Journal d’Anne Franck

LUNDI 28 FÉVRIER 1944

Très chère Kitty,

Cela devient un cauchemar de la nuit et du jour. Je le vois à toute heure ou presque et ne peux l’approcher, je n’ai le droit de rien montrer à personne, il faut que je sois gaie quand tout en moi est désespoir.

Peter Schiff et Peter van Daan se sont fondus en un seul Peter, qui est bon et gentil et dont j’ai terriblement besoin. Maman est affreuse, papa est gentil et par là encore plus insupportable, Margot est la plus insupportable de tous, parce qu’elle prétend qu’on lui fasse bonne figure et que je veux avoir la paix.

Peter n’est pas venu me rejoindre au grenier, il est allé dans les combles pour y bricoler un peu avec du bois. À chaque craquement et à chaque coup de marteau tombait un morceau de mon courage et je devenais plus triste encore. Et dans le lointain, un carillon jouait : « Le corps droit, l’âme droite37 ! »

Je suis sentimentale, je le sais. Je suis désespérée et déraisonnable, je le sais aussi.

Oh, aide-moi !

Bien à toi,

Anne M. Frank

MERCREDI 1er MARS 1944

Chère Kitty,

Mes problèmes personnels se sont retirés au second plan et ce, du fait d’un cambriolage. Je deviens monotone avec mes cambriolages, mais est-ce ma faute à moi si les cambrioleurs prennent tant de plaisir à honorer Gies & Co de leur visite ? Ce cambriolage-ci est beaucoup plus compliqué que le précédent, de juillet 1943.

Hier soir, lorsque M. Van Daan est descendu comme à son habitude à sept heures et demie dans le bureau de Kugler, il a vu que la porte de communication vitrée et celle du bureau étaient ouvertes. Cela l’a étonné, il a continué et son étonnement a grandi quand il a trouvé ouvertes les portes du cabinet et un fouillis indescriptible dans le bureau de devant. « Un voleur est passé par ici », a-t-il pensé en un éclair, et pour en avoir aussitôt le cœur net, il a descendu l’escalier, empoigné la porte d’entrée, tâté la serrure Lips38, tout était fermé. « Oh, il faut croire que Bep et Peter ont été très négligents ce soir », a-t-il alors supposé. Il est demeuré un moment dans le bureau de Kugler, puis a éteint la lampe, est remonté et n’a plus guère songé aux portes ouvertes, ni au fouillis du bureau de devant.

Ce matin, Peter a frappé de bonne heure à notre porte et nous a annoncé une nouvelle pas trop réjouissante : la porte d’entrée était grande ouverte. En outre, il nous a rapporté que l’appareil de projection et le nouveau porte-documents de Kugler avaient disparu du placard. Peter a été chargé d’aller fermer la porte, Van Daan nous a fait part de ses constatations de la veille au soir et nous étions fort inquiets.

Toute l’affaire ne peut avoir qu’une seule explication : le voleur possède un double de la clef de la porte, car celle-ci n’avait pas du tout été forcée. Il a dû se glisser ici très tôt dans la soirée, a refermé la porte derrière lui, a été dérangé par Van Daan ; il s’est caché jusqu’à son départ, puis a fui avec son butin en laissant la porte ouverte dans sa hâte.

Qui peut bien avoir notre clé ? Pourquoi le voleur n’est-il pas allé à l’entrepôt ? Le coupable serait-il l’un de nos propres magasiniers et ne va-t-il pas nous trahir, à présent qu’il a entendu et peut-être même vu Van Daan ?

C’est vraiment très inquiétant, parce que nous ne savons pas si le cambrioleur en question ne va pas avoir l’idée de rouvrir notre porte une autre fois, à moins qu’il n’ait eu peur de l’homme qui rôdait ici ?

Bien à toi,

Anne

P.-S. Si tu pouvais nous dénicher un bon détective, cela nous serait très agréable. La première condition est naturellement qu’on puisse lui faire confiance sur le chapitre de la clandestinité.

JEUDI 2 MARS 1944

Chère Kitty,

Margot et moi étions ensemble au grenier, pourtant je ne prends pas autant de plaisir à être avec elle que je m’étais figuré avec Peter (ou avec un autre). Je sais bien cependant que, sur la plupart des sujets, elle a les mêmes sentiments que moi !

