combles pour lancer des jurons. Que Margot et moi ne nous connaissons à vrai dire que depuis très peu de temps et qu’en fin de compte nous ne nous racontons pas grand-chose, parce que nous sommes toujours ensemble. Enfin nous avons parlé un peu de tout, de la confiance, du sentiment et de nous-mêmes, oh ! il était exactement comme je prévoyais qu’il serait.

Puis nous nous sommes mis à parler de 1942, nous nous sommes dit à quel point nous étions différents à l’époque. Nous ne nous reconnaissons ni l’un ni l’autre tels que nous étions dans cette période. Comme nous avions du mal à nous supporter au début. Il me trouvait agitée et casse-pieds, et de mon côté je n’avais pas tardé à le trouver totalement sans intérêt. Je ne pouvais pas comprendre qu’il ne flirte pas, mais maintenant j’en suis heureuse. Il a parlé aussi de son besoin de s’isoler. Je lui ai dit aussi qu’entre mon côté bruyant et exubérant et son silence, il n’y avait pas tellement de différence, que moi aussi j’aime la tranquillité et que je n’ai rien à moi seule, à part mon journal, que tout le monde a envie de m’envoyer promener, à commencer par M. Dussel, et que je ne veux pas passer mon temps à côté. Qu’il est si heureux que mes parents aient des enfants et que je suis heureuse qu’il soit ici. Qu’à présent je le comprends, je comprends sa réserve et ses rapports avec ses parents et que j’aimerais beaucoup l’aider à l’occasion de ces querelles.

« Mais tu m’aides déjà sans arrêt ! a-t-il répondu.

– En quoi faisant ? lui ai-je demandé tout étonnée.

– Par ta gaieté ! »

C’est certainement la plus jolie chose qu’il m’ait dite. Il a ajouté que cela ne le dérangeait plus du tout que je vienne près de lui comme autrefois, au contraire, il aimait bien. Je lui ai raconté aussi que tous les petits surnoms affectueux de papa et maman n’avaient aucun contenu. Et qu’il ne suffit pas d’un bisou par-ci et d’un baiser par-là pour créer la confiance. Nous avons parlé encore de notre indépendance, du journal et de la solitude, de la différence entre l’être intérieur et l’être apparent que l’on retrouve chez tout le monde, de mon masque, etc.

C’était merveilleux, il s’est sans doute mis à m’aimer comme une camarade et pour le moment, cela me suffit. Je ne trouve pas de mots pour exprimer ma gratitude et mon bonheur et je te dois des excuses, Kitty, car mon style est en dessous de tout aujourd’hui. Je n’ai fait que noter ce qui me venait à l’esprit !

À présent j’ai le sentiment que Peter et moi partageons un secret, quand il me lance ce regard-là, avec un sourire et un clin d’œil, une petite lumière s’allume en moi. J’espère que cela durera, qu’il nous sera donné de passer ensemble beaucoup, beaucoup de belles heures.

Bien à toi,

Anne, reconnaissante et heureuse

LUNDI 20 MARS 1944

Chère Kitty,

Ce matin Peter m’a demandé si je revenais ce soir, ajoutant que je ne le dérangeais pas du tout et que dans sa chambre, s’il y avait place pour un, il y en avait pour deux. J’ai répondu que je ne pouvais pas venir tous les soirs, qu’en bas ils n’étaient pas d’accord, mais il a estimé que je ne devais pas en tenir compte. Je lui ai dit alors que j’aimerais bien venir le samedi soir et lui ai demandé surtout de m’avertir des nuits de lune.

« Alors, nous irons en bas, dit-il, regarder la lune. » J’étais tout à fait d’accord, au fond je n’ai pas tellement peur des voleurs.

Entre-temps, une ombre est descendue sur mon bonheur, je me doutais depuis longtemps que Margot avait un faible pour Peter. Jusqu’à quel point elle l’aime, je l’ignore, mais je trouve la situation très pénible. Chaque fois que je rencontre Peter, je dois lui faire sciemment de la peine, et le plus beau, c’est qu’elle n’en laisse presque rien paraître. Je sais bien qu’à sa place je serais au désespoir à force de jalousie, mais Margot dit seulement qu’il ne faut pas avoir pitié d’elle.

« C’est si moche pour toi, je trouve, de jouer les laissées-pour-compte », ai-je ajouté.

Elle a répondu non sans amertume : « J’en ai l’habitude. »

Je n’ose pas en parler à Peter, ce sera pour plus tard peut-être, pour l’instant nous avons encore tellement de sujets à épuiser.

Hier soir, maman m’a donné une petite baffe, que j’avais bien méritée, je dois dire. Je ne dois pas aller trop loin dans mon indifférence et mon mépris pour elle. Donc, essayons de nouveau, malgré tout, d’être aimable et de garder pour nous nos critiques !

Pim n’est plus aussi affectueux, lui non plus. Il essaie encore une fois de se défaire de ses manières trop enfantines avec moi et il est soudain beaucoup trop froid. On verra bien ce que ça va donner ! Si je ne fais pas d’algèbre, il m’a menacée de ne pas me payer plus tard de leçons particulières. Je pourrais attendre et voir venir, mais je veux bien faire un nouvel essai ; à condition qu’on me donne un autre livre.

C’est tout pour le moment, je ne sais rien faire d’autre que regarder Peter, j’ai le cœur plein de lui !

Bien à toi,

Anne M. Frank

Preuve de la bonté de Margot, j’ai reçu cette lettre aujourd’hui, 20 mars 1944 :

« Anne, quand je t’ai dit hier que je n’étais pas jalouse de toi, je n’étais franche qu’à 50 %. En vérité, je ne suis jalouse ni de toi, ni de Peter. Je trouve seulement un peu dommage pour moi-même de n’avoir encore trouvé personne avec qui je pourrais parler de mes pensées et de mes sentiments, et de n’avoir aucune chance de trouver quelqu’un pour le moment. Mais pour autant, je vous souhaiterais de tout cœur à tous les deux de pouvoir vous accorder mutuellement un peu de votre confiance ; il te manque ici déjà suffisamment de choses qui vont de soi pour beaucoup d’autres.

