Journal d’Anne Franck

JEUDI 16 SEPTEMBRE 1943

Chère Kitty,

Les relations internes ici vont de mal en pis. À table, personne n’ose ouvrir la bouche (sauf pour avaler un morceau) parce que soit on t’en veut de ce que tu dis, soit on te comprend de travers. M. Voskuijl vient de temps en temps nous rendre visite. Malheureusement, il n’a vraiment pas le moral. Il ne facilite pas les choses pour sa famille, car une seule pensée l’obsède : Qu’est-ce que ça peut me faire, de toute façon, je vais mourir bientôt ! Je peux très bien m’imaginer l’ambiance chez les Voskuijl, quand je pense à quel point ici ils sont déjà tous hargneux.

Tous les jours, je prends de la valériane contre l’angoisse et la dépression, mais cela ne m’empêche pas d’être d’humeur encore plus lugubre le jour suivant. Un bon éclat de rire serait plus efficace que dix de ces comprimés, mais nous avons presque oublié ce que c’est de rire. Parfois, j’ai peur que mon visage se déforme et que ma bouche tombe à force d’être sérieuse. Pour les autres, ce n’est pas mieux, ils voient approcher cette masse rocheuse que l’on appelle l’hiver avec de mauvais pressentiments.

Autre fait qui n’a rien pour nous réjouir : Van Maaren, le magasinier, nourrit des soupçons à propos de l’Annexe. Quelqu’un qui a un minimum de cervelle doit bien se rendre compte de quelque chose, quand Miep dit qu’elle va au laboratoire, Bep aux archives, Kleiman qu’il part à la réserve de produits Opekta, et que Kugler affirme que l’Annexe ne fait pas partie de notre immeuble mais de celui du voisin.

Nous resterions totalement indifférents aux opinions de Van Maaren sur la question s’il n’avait pas la réputation d’être un individu peu fiable et s’il n’était pas curieux au point qu’il est impossible de lui raconter des histoires.

Un jour, Kugler a voulu redoubler de précautions, il a enfilé son manteau à une heure moins dix et s’est rendu à la droguerie au coin de la rue. À peine cinq minutes plus tard, il était de retour, s’est faufilé dans l’escalier comme un voleur et nous a rejoints. À une heure et quart, il a voulu partir, mais a rencontré Bep sur le palier, qui l’a averti de la présence de Van Maaren au bureau. Kugler a fait demi-tour et est resté avec nous jusqu’à une heure et demie. Ensuite, les chaussures à la main, il est allé en chaussettes (malgré son rhume) vers la porte du grenier de devant, est redescendu marche par marche et après avoir fait l’équilibriste dans l’escalier pendant un bon quart d’heure pour éviter le moindre craquement, il a atterri dans les bureaux du côté de la rue.

Entre-temps, Bep, qui s’était libérée de Van Maaren, est venue chercher Kugler chez nous, mais Kugler était parti depuis longtemps, à ce moment-là il était encore en chaussettes dans l’escalier. Qu’ont dû penser les gens dans la rue quand le directeur a remis ses chaussures dehors ? Ça alors, le directeur en chaussettes !

Bien à toi,

Anne

MERCREDI 29 SEPTEMBRE 1943

Chère Kitty,

C’est l’anniversaire de Mme Van Daan. À part un ticket de rationnement pour du fromage, de la viande et du pain, nous ne lui avons offert qu’un petit pot de confiture. De son mari, de Dussel et du personnel, elle a seulement reçu des fleurs ou des produits alimentaires. Voilà l’époque où nous vivons !

Cette semaine, Bep a failli piquer une crise de nerfs tant elle recevait d’instructions, dix fois par jour on lui demandait de faire des courses, à chaque fois on lui faisait clairement comprendre qu’elle devait se dépêcher, qu’elle devait y retourner ou qu’elle s’était trompée ! Quand on sait qu’en plus elle doit terminer son travail au bureau, que Kleiman est malade, que Miep est enrhumée et reste chez elle, qu’elle-même s’est tordu la cheville, a un chagrin d’amour et un père grognon à la maison, alors tu peux t’imaginer qu’elle s’arrache les cheveux. Nous l’avons consolée et lui avons dit que si à plusieurs reprises elle déclarait fermement qu’elle n’avait pas le temps, la liste des courses se réduirait d’elle-même.