En faisant la vaisselle, Bep a commencé à parler de sa mélancolie à maman et Mme Van Daan. Quel secours peut-elle attendre de ces deux-là ? Notre mère, surtout, avec son manque de tact, vous ferait plutôt couler. Sais-tu ce qu’elle lui a donné comme conseil ? Elle n’avait qu’à penser à tous ces gens qui périssent dans ce monde ! Qui donc peut trouver du réconfort dans la pensée de la détresse, quand il la connaît lui-même ? C’est aussi ce que j’ai dit. La réponse a été naturellement que je ne suis pas en âge de parler de ces choses-là !

Ce que les adultes peuvent être idiots et stupides ! Comme si Peter, Margot, Bep et moi ne ressentions pas tous la même chose, contre laquelle il n’y a qu’un remède, l’amour maternel ou l’amour de très, très bons amis. Mais ces deux mères, ici, elles ne nous comprennent pas pour deux sous ! Mme Van Daan peut-être encore mieux que maman !

Oh, j’aurais tant voulu dire quelque chose à cette pauvre Bep, une chose dont je sais d’expérience qu’elle console.

Mais papa s’en est mêlé et m’a écartée sans ménagements. Comme ils sont tous stupides !

Avec Margot j’ai parlé aussi de papa et maman, comme nous pourrions nous amuser ici si ces deux-là n’étaient pas aussi embêtants. Nous pourrions organiser des soirées où chacun parlerait d’un sujet à tour de rôle. Mais la cause est entendue. Je ne peux pas parler, ici ! M. Van Daan attaque, maman devient tranchante et ne peut parler de rien d’un ton calme, papa n’a aucune envie de ce genre de discussions, pas plus que M. Dussel, et Madame se fait toujours critiquer, au point qu’elle en devient toute rouge et ne peut presque plus se défendre. Et nous ? Nous n’avons pas le droit d’avoir une opinion ! Oui, ils sont terriblement modernes. Ne pas avoir d’opinion ! On peut dire à quelqu’un : tiens ta langue, mais ne pas avoir d’opinion, cela n’existe pas. Personne ne peut défendre à un autre d’avoir son opinion, si jeune que soit cet autre ! Bep, Margot, Peter et moi ne pouvons trouver du secours que dans un amour fort et désintéressé, un amour qu’aucun de nous ne reçoit ici. Et personne ne peut nous comprendre, surtout pas ces idiots qui font les sages, car nous sommes beaucoup plus sensibles et beaucoup plus avancés dans nos réflexions que les gens d’ici ne pourraient le supposer de près ou de loin !

L’amour, qu’est-ce que l’amour ? Je crois que l’amour est quelque chose qui au fond ne se laisse pas traduire en mots. L’amour, c’est comprendre quelqu’un, tenir à quelqu’un, partager bonheur et malheur avec lui. Et l’amour physique en fait partie tôt ou tard, on a partagé quelque chose, on a donné et on a reçu, et ce, que l’on soit marié ou non, que l’on ait un enfant ou non. Que l’on ait perdu son honneur, peu importe, si l’on est sûr d’avoir à côté de soi pour le reste de sa vie quelqu’un qui vous comprenne et que l’on n’ait à partager avec personne !

En ce moment, maman est encore en train de ronchonner ; elle est visiblement jalouse que je passe plus de temps à parler avec Mme Van Daan qu’avec elle. Tu penses comme je m’en moque !

Cet après-midi, j’ai attrapé Peter au vol, nous avons parlé au moins trois quarts d’heure. Peter avait beaucoup de mal à se confier, mais les mots ont fini par venir, très lentement. Je ne savais vraiment pas ce que je devais faire, descendre ou rester en haut avec lui. Mais je voudrais tant l’aider ! Je lui ai raconté l’histoire de Bep en insistant sur le manque de tact des deux mères. Il m’a raconté que ses parents se querellaient constamment, sur la politique et les cigarettes, et sur tous les sujets possibles. Comme je l’ai déjà dit, Peter était très intimidé mais cela ne l’a pas empêché de laisser échapper qu’il aimerait bien ne plus voir ses parents pendant deux ans. « Mon père est loin d’être aussi sympathique qu’il en a l’air, dit-il, mais sur la question des cigarettes, maman a absolument raison ! »

Je lui ai parlé aussi de ma mère. Mais il a pris la défense de papa, disant que c’était « un type du tonnerre ».