D’un autre côté, je suis sûre que je ne serais jamais parvenue aussi loin avec Peter, parce que j’ai le sentiment que je devrais être sur un certain pied d’intimité avec la personne avec qui je voudrais parler de beaucoup de choses. Il faudrait que j’aie l’impression qu’il me comprend parfaitement sans que j’aie besoin de beaucoup parler, mais pour cela il faudrait que je sente qu’il me domine intellectuellement, ce qui n’est jamais le cas chez Peter. Avec toi, il ne me paraît pas impensable que Peter remplisse cette condition.

Tu n’as donc absolument pas à te reprocher de me faire du tort et de profiter de quelque chose qui me revenait, rien n’est moins vrai. Peter et toi avez tout à gagner à vous fréquenter. »

Ma réponse :

« Chère Margot,

J’ai trouvé ton petit mot extrêmement gentil, mais il ne m’a pas tout à fait tranquillisée et je continuerai à m’inquiéter.

Une confiance aussi profonde que celle dont tu parles n’existe pas encore pour l’instant entre Peter et moi, mais à une fenêtre ouverte, et dans le noir, on se dit plus de choses qu’en plein soleil. Il est aussi plus facile d’épancher ses sentiments en les chuchotant qu’en les claironnant. Je crois qu’à la longue, tu t’es mise à éprouver pour Peter un peu l’affection d’une sœur et que tu as envie de l’aider, au moins autant que moi. Peut-être pourras-tu aussi le faire un jour, bien que ce ne soit pas là de la confiance au sens où nous l’entendons. Car j’estime que la confiance doit venir des deux côtés ; je crois que c’est aussi la raison pour laquelle elle n’a jamais pu vraiment s’établir entre papa et moi.

Laissons donc ce sujet et ne m’en parle plus non plus, si tu veux encore me demander quelque chose, fais-le par écrit, s’il te plaît, car de cette manière je sais beaucoup mieux exprimer ce que je veux qu’oralement. Tu ne sais pas à quel point je t’admire, et j’espère seulement qu’un jour j’aurai un peu de la bonté de papa et de la tienne, car je ne vois plus beaucoup de différence entre les deux.

Bien à toi,

Anne. »

MERCREDI 22 MARS 1944

Chère Kitty,

Voici ce que j’ai reçu de Margot hier soir :

« Ma chère Anne,

Après ton petit mot d’hier, j’ai eu l’impression désagréable que tu éprouves des remords de conscience chaque fois que tu vas chez Peter pour travailler ou pour parler ; il n’y a vraiment pas de quoi. Dans mon cœur, quelqu’un a droit à une confiance réciproque et je ne serais pas encore capable de donner à Peter la place qui lui revient.

Il est vrai toutefois, comme tu l’as écrit, que Peter m’apparaît comme une sorte de frère, mais… un jeune frère, et que nos sentiments lancent des antennes l’un vers l’autre pour parvenir plus tard peut-être, ou peut-être jamais, à une affection comme il en existe entre frère et sœur ; mais nous en sommes encore loin. Tu n’as donc pas lieu d’avoir pitié de moi, je t’assure. Profite tant que tu peux de la compagnie que tu viens de trouver. »

En attendant, l’histoire, ici, devient de plus en plus belle. Je crois, Kitty, que nous allons peut-être avoir ici à l’Annexe un vrai grand amour. Toutes ces plaisanteries sur un mariage avec Peter si nous restons encore longtemps ici n’étaient pas si bêtes, après tout. Mais je ne songe pas à me marier avec lui, tu sais, je ne sais pas comment il sera une fois adulte, je ne sais pas non plus si nous nous aimerons un jour suffisamment pour avoir envie de nous marier.

Peter m’aime aussi, maintenant j’en suis sûre ; mais de quelle façon m’aime-t-il, je n’en sais rien. Cherche-t-il seulement une bonne camarade, est-ce que je l’attire en tant que fille, ou bien comme sœur, je n’en ai pas encore le cœur net. Quand il m’a dit que je l’aide toujours dans les querelles entre ses parents, j’étais folle de joie et déjà en passe de croire à son amitié. Et puis hier je lui ai demandé ce qu’il ferait s’il y avait ici une douzaine d’Anne qui viendraient sans arrêt le voir, sa réponse a été : « Si elles étaient toutes comme toi, ce ne serait pas si grave, crois-moi ! »

Il est super accueillant pour moi et je crois bien qu’il aime vraiment me voir venir vers lui. En attendant, il apprend le français avec beaucoup de zèle, même le soir dans son lit jusqu’à dix heures et quart.

Oh, quand je repense à samedi soir, à nos paroles, à nos voix, alors pour la première fois je suis contente de moi ; je veux dire qu’à présent je redirais la même chose au lieu de tout changer, ce qui est généralement le cas. Il est si beau, aussi bien quand il sourit que quand il regarde sans rien dire devant lui, il est si gentil et bon et beau. À mon avis, ce qui l’a le plus pris au dépourvu chez moi, c’est quand il s’est rendu compte que je ne suis pas du tout l’Anne superficielle, mondaine, mais quelqu’un de tout aussi rêveur, avec tout autant de problèmes que lui !

Hier soir, après la vaisselle, je m’attendais absolument qu’il me demande de rester là-haut. Mais rien ne s’est passé ; je suis partie, il est descendu appeler Dussel pour écouter la radio, s’est attardé longtemps dans la salle de bains mais, Dussel tardant trop à venir, il est remonté. Il a tourné comme un ours en cage dans sa chambre et s’est couché très tôt.