Samedi, s’est déroulé un drame tel qu’on n’en a encore jamais vu ici. Cela a commencé par Van Maaren pour se terminer en dispute générale et en sanglots. Dussel s’est plaint à maman qu’il était traité en exclu, qu’aucun d’entre nous n’était gentil avec lui, qu’il ne nous avait pourtant rien fait et encore toute une série de douces flatteries auxquelles heureusement, cette fois-ci, maman ne s’est pas laissée prendre, elle lui a dit qu’il avait vraiment déçu tout le monde et qu’à plusieurs reprises, il avait été une source d’exaspération. Dussel a promis ciel et terre, mais comme d’habitude, rien n’a changé jusqu’à présent.

Les choses vont mal tourner avec les Van Daan, je le vois d’ici ! Papa est furieux car ils nous volent ; ils mettent de côté de la viande et d’autres produits. Quelle foudre s’apprête encore à frapper nos têtes ? Si seulement je n’étais pas aussi étroitement mêlée à toutes ces prises de bec, si seulement je pouvais m’en aller ! Ils vont nous rendre fous !

Bien à toi,

Anne

DIMANCHE 17 OCTOBRE 1943

Chère Kitty,

Kleiman est de retour, à la bonne heure ! Il a encore une petite mine, mais cela ne l’empêche pas de partir, plein d’entrain, à la recherche d’acheteurs pour les vêtements des Van Daan. C’est triste, mais Van Daan a entièrement épuisé son argent. Ses derniers 100 florins, il les a perdus dans l’entrepôt, ce qui nous a encore valu des tracas. Comment 100 florins peuvent-ils atterrir le lundi matin dans l’entrepôt ? Pluie de soupçons. En tout cas, les 100 florins ont été volés. Qui est le voleur ?

Mais je parlais du manque d’argent. Madame ne veut se séparer d’aucun de ses vêtements parmi ses piles de manteaux, de robes et de chaussures, le complet de Monsieur n’est pas facile à vendre, la bicyclette de Peter est revenue après inspection, personne n’en veut. On n’a pas encore vu la fin de cette histoire. Madame sera bien obligée de se défaire de sa fourrure. Son argument comme quoi c’est à la firme de nous entretenir ne prendra pas. Là-haut, ils viennent de se disputer à ce propos comme des charretiers et en sont au stade de la réconciliation, avec des « Oh, mon cher Putti » et des « Ah, ma douce Kerli ».

La tête me tourne de toutes les insultes qui ont volé à travers cette honorable maison depuis le mois dernier. Papa garde les lèvres pincées. Si quelqu’un l’appelle, il lève les yeux d’un air tout effarouché, comme s’il avait peur de devoir à nouveau intervenir pour consolider une situation précaire. Maman a les joues rouges d’énervement, Margot se plaint de maux de tête, Dussel n’arrive pas à dormir, Madame se lamente à longueur de journée, et quant à moi, je perds la boussole.

Pour dire vrai, j’oublie parfois avec qui nous sommes fâchés et avec qui nous sommes déjà réconciliés.

Le seul divertissement, c’est d’étudier, et j’y passe beaucoup de temps.

Bien à toi,

Anne

VENDREDI 29 OCTOBRE 1943

Chère Kitty,

M. Kleiman est de nouveau absent, son estomac ne le laisse pas en paix. Il ne sait pas lui-même si l’hémorragie a pu être stoppée. Pour la première fois, il était vraiment déprimé quand il nous a dit qu’il ne se sentait pas bien et retournait chez lui.

Monsieur et Madame ont encore eu des disputes retentissantes. Voilà pourquoi : les Van Daan n’ont plus d’argent. Ils voulaient vendre un manteau d’hiver et un costume de Monsieur, mais n’ont pas trouvé d’acheteurs. Il en demandait un prix bien trop élevé.

Un jour, il y a un certain temps déjà, Kleiman avait parlé d’un ami fourreur. Monsieur a donc eu l’idée de vendre la fourrure de Madame. Le manteau est en peau de lapin et vieux de dix-sept ans. Madame en a obtenu 325 florins, une somme énorme. Elle voulait garder l’argent pour s’acheter de nouveaux habits après la guerre, et Monsieur a dû utiliser toute sa force de persuasion pour la convaincre qu’ils avaient un besoin d’argent pressant pour participer aux dépenses courantes.