Ce soir, au moment où je raccrochais mon tablier après la vaisselle, il m’a rappelée pour me demander de ne pas dire en bas qu’ils avaient une nouvelle dispute et ne se parlaient plus. Je le lui ai promis, même si j’en avais déjà parlé à Margot. Mais je suis convaincue que Margot tiendra sa langue.

J’ai dit : « Mais non, Peter, tu n’as rien à craindre, j’ai perdu l’habitude de tout raconter, je ne répète rien de ce que tu me dis. »

Cela lui a fait plaisir. Je lui ai parlé aussi de ces médisances continuelles chez nous, et je lui ai dit : « Margot a bien sûr parfaitement raison de dire que je ne tiens pas parole ; car je veux bien cesser de dire du mal des gens, mais je ne prends que trop de plaisir à le faire quand il s’agit de M. Dussel.

– C’est très bien de ta part », a-t-il dit. Il avait rougi et, à mon tour, je me sentais presque confuse devant ce compliment qui partait du cœur.

Nous avons parlé encore des gens d’en bas et d’en haut ; Peter était vraiment étonné d’apprendre que nous n’apprécions toujours pas ses parents. Je lui ai dit : « Peter, tu sais que je suis franche, pourquoi ne te le dirais-je pas, nous sommes au courant de leurs défauts, nous aussi. »

J’ai ajouté : « Peter, je voudrais tant t’aider, est-ce possible ? Tu es plongé dans toutes ces histoires et même si tu n’en dis rien, je sais bien que tu te ronges.

– Oh, je serai toujours heureux de profiter de ton aide.

– Il vaut peut-être mieux que tu ailles voir papa, lui non plus ne répète rien, tu peux tout lui raconter sans problèmes, tu sais !

– Oui, c’est un vrai camarade.

– Tu l’aimes beaucoup, n’est-ce pas ? »

Peter a fait oui de la tête et j’ai poursuivi : « Lui aussi t’aime bien, tu sais ! »

Il m’a lancé un regard bref en rougissant, c’était vraiment touchant de voir à quel point ces quelques mots lui faisaient plaisir. « Tu crois ? m’a-t-il demandé.

– Oui, on peut le déduire de ce qu’il laisse échapper de temps en temps ! »

À ce moment, M. Van Daan est arrivé pour lui dicter quelque chose. Peter aussi est sûrement un « type du tonnerre », tout comme papa !

Bien à toi,

Anne M. Frank

VENDREDI 3 MARS 1944

Très chère Kitty,

Ce soir, en regardant la flamme de la bougie, je me suis sentie redevenir heureuse et calme. En fait, c’est Grand-mère qui se tient dans cette bougie et c’est Grand-mère aussi qui me préserve et me protège et qui me rend ma joie. Mais… il en est un autre, qui domine toute mon humeur et c’est… Peter. Aujourd’hui, quand je suis allée chercher des pommes de terre et que j’étais encore dans l’escalier avec ma casserole pleine, il m’a demandé : « Qu’est-ce que tu as fait à midi ? »

Je me suis assise sur l’escalier et nous avons commencé à parler ; à cinq heures et quart (une heure après le moment où j’étais partie les chercher), les pommes de terre arrivaient à destination. Peter n’a plus dit un mot de ses parents, nous avons seulement parlé de livres et d’autrefois. Oh, que ce garçon a un regard chaleureux ; il ne m’en faudrait plus beaucoup, je crois, pour tomber amoureuse de lui.

C’est de cela qu’il a parlé ce soir. Je suis entrée chez lui, après l’épluchage des pommes de terre, en me plaignant d’avoir chaud. « On peut voir la température rien qu’en nous regardant, Margot et moi ; quand il fait froid, nous sommes toutes blanches et quand il fait chaud, toutes rouges, ai-je dit.

– Amoureuse ? demanda-t-il.

– Pourquoi serais-je amoureuse ? » Ma réponse, ou plutôt (pour mieux dire) ma question, était un peu bébête.

« Pourquoi pas ! » a-t-il dit, et à ce moment on nous a appelés pour dîner.