Toute la soirée, j’étais si agitée que je n’arrêtais pas d’aller à la salle de bains, me passais de l’eau froide sur le visage, lisais un peu, me remettais à rêver, regardais la pendule et attendais, attendais, attendais en l’écoutant. J’étais dans mon lit de bonne heure, mais morte de fatigue. Ce soir je dois prendre un bain, et demain ?

C’est encore si loin !

Bien à toi,

Anne M. Frank

Ma réponse :

« Chère Margot,

Le mieux, à mon avis, c’est d’attendre la suite des événements. Entre Peter et moi la décision ne pourra plus se faire attendre très longtemps, ou bien on redevient comme avant ou bien c’est autre chose. Ce qui se passera alors, je n’en sais rien, en cette matière je ne vois pas encore plus loin que le bout de mon nez.

Mais une chose est sûre, si Peter et moi nous lions d’amitié, je lui dirai que toi aussi tu l’aimes beaucoup et que tu serais prête à l’aider, si c’était nécessaire. Tu n’es certainement pas d’accord pour que je lui en parle, mais pour cette fois cela m’est égal ; ce que Peter pense de toi, je l’ignore, mais je suis bien décidée à le lui demander. Cela ne peut pas faire de mal, au contraire ! Tu peux venir tranquillement au grenier ou ailleurs, où que nous soyons, tu ne nous déranges vraiment pas, car nous avons passé un accord tacite, je crois : si nous parlons, c’est le soir dans l’ombre.

Garde courage ! Je le fais aussi, même si ce n’est pas toujours facile, ton heure viendra peut-être plus vite que tu ne penses !

Bien à toi,

Anne »

JEUDI 23 MARS 1944

Chère Kitty,

Ici, les choses s’arrangent tout doucement. Nos fournisseurs de tickets sont sortis de prison, heureusement !

Miep est revenue depuis hier ; aujourd’hui c’était le tour de son époux de s’enfouir sous les couvertures. Frissons et fièvre, symptômes de grippe bien connus. Bep va mieux, malgré une toux tenace, Kleiman devra rester chez lui encore longtemps.

Hier un avion a été abattu, ses occupants ont eu le temps de sauter en parachute. L’appareil est tombé sur une école où il n’y avait pas d’enfants. Il en est résulté un petit incendie et quelques morts41. Les Allemands ont tiré comme des fous sur les aviateurs qui descendaient en parachute, les Amstellodamois qui regardaient le spectacle écumaient quasiment de rage devant un acte aussi lâche. Nous, je veux dire les dames, nous avons eu une belle frousse.

Brrr, je ne trouve rien de plus horripilant que ces tirs.

Maintenant parlons de moi.

Quand j’ai rejoint Peter hier, nous en sommes venus, je ne sais plus du tout comment, à aborder le domaine sexuel. Je m’étais promis depuis longtemps de lui poser quelques questions. Il sait tout ; quand je lui ai dit que Margot et moi étions très mal informées, il était stupéfait. Je lui ai raconté beaucoup de choses sur Margot et moi, sur papa et maman, et je lui ai dit que ces derniers temps je n’ose plus poser de questions. Il a proposé de me renseigner et j’en ai fait un large usage : il m’a appris le fonctionnement des moyens contraceptifs et je lui ai demandé avec beaucoup d’audace à quoi les garçons s’aperçoivent qu’ils sont adultes. La question demandait réflexion ; il m’a promis de me le dire le soir. Je lui ai raconté entre autres l’histoire de Jacque, en ajoutant que les filles sont sans défense devant des garçons qui sont forts : « Tu n’as rien à craindre de moi, en tout cas », a-t-il dit.

Quand je suis revenue le soir, il m’a répondu à propos des garçons. C’était bien un peu gênant, mais tout de même agréable d’en parler avec lui. Lui comme moi, nous ne nous croyions pas capables de parler de sujets aussi intimes avec une autre fille ou un autre garçon. Maintenant je sais tout, je pense. Il m’a beaucoup parlé des moyens « präsentiv42 ».

Le soir, dans la salle de bains, Margot et moi avons parlé de Bram et de Trees !

Ce matin, une très mauvaise surprise m’attendait : après le petit déjeuner, Peter m’a fait signe de le suivre en haut : « Tu m’as bien fait marcher ! a-t-il dit. J’ai entendu ce que vous disiez hier dans la salle de bains, Margot et toi, je crois que tu voulais d’abord voir ce que Peter savait pour t’en amuser ensuite ! »

Oh, j’étais abasourdie, j’ai employé tous les moyens pour lui ôter de la tête cette idée scandaleuse ; je comprends tellement bien dans quel état il devait être et il n’y a rien de vrai !

Je lui ai dit : « Oh non, Peter, comment pourrais-je être aussi méchante, j’ai promis de tenir ma langue et je le ferai. Jouer la comédie et me conduire ensuite pour de bon aussi méchamment, non Peter, où serait la plaisanterie, c’est déloyal. Je n’ai rien répété, tout ce que je t’ai dit est vrai, tu me crois ? »

Il m’a assuré qu’il me croyait, mais il faut que je lui en reparle, cette histoire me trotte dans la tête toute la journée. Heureusement qu’il m’a dit tout de suite ce qu’il pensait, tu te rends compte, s’il avait gardé pour lui une idée si moche de moi. Ce cher Peter ! À partir de maintenant, je dois tout lui raconter et je le ferai !