Ces hurlements, ces cris, ces piétinements et ces insultes, tu ne peux pas t’imaginer. C’était à faire peur. Ma famille se tenait en bas de l’escalier, retenant son souffle, prête à séparer les combattants en cas de besoin. Toutes ces criailleries, ces pleurnicheries et cette nervosité provoquent tant de tension et de fatigue que le soir, je m’écroule sur mon lit en pleurant et remercie le ciel de disposer d’une demi-heure à moi toute seule.

Sinon je vais bien, sauf que je n’ai aucun appétit. J’entends sans arrêt : « Qu’est-ce que tu as mauvaise mine ! » Je dois admettre qu’ils se donnent bien du mal pour que je garde la forme. Sucre de raisin, huile de foie de morue, comprimés de levure et calcium sont tous à l’ordre du jour. Je suis loin de pouvoir toujours maîtriser mes nerfs, c’est surtout le dimanche que je me sens malheureuse. Ces jours-là, l’atmosphère dans la maison est oppressante, somnolente et pesante, dehors on n’entend pas un seul chant d’oiseau, un silence mortel, angoissant, s’abat sur tout et son poids s’accroche à moi comme pour m’entraîner dans les profondeurs d’un monde souterrain. Papa, maman et Margot me laissent par moments complètement indifférente, j’erre d’une pièce à l’autre, je descends puis remonte l’escalier, et me sens comme l’oiseau chanteur dont on a brutalement arraché les ailes et qui, dans l’obscurité totale, se cogne contre les barreaux de sa cage trop étroite. « Sortir, respirer et rire », entends-je crier en moi. Je ne réponds même plus, je vais m’allonger sur un divan et dors pour abréger le temps, le silence et la terrible angoisse, à défaut de pouvoir les tuer.

Bien à toi,

Anne

SAMEDI 30 OCTOBRE 1943

Chère Kitty,

Maman est extrêmement nerveuse et c’est toujours très dangereux pour moi. Serait-ce un hasard si maman et papa ne grondent jamais Margot et que tout retombe toujours sur moi ? Hier soir, par exemple : Margot lisait un livre où il y avait de magnifiques illustrations, elle s’est levée, est montée et a mis le livre de côté pour le reprendre un peu plus tard. Je n’avais rien à faire à ce moment-là, je l’ai pris pour regarder les images. Margot est revenue, a vu son livre entre mes mains, a froncé les sourcils et l’a redemandé sur un ton de colère.

Je voulais seulement continuer à regarder un peu. Margot s’énervait de plus en plus, maman s’en est mêlée et a dit : « C’est Margot qui lit ce livre, alors donne-le-lui. » Papa est entré dans la pièce, il ne savait même pas de quoi il retournait, il a vu qu’on faisait du tort à Margot et m’a lancé : « J’aimerais bien t’y voir si Margot se permettait de feuilleter ton livre ! »

J’ai cédé immédiatement, posé le livre et j’ai quitté la pièce, d’un air « offensé », d’après eux. Je n’étais ni offensée ni fâchée, mais seulement triste.

Ce n’était pas juste de la part de papa de juger avant de connaître l’objet de la discorde. J’aurais rendu de moi-même le livre à Margot, et bien plus vite même, si papa et maman ne s’en étaient pas mêlés et n’avaient pas pris aussitôt la défense de Margot comme s’il s’agissait de la pire des injustices.

Que maman prenne la défense de Margot, cela va de soi, elles se défendent toujours mutuellement, j’y suis si habituée que je suis devenue totalement indifférente aux réprimandes de maman et à l’humeur irritable de Margot. Je les aime uniquement parce que c’est maman et Margot, en tant que personnes elles peuvent aller se faire voir ailleurs. Avec papa, c’est différent. S’il favorise Margot, s’il fait l’éloge de Margot et s’il cajole Margot, je me sens rongée de l’intérieur car je suis folle de papa, il est mon grand exemple, et je n’aime personne d’autre au monde que papa. Il ne se rend pas compte qu’il traite Margot autrement que moi : Margot n’est-elle pas la plus intelligente, la plus gentille, la plus belle et la meilleure ? Mais j’ai tout de même droit à être un peu prise au sérieux. J’ai toujours été le clown et le vaurien de la famille, j’ai toujours dû payer double pour tout ce que j’ai fait : une fois en réprimandes et une fois en désespoir au fond de moi. Aujourd’hui, ces caresses superficielles ne me suffisent plus, pas plus que les conversations prétendument sérieuses, j’attends de papa quelque chose qu’il n’est pas en état de me donner. Je ne suis pas jalouse de Margot, ne l’ai jamais été, je n’envie pas son intelligence ni sa beauté, je voudrais seulement sentir que papa m’aime vraiment, pas seulement comme son enfant, mais pour moi-même, Anne.