A-t-il voulu sous-entendre quelque chose par cette question ? Aujourd’hui, j’ai enfin pris sur moi de lui demander si mon bavardage ne l’ennuyait pas. Il a dit seulement : « Ça ne me dérange pas, tu sais ! » Dans quelle mesure cette réponse est-elle due à la timidité, je ne peux en juger.

Kitty, je suis comme une amoureuse, qui ne sait que parler de son chéri. D’ailleurs, Peter est un vrai chéri, c’est bien vrai. Mais quand le lui dire ? Uniquement si lui aussi m’appelle sa chérie, bien sûr, mais je suis un petit chat à prendre avec des gants, je le sais bien. Et il tient à sa tranquillité, donc jusqu’à quel point il me trouve gentille, je n’en ai aucune idée. En tout cas nous apprenons à nous connaître un peu mieux, j’attends avec impatience que nous osions nous dire beaucoup plus de choses. Mais, qui sait, ce temps viendra peut-être plus vite que je ne le pense ! Plusieurs fois par jour, il me lance un regard de connivence, je lui réponds d’un clin d’œil et nous sommes heureux tous les deux. Il faut que je sois folle pour parler de son bonheur, mais j’ai le sentiment irrépressible qu’il pense exactement comme moi !

Bien à toi,

Anne M. Frank

SAMEDI 4 MARS 1944

Ma chère Kitty,

Ce samedi est le premier depuis des mois et des mois à être moins ennuyeux, moins triste et moins monotone que tous les précédents. Peter en est la cause, et personne d’autre. Ce matin, je venais raccrocher mon tablier au grenier lorsque papa m’a demandé si je ne voulais pas rester pour parler un peu français. J’étais d’accord ; nous avons d’abord parlé français, je lui ai expliqué certaines choses, puis nous avons fait de l’anglais, papa nous a lu du Dickens et le roi n’était pas mon cousin, car j’étais sur la chaise de papa, tout à côté de Peter.

À onze heures moins le quart je suis descendue. Et, à onze heures et demie, quand je suis remontée, il était déjà à m’attendre dans l’escalier. Nous avons parlé jusqu’à une heure moins le quart. Dès qu’il en trouve l’occasion, si je sors d’une pièce, par exemple après le repas, et que personne ne nous entend, il dit : « Au revoir, Anne, à tout à l’heure ! »

Oh, je suis tellement contente ! Est-ce qu’il se mettrait tout de même enfin à m’aimer ? En tout cas c’est un garçon sympathique et ça pourrait être vraiment super de parler avec lui.

Madame ne trouve rien à redire à nos conversations, mais aujourd’hui elle a demandé pour nous taquiner : « Est-ce que je peux vous faire confiance, tous les deux là-haut ?

– Bien sûr, ai-je protesté, vous me faites injure ! » Je me réjouis du matin au soir de voir Peter.

Bien à toi,

Anne M. Frank

P.-S. J’allais oublier, cette nuit est tombée une grosse giboulée de neige. Ça ne se voit presque plus maintenant, tout a fondu.

LUNDI 6 MARS 1944

Chère Kitty,

Tu ne trouves pas bizarre que, depuis que Peter m’a parlé des histoires de ses parents, je me sente un peu responsable de lui ? Il me semble que ces querelles me regardent autant que lui et pourtant je n’ose plus lui en parler, car j’ai peur de lui déplaire. Pour rien au monde je ne voudrais être indélicate.

Le visage de Peter révèle qu’il pense tout autant que moi, et hier soir, j’ai été irritée d’entendre Madame dire de son ton le plus moqueur : « Le penseur ! » Peter en était rouge de confusion et moi, j’étais près d’exploser.

Ces gens ne peuvent donc pas tenir leur langue ! Tu ne peux pas savoir comme c’est triste d’être témoin de sa solitude sans pouvoir rien faire.

Je m’imagine, comme si je l’avais éprouvé moi-même, le désespoir qu’il doit ressentir parfois devant les querelles ou les marques d’amour. Pauvre Peter, comme il a besoin d’amour !

Comme c’était dur à entendre lorsqu’il a affirmé qu’il n’avait pas besoin d’amis. Oh, comme il se trompe ! Je crois aussi qu’il n’en pense pas un mot. Il se raccroche à sa virilité, à sa solitude et à son masque d’indifférence pour ne pas sortir de son rôle et surtout, surtout ne jamais montrer ce qu’il ressent. Pauvre Peter, combien de temps pourra-t-il encore tenir ce rôle, ces efforts surhumains ne seront-ils pas suivis d’une terrible explosion ?