Bien à toi,

Anne

VENDREDI 24 MARS 1944

Ma chère Kitty,

En ce moment, je vais souvent là-haut le soir humer un peu d’air frais dans la chambre de Peter. Dans une pièce sombre, on arrive beaucoup plus vite à de vraies conversations que lorsque le soleil vous chatouille le visage. C’est bien agréable de rester là-haut assise sur une chaise à côté de lui et de regarder dehors. Les Van Daan et Dussel font des plaisanteries stupides chaque fois que je disparais dans sa chambre. « Annes zweite Heimat43 », disent-ils, ou bien : « Est-il convenable pour des messieurs de recevoir à une heure tardive, dans l’obscurité, la visite de jeunes filles ? » Peter montre une étonnante présence d’esprit face à ces remarques qui se veulent spirituelles. Ma chère maman, elle non plus, n’est d’ailleurs pas peu curieuse et aimerait bien s’enquérir des sujets de nos conversations, si au fond d’elle-même elle ne craignait pas une réponse négative. Peter dit que les adultes ne font que nous envier parce que nous sommes jeunes et que nous nous moquons de leurs piques.

Parfois il vient me chercher en bas, mais c’est plutôt pénible parce qu’en dépit de toutes ses précautions, il devient rouge comme une pivoine et trouve à peine ses mots. Je suis tout de même bien contente de ne jamais rougir, cela me paraît décidément une sensation des plus désagréables.

D’autre part, je trouve très ennuyeux que Margot reste seule en bas, tandis que je suis en haut en bonne compagnie. Mais que puis-je y changer, je suis d’accord pour qu’elle monte avec moi, mais alors, elle est pour ainsi dire la cinquième roue du carrosse, elle est là pour des prunes.

J’en entends de toutes les couleurs sur notre soudaine amitié et je ne sais plus combien de fois la conversation, à table, a déjà roulé sur un mariage à l’Annexe, si jamais la guerre durait encore cinq ans. Mais que nous font, à vrai dire, tous ces radotages de parents ? Pas grand-chose en tout cas, ils sont tous si bébêtes. Mes parents auraient-ils oublié aussi leur jeunesse ? On pourrait le croire, puisqu’ils nous prennent toujours au sérieux quand nous plaisantons, et rient de nous quand nous sommes sérieux. Je ne sais absolument pas comment la situation va évoluer, ni si nous aurons toujours quelque chose à nous dire. Mais si nous continuons, nous pourrons aussi rester l’un avec l’autre sans parler. Si au moins, les vieux là-haut se comportaient plus normalement. C’est sûrement parce qu’ils n’aiment pas trop me voir. De toute façon, Peter et moi n’irons pas raconter le fond de nos conversations. Imagine un peu s’ils savaient que nous abordons des sujets aussi intimes.

Je voudrais lui demander s’il sait comment une fille est faite. Un garçon n’est pas aussi compliqué d’en bas qu’une fille, je crois. Sur les photos ou les reproductions d’hommes nus, on voit quand même très bien comment ils sont faits, mais pas les femmes. Chez elles, les parties sexuelles, ou je ne sais trop comment cela s’appelle, se situent beaucoup plus entre les jambes. Il n’a sûrement jamais dû voir une fille de si près, et à vrai dire moi non plus. Évidemment, c’est beaucoup plus facile chez les garçons. Mais comment pourrais-je bien lui décrire l’installation, parce que j’ai compris, d’après ce qu’il m’a dit, qu’il ne s’en fait pas une idée précise.

Il parlait du « Muttermund44 » [col de l’utérus], mais il se trouve à l’intérieur, on ne peut pas le voir. Les choses sont tout de même très bien organisées chez nous.

Avant d’avoir onze ou douze ans, je ne savais pas qu’il existait en plus les petites lèvres, on ne pouvait absolument pas les voir. Et le plus beau, c’est que je croyais que l’urine sortait du clitoris. Quand j’ai demandé une fois à maman à quoi servait cette excroissance, elle m’a dit qu’elle ne le savait pas, pas étonnant, elle a toujours de ces réactions stupides !

Mais revenons-en à notre sujet. Comment faire pour en décrire la composition, sans exemple à l’appui ? Et si je m’y essayais ici pour voir ? Allons-y.

Devant, quand on est debout, on ne voit rien que des poils. Entre les jambes se trouvent en fait des espèces de petits coussinets, des choses molles, elles aussi couvertes de poils, qui se touchent quand on se met debout, à ce moment-là, on ne peut pas voir ce qui se trouve à l’intérieur. Quand on s’assoit, elles se séparent, et dedans c’est très rouge et laidement charnu. Dans la partie supérieure, entre les grandes lèvres, en haut, il y a un repli de peau qui, si l’on observe mieux, est une sorte de petite poche, c’est le clitoris. Puis il y a les petites lèvres, elles se touchent, elles aussi, et forment comme un repli. Quand elles s’ouvrent, on trouve à l’intérieur un petit bout de chair, pas plus grand que l’extrémité de mon pouce. Le haut de ce bout de chair est poreux, il comporte différents trous et de là sort l’urine. Le bas semble n’être que de la peau, mais pourtant c’est là que se trouve le vagin. Des replis de peau le recouvrent complètement, on a beaucoup de mal à le dénicher. Le trou en dessous est si minuscule que je n’arrive presque pas à m’imaginer comment un homme peut y entrer, et encore moins comment un enfant entier peut en sortir. On arrive tout juste à faire entrer l’index dans ce trou, et non sans mal. Voilà tout, et pourtant cela joue un si grand rôle !

Bien à toi,

Anne M. Frank

SAMEDI 25 MARS 1944

Chère Kitty,

Quand on est soi-même en train de changer, on ne s’en aperçoit pas avant d’avoir changé. J’ai changé, et même en profondeur, totalement et en tout. Mes opinions, mes conceptions, mon regard critique, mon aspect extérieur, mes préoccupations intérieures, tout a changé. Et d’ailleurs pour le mieux, je peux l’affirmer sans crainte car c’est vrai.