Je me raccroche à papa parce que je considère maman chaque jour avec plus de mépris, et qu’il est le seul à retenir mes derniers restes de sentiments familiaux. Papa ne comprend pas que de temps en temps j’ai besoin de soulager mon cœur à propos de maman, il refuse d’en parler, il évite tout ce qui a trait aux erreurs de maman.

Et pourtant, c’est maman, avec tous ses défauts, qui me pèse le plus lourdement sur le cœur. Je ne sais plus comment me comporter, je ne peux pas lui montrer du doigt sa négligence, son esprit sarcastique et sa dureté, mais je ne peux pas non plus m’attribuer toujours toutes les fautes.

Je suis en tout à l’opposé d’elle et les heurts sont inévitables. Je ne juge pas le caractère de maman car ce n’est pas à moi de le faire, je la considère seulement en tant que mère. Pour moi, maman n’est pas une mère. Je dois moi-même me tenir lieu de mère. Je me suis séparée d’eux, je navigue en solitaire et je verrai bien où j’accoste. Cela vient surtout du fait que je vois en moi-même un très grand exemple de ce que doit être une mère et une femme, et que je n’en retrouve rien chez elle, à qui je dois donner le nom de mère.

Je prends toujours la résolution de ne plus regarder les mauvais exemples de maman, je ne veux voir que ses bons côtés et chercher en moi ce que je ne trouve pas chez elle. Mais je n’y arrive pas et le pire, c’est que ni papa ni maman ne comprennent qu’ils ne répondent pas à mon attente et que je les condamne pour cela. Existe-t-il des parents pour satisfaire totalement leurs enfants ?

Parfois, je crois que Dieu veut me mettre à l’épreuve maintenant et à l’avenir. Je dois devenir bonne toute seule, sans exemples et sans discours – pour être un jour la plus forte possible.

Qui d’autre que moi lira un jour ces lettres ? Qui d’autre que moi me consolera ? Car j’ai souvent besoin de consolation, je manque si souvent de force et j’ai plus souvent de raisons d’être mécontente de moi que satisfaite. Je le sais et je ne renonce pas à essayer chaque jour de m’améliorer.

Il n’y a pas de cohérence dans la façon dont on me traite. Un jour Anne est très raisonnable et peut tout entendre et le lendemain, Anne n’est encore qu’une petite bécasse qui ne connaît rien à rien et s’imagine avoir appris monts et merveilles dans les livres ! Je ne suis plus le bébé et la petite dernière, qui en plus fait rire tout le monde à chacun de ses actes. J’ai mes idéaux, mes idées et mes projets, mais je n’arrive pas encore à les exprimer clairement.

Ah, tant de choses remontent à la surface quand je suis seule le soir comme d’ailleurs dans la journée, quand je dois supporter les gens qui me portent sur les nerfs ou qui me comprennent toujours de travers. C’est pourquoi en dernier ressort j’en reviens toujours à mon journal, c’est mon point de départ et d’arrivée, car Kitty est toujours patiente. Je vais lui promettre de persévérer malgré tout, de me frayer ma propre voie et de ravaler mes larmes. Seulement, j’aimerais tant voir les résultats de mes efforts ou être encouragée, ne serait-ce qu’une fois, par quelqu’un qui m’aime.

Ne me juge pas mal, mais considère-moi plutôt comme quelqu’un qui de temps en temps a le cœur trop lourd.

Bien à toi,

Anne

MERCREDI 3 NOVEMBRE 1943

Chère Kitty,

Pour nous distraire et nous cultiver un peu, papa a demandé à l’Institut d’enseignement de Leyde son prospectus. Margot a fureté au moins trois fois dans cette épaisse brochure sans rien trouver à son goût ou à la portée de sa bourse. Papa s’est montré plus rapide, il voulait écrire à l’Institut pour faire l’essai d’une leçon de « latin niveau élémentaire ». Aussitôt dit, aussitôt fait. La leçon est arrivée, Margot s’est mise au travail pleine d’enthousiasme, et le cours, malgré son prix élevé, a été commandé. Il est bien trop difficile pour moi, même si j’aimerais beaucoup apprendre le latin.

Pour que je me lance moi aussi dans un nouveau sujet, papa a demandé à Kleiman s’il pouvait se procurer une bible pour enfants afin que je connaisse enfin quelque chose du Nouveau Testament.

« Tu veux donner à Anne une bible pour Hanoucca ? a demandé Margot, quelque peu stupéfaite.

– Oui… euh, je crois que la Saint-Nicolas serait une meilleure occasion », lui a répondu papa. Jésus n’est tout simplement pas à sa place pour la fête de Hanoucca.

Comme l’aspirateur est cassé, il faut que je frotte tous les soirs le tapis avec une vieille brosse. Fermer la fenêtre, allumer la lumière, le poêle aussi, puis épousseter le sol en passant la balayette. « Cela ne va pas durer », me suis-je dit dès la première fois. On ne va pas tarder à se plaindre et, en effet, maman souffrait de maux de tête à cause des gros nuages de poussière qui restaient en suspens dans la pièce, Margot avait son nouveau dictionnaire latin couvert de saleté et Pim maugréait qu’après tout, le sol n’avait pas changé d’aspect le moins du monde. Voilà comment on est remercié de sa peine.

La dernière décision de l’Annexe est d’allumer le poêle à sept heures et demie les dimanches, au lieu de cinq heures et demie du matin. Je trouve qu’il y a là un danger. Que vont s’imaginer les voisins en voyant la fumée sortir de notre cheminée ?

De même pour les rideaux. Depuis notre arrivée, ils sont restés fixés exactement à la même place, parfois un de ces messieurs ou de ces dames est pris d’un caprice et veut absolument regarder au-dehors. Conséquence : une tempête de reproches. Réponse : « De toute façon, personne ne le remarque. » Voilà comment commence et se termine toute négligence. Personne ne le remarque, personne ne peut l’entendre, personne n’y fait attention, facile à dire, mais est-ce bien vrai ? En ce moment, les disputes orageuses se sont calmées, seul Dussel est fâché avec Van Daan. Quand il parle de Madame, on n’entend qu’une seule chose : « cette pauvre cloche » ou « cette vieille andouille » et, inversement, Madame qualifie cet infaillible savant de « vieille demoiselle », « vieille fille toujours piquée au vif », etc.

Comme on voit mieux la paille dans l’œil du voisin !

Bien à toi,

Anne

LUNDI SOIR 8 NOVEMBRE 1943

Chère Kitty,

Si tu lis ma pile de lettres à la suite, tu te rendras sûrement compte que je les ai écrites dans des humeurs différentes. Je suis moi-même agacée de voir à quel point je suis influencée par l’humeur régnant à l’Annexe, d’ailleurs je ne suis pas la seule, nous sommes tous dans ce cas. Quand je lis un livre qui m’impressionne, je dois d’abord remettre sérieusement de l’ordre en moi-même avant de me présenter devant les gens, sinon ils trouveraient que j’ai l’esprit un peu tordu. En ce moment, comme tu as déjà dû t’en apercevoir, je traverse une période où je suis déprimée. Je ne pourrais pas vraiment te dire pourquoi, mais je pense que cela vient de ma lâcheté, à laquelle je me heurte sans arrêt.

Ce soir, alors que Bep était encore ici, on a sonné longtemps, fort et avec insistance à la porte, je suis devenue livide, j’ai eu des douleurs dans le ventre et des palpitations, et tout cela parce que j’avais peur !

Le soir dans mon lit, je me vois seule dans un cachot, sans papa ni maman. Parfois, j’erre sur la route, ou notre Annexe prend feu, ou ils viennent la nuit nous chercher et, pleine de désespoir, je me cache sous le lit. Je vois tout, comme si je le subissais vraiment, avec en plus le sentiment que cela pourrait m’arriver d’un moment à l’autre !

Miep dit souvent qu’elle nous envie car nous sommes tranquilles ici. C’est peut-être vrai, mais notre angoisse, elle n’y pense sûrement pas.

Je ne peux pas du tout m’imaginer que pour nous le monde redevienne jamais normal. Il m’arrive de parler d’« après la guerre », mais c’est comme si je parlais de châteaux en Espagne, de quelque chose qui ne se réalisera jamais.