Je t’ai déjà raconté combien il m’avait été difficile de passer, quand je suis arrivée ici, de ma vie douillette de petite personne adulée à la dure réalité des réprimandes et des adultes. Mais papa et maman sont en grande partie responsables de tout ce que j’ai dû supporter. À la maison, ils ont bien voulu me laisser ce plaisir et c’était très bien, mais ici, ils n’auraient pas dû en plus me monter la tête, par-dessus le marché, et ne me montrer que « leur » conception des choses dans toutes leurs disputes et dans leurs séances de commérages. Avant de m’apercevoir que dans leurs disputes, ils avaient chacun raison pour fifty-fifty, il m’en a fallu du temps. Mais à présent, je sais combien de fautes ont été commises ici, par les vieux comme par les jeunes. La plus grande faute de papa et maman vis-à-vis des Van Daan est de ne jamais leur parler de manière franche et amicale (même si cette amitié est peut-être un peu factice). Je veux, avant tout, préserver la paix ici, et éviter de me disputer ou de médire. Avec papa et Margot, ce n’est pas difficile ; mais avec maman, ça l’est, aussi est-ce une bonne chose si elle-même me reprend parfois. On peut facilement se mettre M. Van Daan dans la poche en lui donnant raison, en l’écoutant en silence et sans trop parler, et surtout… en répondant par une autre blague à chacune de ses blagues et de ses astuces vaseuses. Quant à Madame, on la charme en parlant franchement et en cédant sur tout. Il faut dire qu’elle admet ouvertement ses défauts, qui sont extrêmement nombreux. Je sais trop bien qu’elle a une moins mauvaise opinion de moi qu’au début. Et cela vient seulement de ma franchise et de mon habitude de dire en face même les choses les moins flatteuses. Je veux être franche et je trouve qu’ainsi on est bien plus avancé ; en plus, on se sent beaucoup mieux.

Hier, Madame me parlait du riz que nous avons donné aux Kleiman : « Nous avons donné, donné et encore donné, et puis il est arrivé un moment où j’ai dit : maintenant, cela suffit. M. Kleiman peut se débrouiller tout seul pour trouver du riz, s’il en prend la peine. Pourquoi devons-nous nous défaire de toutes nos réserves ? Nous tous ici en avons autant besoin qu’eux, a dit Madame.

– Non, madame, ai-je répondu, je ne suis pas d’accord avec vous. M. Kleiman peut sans doute se procurer du riz, mais il lui est désagréable de s’en préoccuper. Ce n’est pas à nous de critiquer les gens qui nous aident. Nous devons leur donner tout ce dont nous pouvons éventuellement nous passer et ce dont ils ont besoin. Une petite assiette de riz par semaine ne nous apporte rien de plus, nous pouvons tout aussi bien manger des légumes secs ! »

Madame n’était pas de cet avis, mais elle a dit aussi que même si elle n’était pas d’accord, elle voulait bien céder, c’était une tout autre affaire.

Bon, je préfère arrêter, parfois je sais où est ma place, parfois je doute encore, mais j’y arriverai ! C’est certain ! Surtout que j’ai maintenant un soutien, car Peter m’aide plus d’une fois à supporter un savon ou à avaler une pilule amère.

Je ne sais absolument pas dans quelle mesure il m’aime et si nous en viendrons jamais à nous embrasser ; en tout cas, je ne veux rien forcer !

À papa, j’ai dit que je rendais souvent visite à Peter et je lui ai demandé s’il était d’accord. Bien sûr qu’il était d’accord !

À Peter, je parle beaucoup plus facilement de choses qu’autrement je ne confie jamais ; ainsi, je lui ai dit que plus tard je veux beaucoup écrire, et même si je ne deviens pas écrivain, ne jamais négliger l’écriture, à côté de mon travail ou de mes activités.

Je ne suis pas riche en argent ou en biens matériels, je ne suis pas jolie, pas intelligente, pas douée, mais je suis heureuse et le resterai ! J’ai une nature heureuse, j’aime les gens, je ne suis pas méfiante et je veux les voir tous heureux avec moi.

Ton affectionnée Anne M. Frank

Une fois de plus, la journée ne m’a rien apporté

Et en ténèbres elle s’est transformée !

(Ces vers datent de plusieurs semaines, ils ne comptent plus, mais comme j’en fais si rarement, je les écris quand même.)

LUNDI 27 MARS 1944

Chère Kitty,

La politique devrait en fait constituer un très gros chapitre de l’histoire écrite de notre clandestinité, mais comme, personnellement, le sujet ne me préoccupe pas spécialement, je l’ai laissé de côté bien trop souvent. Aussi vais-je aujourd’hui, pour une fois, consacrer une lettre entière à la politique.

Le fait qu’il existe une foule de conceptions différentes sur la question est évident, que l’on en parle beaucoup en ces temps difficiles de guerre est encore plus logique, mais… que l’on se dispute tant à ce sujet est tout simplement idiot ! Ils peuvent faire des paris, rire, jurer, ronchonner, tout ce qu’ils veulent, du moment qu’ils mijotent dans leur jus et surtout qu’ils ne se disputent pas car alors, la plupart du temps, les conséquences sont moins heureuses. Les gens qui viennent du dehors apportent énormément de fausses nouvelles ; notre radio, en revanche, n’a jamais menti jusqu’à présent. Jan, Miep, Kleiman, Bep et Kugler ont tous des hauts et des bas dans leurs espoirs politiques, Jan peut-être moins que les autres.

Ici, à l’Annexe, les sentiments sont toujours les mêmes à propos de la politique. Lors des innombrables débats sur le débarquement, les bombardements aériens, les discours, etc., on entend des exclamations tout aussi innombrables comme « Z’é pas groyable, Mon Tieu, Mon Tieu, s’ils s’y mettent seulement maintenant qu’est-ce qu’on va devenir ! Tout ze passe gomme zur tes roulettes, parfait, magnifique ! »

Les optimistes et les pessimistes, et surtout n’oublions pas les réalistes, donnent leur avis avec une énergie infatigable, et comme pour tout, chacun pense qu’il est le seul à avoir raison. Une certaine dame s’irrite de la confiance infinie de monsieur son mari envers les Anglais, un certain monsieur s’en prend à sa dame à cause de ses réflexions taquines et dédaigneuses sur sa nation préférée !

Du matin jusqu’au soir, et le plus beau c’est qu’ils ne s’en lassent jamais. J’ai fait une trouvaille qui marche du tonnerre, c’est comme si on piquait quelqu’un avec une aiguille pour le faire bondir. Ma technique marche exactement de la même façon.

On lance le débat sur la politique, une question, un mot, une phrase, et voilà toute la famille aussitôt dans le feu de l’action !

Comme si les « Wehrmachtsberichte45 » et la B.B.C. ne suffisaient pas, il existe depuis pas très longtemps une « Luftlagemeldung46 ». En un mot, magnifique, mais aussi (revers de la médaille) souvent décevant. Les Anglais se servent de leur arme aérienne en continu, cette persévérance n’ayant d’égal que celle des mensonges allemands, eux aussi débités en continu !

Ainsi la radio est déjà allumée à huit heures du matin (sinon avant) et on l’écoute toutes les heures jusqu’à neuf heures, dix heures ou parfois même onze heures du soir. Voilà la plus belle preuve que les adultes ont de la patience et sont un peu durs du cerveau (certains bien sûr, je ne veux offenser personne). Nous devrions avoir assez d’une émission, ou de deux au plus, pour toute la journée ! Mais ces vieilles oies, enfin, je l’ai déjà dit ! Arbeiter-Programm47, Radio Orange, Frank Philips48 ou Sa Majesté Wilhelmine, tout y passe, ils y prêtent sans distinction une oreille docile, et s’ils ne sont pas en train de manger ou de dormir, alors ils sont assis devant la radio et parlent de manger, de dormir et de politique. Oh, comme cela devient agaçant et quel tour de force que d’éviter de se transformer en une petite vieille ennuyeuse. Nos vieux, eux, ne risquent plus grand-chose de ce côté-là.

Pour donner un exemple édifiant, le discours de ce Winston Churchill si cher à nos cœurs est idéal.

Neuf heures, dimanche soir. Le thé est tenu au chaud sur la table, les invités entrent dans la pièce. Dussel s’installe à gauche de la radio, Monsieur devant, Peter à côté. Maman près de Monsieur, Madame derrière. Margot et moi tout au fond et Pim à table. Je constate que je ne décris pas très clairement notre disposition, mais en fin de compte nos places n’ont pas tellement d’importance. Les messieurs fument comme des pompiers, Peter, à force de se concentrer pour mieux écouter, a les yeux qui se ferment, maman dans un long négligé foncé et Madame toute tremblante à cause des avions qui, sans se soucier du discours le moins du monde, se dirigent allègrement vers Essen, papa buvant bruyamment son thé, Margot et moi unies fraternellement par Mouschi endormi, qui a jeté son dévolu sur deux genoux différents. Margot a des bigoudis dans les cheveux, je suis vêtue pour la nuit d’une tenue beaucoup trop petite, trop étroite et trop courte. L’atmosphère semble intime, conviviale et paisible, elle l’est d’ailleurs, cette fois-là, pourtant j’attends avec angoisse les réactions au discours. C’est qu’ils ont du mal à se contenir, trépignent d’impatience dans l’attente de la prochaine dispute ! Kss, kss, comme un chat qui attire une souris hors de son trou, ils s’aiguillonnent les uns les autres jusqu’à provoquer la dispute ou la brouille.

Bien à toi,

Anne

MARDI 28 MARS 1944

Très chère Kitty,

Je pourrais en écrire encore beaucoup sur la politique, mais aujourd’hui, j’ai d’abord un tas d’autres nouvelles à rapporter. Premièrement, maman m’a en fait interdit d’aller là-haut, car d’après elle, Mme Van Daan est jalouse. Deuxièmement, Peter a invité Margot à venir là-haut avec moi, je ne sais pas si c’est par politesse ou si c’est sérieux. Troisièmement, je suis allée demander à papa s’il trouvait que je devais me soucier de cette jalousie et il a dit que non.

Et maintenant ? Maman est fâchée, ne veut pas me laisser monter, insiste pour me faire à nouveau travailler ici, avec Dussel ; elle est peut-être jalouse, elle aussi. Papa veut bien nous accorder, à Peter et moi, ces quelques heures et ne voit aucun inconvénient à ce que nous nous entendions si bien. Margot aime Peter aussi, mais a l’impression qu’on ne peut pas parler aussi bien à trois qu’à deux.

Sinon, maman pense que Peter est amoureux de moi. Pour être honnête, je voudrais que ce soit vrai, à ce moment-là nous serions quittes et nous pourrions nous atteindre beaucoup plus facilement. En plus, elle dit qu’il me regarde sans arrêt ; il est vrai que nous nous faisons des clins d’œil plus d’une fois, à travers la pièce, et qu’il regarde les fossettes de mes joues, mais je ne peux rien y changer. Non ?

Je suis dans une position très difficile. Je m’oppose à maman et elle à moi, papa ferme les yeux devant cette lutte silencieuse. Maman est triste car elle m’aime encore, je ne suis pas triste du tout car elle a perdu tout crédit auprès de moi.

Et Peter… Je ne veux pas renoncer à Peter, il est si doux et je l’admire tant, tout pourrait devenir si beau entre nous, pourquoi faut-il que les vieux mettent encore le nez dans nos affaires ? Heureusement, j’ai l’habitude de cacher mes émotions et j’arrive d’ailleurs très bien à ne pas laisser transparaître à quel point je l’adore. Va-t-il jamais se déclarer ? Sentirai-je jamais sa joue, comme celle de Petel dans mon rêve ? Oh ! Peter et Petel, vous êtes une seule et même personne ! Eux, ils ne nous comprennent pas, ils ne pigeraient jamais que nous puissions nous contenter de rester assis l’un près de l’autre sans parler. Ils ne comprennent pas ce qui nous attire tant l’un vers l’autre ! Oh, quand aurons-nous enfin réussi à vaincre les difficultés, et pourtant comme il est bon de les vaincre car la fin n’en est que plus belle. Quand il est allongé, la tête sur les bras et les yeux fermés, il est encore enfant. Quand il joue avec Mouschi ou parle de lui, il est tendre, quand il porte des pommes de terre ou d’autres choses lourdes, alors il est fort.