Je nous vois tous les huit dans l’Annexe comme si nous étions un morceau de ciel bleu entouré de gros nuages noirs, si noirs. Sur le cercle bien délimité où nous nous tenons, nous sommes encore en sécurité, mais les nuages avancent toujours plus près, et l’anneau nous séparant du danger qui s’approche ne cesse de se resserrer. Maintenant, le danger et l’obscurité sont tellement imminents que, ne sachant où nous réfugier, nous nous cognons les uns aux autres. Nous regardons tous en bas où les gens se bagarrent, nous regardons tous en haut où c’est calme et beau, et entre-temps, notre cercle est isolé par la masse sombre qui ne nous pousse ni en bas, ni en haut, mais se tient devant nous, mur impénétrable, qui s’apprête à nous détruire mais ne le peut pas encore. Il ne me reste plus qu’à crier et à supplier : « Oh anneau, anneau, élargis-toi et ouvre-toi pour nous ! »

Bien à toi,

Anne

JEUDI 11 NOVEMBRE 1943

Chère Kitty,

J’ai trouvé un bon titre pour ce chapitre :

Ode à mon stylo-plume,

In memoriam.

Mon stylo-plume a toujours été pour moi un objet précieux ; je lui vouais le plus profond respect, surtout en raison de sa pointe épaisse, car je ne peux écrire tout à fait proprement qu’avec des pointes épaisses. Mon stylo a vécu une vie très longue et passionnante que je vais raconter brièvement :

Quand j’avais neuf ans, mon stylo-plume est arrivé dans un petit paquet (enveloppé de coton), en qualité d’« échantillon sans valeur », venu d’aussi loin qu’Aix-la-Chapelle, ville de ma grand-mère, la généreuse donatrice.

J’étais couchée avec la grippe alors que le vent de février sifflait autour de la maison. Le glorieux stylo-plume était contenu dans un étui en cuir rouge et a été montré dès le premier jour à toutes mes amies.

Moi, Anne Frank, la fière propriétaire d’un stylo-plume !

À l’âge de dix ans, j’ai pu emmener mon stylo à l’école et là, la maîtresse m’a permis de m’en servir. À onze ans, cependant, j’ai dû ranger mon trésor, car la maîtresse de la dernière classe de primaire n’autorisait que les porte-plumes et les encriers comme outils d’écriture. Quand j’ai eu douze ans et que je suis entrée au lycée juif, mon stylo a reçu à son plus grand honneur un nouvel étui, où pouvait se loger également un crayon et qui en plus faisait beaucoup plus vrai car il se fermait à l’aide d’une fermeture à glissière. À treize ans, je l’ai emporté à l’Annexe où il a parcouru avec moi d’innombrables carnets et cahiers. À mes quatorze ans, mon stylo venait de passer sa dernière année avec moi et aujourd’hui…

Un vendredi après-midi après cinq heures, je sortais de ma petite chambre et voulais m’asseoir à table pour écrire quand on m’a écartée sans ménagements pour que je fasse place à Margot et à papa qui devaient travailler leur latin. Le stylo est resté sur la table, inutilisé, et sa propriétaire, soupirant car elle devait se contenter d’un tout petit coin de table, s’est mise à frotter des haricots. Ici, « frotter des haricots » signifie redonner un air décent à des haricots rouges moisis.

À six heures moins le quart, j’ai balayé par terre et jeté la saleté ainsi que les haricots pourris dans un journal puis dans le poêle. Une gigantesque flamme en a jailli et je me suis réjouie de voir le poêle revivre alors qu’il était agonisant.

Le calme était revenu, les latinistes avaient fichu le camp et je m’asseyais devant la table pour entreprendre le travail prévu, mais j’avais beau chercher, mon stylo restait introuvable. J’ai regardé une fois encore, Margot s’y est mise aussi, et maman et papa et Dussel, mais il avait disparu sans laisser de trace.

« Peut-être qu’il est tombé dans le poêle avec les haricots ! a suggéré Margot.

– Mais bien sûr que non ! » ai-je répondu.

Le soir, cependant, mon stylo ne voulant toujours pas refaire surface, nous avons tous supposé qu’il avait été brûlé, d’autant plus que le celluloïd brûle à merveille. Et en effet, le triste pressentiment s’est confirmé quand le lendemain matin, papa, en vidant le poêle, a retrouvé au milieu d’une pelletée de cendres l’attache servant à fixer le stylo. De la plume en or, il ne restait plus rien. « Elle a dû fondre sur une des pierres réfractaires », supposait papa.

Il me reste une consolation, même si elle est maigre, mon stylo a été incinéré, comme je veux l’être plus tard.

Bien à toi,

Anne

Auteurs::

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