Quand il va regarder au moment des tirs ou vérifier dans le noir s’il y a des voleurs, il est courageux, et quand il est gauche ou malhabile, alors justement, il est attendrissant. J’aime beaucoup mieux qu’il me donne une explication que de devoir, moi, lui apprendre quelque chose. J’aimerais tant que dans presque tous les domaines, il l’emporte sur moi !

Je me fiche bien de toutes ces mères. Oh, si seulement il pouvait se déclarer.

Papa dit toujours que je fais ma mijaurée, mais ce n’est pas vrai, je suis seulement coquette ! Je n’ai pas encore entendu beaucoup de gens me dire qu’ils me trouvent jolie. À part C.N. qui m’a dit que j’étais très mignonne quand je souriais. Hier, pourtant, Peter m’a fait un compliment sincère et je vais rapporter à peu près notre conversation, comme ça, pour le plaisir.

Peter me disait très souvent : « Souris, pour voir ! » Cela m’a frappée et hier je lui ai demandé : « Pourquoi faut-il donc que je sourie tout le temps ?

– Parce que c’est mignon ; cela te donne des fossettes sur les joues, comment ça se fait ?

– Je suis née avec. J’en ai aussi une au menton. C’est la seule chose que j’ai de joli.

– Mais non, ce n’est pas vrai du tout !

– Si, je sais très bien que je ne suis pas une belle fille, je ne l’ai jamais été et je ne le serai jamais !

– Je ne suis absolument pas d’accord avec toi, moi je te trouve jolie.

– Ce n’est pas vrai.

– Si je te le dis, tu peux me croire ! » Alors, naturellement, j’ai dit la même chose de lui !

Bien à toi,

Anne M. Frank

MERCREDI 29 MARS 1944

Chère Kitty,

Hier soir, le ministre Bolkestein49 a dit sur Radio Orange qu’à la fin de la guerre, on rassemblerait une collection de journaux et de lettres portant sur cette guerre. Évidemment, ils se sont tous précipités sur mon journal. Pense comme ce serait intéressant si je publiais un roman sur l’Annexe. Rien qu’au titre, les gens iraient s’imaginer qu’il s’agit d’un roman policier.

Non, mais sérieusement, environ dix ans après la guerre, cela fera déjà sûrement un drôle d’effet aux gens si nous leur racontons comment nous, juifs, nous avons vécu, nous nous sommes nourris et nous avons discuté ici. Même si je te parle beaucoup de nous, tu ne sais que très peu de choses de notre vie. L’angoisse que ressentent les dames lors des bombardements, par exemple dimanche, lorsque 350 appareils anglais ont largué un demi-million de kilos de bombes au-dessus d’Ijmuiden50, la façon dont les maisons se mettent alors à trembler comme un brin d’herbe dans le vent, le nombre d’épidémies qui sévissent ici.

De toutes ces choses dont tu ne sais rien, et il me faudrait passer la journée entière à écrire si je devais tout te raconter dans les moindres détails. Les gens font la queue pour se procurer des légumes et tout ce qu’on peut imaginer, les médecins ne peuvent pas se rendre auprès des malades, parce qu’on vole leur véhicule à tout bout de champ, les cambriolages et les vols sont innombrables, à tel point qu’on finit par se demander quelle mouche pique les Hollandais pour qu’ils soient devenus tout d’un coup aussi voleurs. Des petits enfants de huit et onze ans brisent les fenêtres des appartements pour voler de tout sans distinction. Personne n’ose quitter son domicile pour cinq minutes, car quand on part, le contenu de l’appartement part aussi. Tous les jours dans le journal, des annonces paraissent, promettant une récompense pour la restitution de machines à écrire, de tapis persans, de pendules électriques, d’étoffes, etc. On démonte les pendules électriques dans les rues, on défait les téléphones dans les cabines jusqu’au dernier fil.

Le moral de la population ne peut pas être bon, tout le monde a faim, les rations de la semaine suffisent à peine pour tenir deux jours, sauf celle d’ersatz de café. Le débarquement se fait attendre, les hommes sont obligés de partir en Allemagne, les enfants tombent malades ou sont sous-alimentés, tous ont de mauvais habits et de mauvaises chaussures. Une semelle coûte 7,50 florins au marché noir. En plus la plupart des cordonniers n’acceptent plus de clients ou alors il faut attendre quatre mois avant que les chaussures soient prêtes, et elles ont souvent disparu entre-temps.

Dans tout cela, une chose est bonne : les actions de sabotage contre les autorités ne cessent de se multiplier en réaction à une nourriture de plus en plus mauvaise et à des mesures de plus en plus sévères contre la population. Tout le service du rationnement, la police, les fonctionnaires ou bien sont solidaires pour aider leurs compatriotes ou bien les dénoncent et, ainsi, les font mettre en prison. Heureusement, il n’y a qu’un petit pourcentage de citoyens néerlandais du mauvais côté.

Bien à toi,

Anne

VENDREDI 31 MARS 1944

Chère Kitty,

Imagine un peu, il fait encore assez froid, mais la plupart des gens n’ont plus de charbon depuis bientôt un mois, c’est moche, non ? D’une manière générale, le moral a repris le dessus pour le front russe car c’est fantastique ! Je ne parle pas souvent de politique, mais il faut tout de même que je t’informe de leur position actuelle, ils sont à la frontière du Gouvernement général51 et, du côté de la Roumanie, au bord du Pruth. Ils sont très près d’Odessa, ils ont encerclé Tarnopol. Ici, ils attendent chaque soir un communiqué de Staline.

À Moscou, ils tirent tant de salves d’honneur que chaque jour, toute la ville doit en vibrer, je ne sais pas si c’est parce que cela les amuse de faire comme si la guerre était à leur porte ou parce qu’ils n’ont pas d’autres façons d’exprimer leur joie !

La Hongrie est occupée par les troupes allemandes, un million de juifs y sont encore, maintenant ils vont sûrement y passer aussi52.

Ici, rien de spécial. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de M. Van Daan ; il a reçu deux paquets de tabac, du café pour une seule tasse, sa femme l’avait mis de côté, du punch au citron de la part de Kugler, des sardines de la part de Miep, de l’eau de Cologne de notre part, deux branches de lilas et des tulipes.

Sans oublier une tarte aux framboises, un peu collante à cause de la mauvaise farine et de l’absence de beurre, mais quand même bonne.

Les ragots sur Peter et moi se sont un peu calmés. Il doit venir me chercher ce soir, c’est tout de même gentil de sa part, non ? Parce qu’il n’aime vraiment pas le faire ! Nous sommes d’excellents amis, nous sommes très souvent ensemble et discutons de tous les sujets possibles et imaginables. Je trouve vraiment agréable de ne pas avoir à rester sur mes gardes, comme ce serait le cas avec d’autres garçons, quand nous abordons des domaines délicats. Nous parlions par exemple de sang, ainsi en sommes-nous venus naturellement à la menstruation, etc. Il nous trouve tout de même endurantes, nous les femmes, de pouvoir supporter une perte de sang. Moi aussi, il me trouve endurante. Tiens, tiens, on se demande bien pourquoi !

Ma vie ici s’est améliorée, très nettement. Dieu ne m’a pas abandonnée et ne m’abandonnera pas.

Bien à toi,

Anne M. Frank

SAMEDI 1er AVRIL 1944

Très chère Kitty,

Et pourtant, tout est encore si difficile, tu comprends sûrement ce que je veux dire, non ? J’ai tellement envie qu’il me donne un baiser, ce baiser qui se fait tant attendre. Me considère-t-il toujours comme une camarade, ne suis-je pas davantage ?

Tu sais, et moi je sais, que je suis forte, que je suis capable de faire face seule à la plupart de mes ennuis. Je n’ai jamais eu l’habitude de partager mes ennuis avec une autre personne, je ne me suis jamais raccrochée à une mère, mais à présent j’aimerais tant poser une fois ma tête sur son épaule à lui et simplement me sentir calme.

Je ne peux pas et ne pourrai jamais oublier mon rêve de la joue de Peter, quand tout n’était que bonheur ! N’en a-t-il pas envie, lui aussi ?

Est-il simplement trop timide pour avouer son amour ?

Pourquoi veut-il si souvent que je sois près de lui ? Oh, pourquoi ne parle-t-il pas ?

Il faut que j’arrête, il faut que je garde mon calme, je vais retrouver mon courage et avec un peu de patience, les choses finiront par arriver, mais… et voilà le pire, on dirait tellement que je lui cours après. C’est toujours moi qui vais là-haut, et non pas lui qui descend me voir. Mais cette situation est due à la répartition des pièces et il comprend le problème. Oh oui, il doit sûrement comprendre bien d’autres choses.

Bien à toi,

Anne M. Frank

LUNDI 3 AVRIL 1944

Très chère Kitty,

En contradiction totale avec mes habitudes, je vais te parler en détail de nourriture, car non seulement à l’Annexe mais dans tous les Pays-Bas, dans toute l’Europe et plus loin encore, ce facteur est devenu primordial et très compliqué.

Pendant les vingt et un mois que nous avons passés ici, nous avons déjà traversé un grand nombre de « périodes alimentaires », je vais t’expliquer à l’instant ce que cela signifie. Par « périodes alimentaires », je veux dire des périodes où l’on ne peut manger qu’un seul plat ou qu’un seul légume. Pendant un certain temps, nous n’avions rien d’autre à manger chaque jour que de la chicorée, avec sable ou sans sable, en potée, en salade et dans le plat à four, puis il y a eu les épinards, ensuite le chou-rave, les salsifis noirs, les concombres, les tomates, la choucroute, etc.

Ce n’est vraiment pas drôle de ne manger midi et soir que de la choucroute, par exemple, mais on est prêt à beaucoup de choses quand on a faim. Mais en ce moment, nous sommes dans la période idéale, car nous ne recevons plus aucun légume vert.

Pour le déjeuner, notre menu de la semaine se compose de : haricots rouges, soupe de pois, pommes de terre avec boulettes de farine, paillassons de pommes de terre, par la grâce de Dieu des pousses de navets ou des carottes pourries et ensuite des haricots rouges, encore une fois. Nous mangeons des pommes de terre à tous les repas, à commencer par le petit déjeuner, à cause du manque de pain, mais à ce repas-là, elles sont du moins un peu sautées. Pour la soupe, nous nous servons de haricots rouges et blancs, de pommes de terre, de julienne en sachets, de suprême de volaille en sachets, de haricots rouges en sachets. On trouve des haricots rouges dans tout, même et surtout dans le pain. Le soir, nous mangeons toujours des pommes de terre avec du jus de viande en cubes et, heureusement qu’il nous en reste encore, des betteraves en salade. Il faut encore que je parle des boulettes de farine, nous les fabriquons avec de la farine de rationnement, de l’eau et de la levure. Elles sont tellement collantes et dures qu’on a l’impression d’avoir des pierres dans l’estomac, mais bon !

Notre grande attraction est une petite tranche de pâté de foie, chaque semaine, et de la confiture sur du pain sec. Mais nous sommes encore en vie, et c’est souvent bon, même !

Bien à toi,

Anne M. Frank

Auteurs::

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