Oh, Peter, si seulement je pouvais t’aider, si j’en avais le droit ! À nous deux, nous saurions bien chasser notre solitude !

Je pense beaucoup, mais ne dis pas grand-chose. Je suis heureuse lorsque je le vois et qu’en plus, le soleil brille. Hier, pendant qu’on me lavait la tête, je faisais la folle, et pourtant je savais très bien qu’il était dans la pièce d’à côté. Je n’y pouvais rien ; plus je suis calme et sérieuse au fond de moi, plus je suis exubérante ! Qui sera le premier à mettre à nu et à percer cette cuirasse ?

C’est tout de même une bonne chose que les Van Daan n’aient pas une fille. Jamais ma conquête ne serait aussi difficile, aussi belle et aussi délicieuse s’il n’y avait justement l’attrait de l’autre sexe !

Bien à toi,

Anne M. Frank

P.-S. Tu sais que je t’écris tout avec franchise et c’est pourquoi je dois t’avouer que ma vie se passe dans l’attente de chaque nouvelle rencontre.

J’espère constamment découvrir que lui aussi m’attend de la même façon et je suis transportée de joie lorsque je remarque ses petits travaux d’approche timides. À mon avis, il donnerait tout pour s’exprimer avec autant de facilité que moi, il ne se doute pas que c’est justement sa gaucherie qui me touche à ce point.

MARDI 7 MARS 1944

Chère Kitty,

Quand je songe aujourd’hui à ma petite vie douillette de 1942, elle me paraît irréelle. Cette vie de rêve était le lot d’une Anne Frank toute différente de celle qui a mûri ici. Oui, une vie de rêve, voilà ce que c’était. Dans chaque recoin cinq admirateurs, une bonne vingtaine d’amies et de copines, la chouchoute de la plupart des profs, gâtée par papa et maman, bonbons à foison, assez d’argent – que désirer de plus ? Tu vas sans doute me demander comment j’ai fait pour mettre dans ma poche tous ces gens. La réponse de Peter : « séduction naturelle » n’est pas tout à fait vraie. Tous les professeurs trouvaient quelque chose de drôle, d’amusant et de spirituel à mes reparties astucieuses, à mes remarques humoristiques, à mon visage rieur et à mon regard critique. Voilà tout ce que j’étais ; une flirteuse acharnée, coquette et amusante. J’avais quelques bons côtés qui m’assuraient une certaine popularité, à savoir l’application, de la franchise et de la générosité. Jamais je n’aurais refusé à qui que ce soit le droit de copier sur moi, je distribuais mes bonbons à pleines mains et je n’étais pas prétentieuse.

Tant d’admiration ne m’aurait-elle pas rendue arrogante ? C’est une chance qu’au milieu, au point culminant de la fête, j’aie été soudain ramenée à la réalité, et il m’a fallu plus d’un an pour m’habituer à ne plus recevoir de nulle part de marques d’admiration.

Comment me voyaient-ils à l’école ? Celle qui prenait l’initiative des farces et des blagues, toujours partante, jamais de mauvaise humeur ou pleurnicharde. Quoi d’étonnant si tout le monde voulait m’accompagner à vélo ou me témoigner de petites attentions ?

Aujourd’hui je regarde cette Anne Frank comme une fille sympathique, amusante, mais superficielle, qui n’a rien à voir avec moi. Que disait Peter à mon sujet ? « Quand je te voyais, tu étais régulièrement entourée de deux garçons ou plus et d’une bande de filles, toujours tu riais et toujours tu étais le point de mire ! » Il avait raison.

Que reste-t-il aujourd’hui de cette Anne Frank ? Oh, bien sûr, je n’ai pas encore perdu mon rire ni mes reparties, et je sais critiquer les gens tout aussi bien ou encore mieux, je sais flirter comme avant et en plus le faire avec esprit, si je veux…

C’est là où le bât blesse, je veux bien encore vivre ainsi, pour une soirée, pour quelques jours, pour une semaine, en apparence insouciante et joyeuse.

À la fin de cette semaine je serais épuisée, et profondément reconnaissante à la première personne venue qui parlerait d’un sujet valable. Je ne veux pas de soupirants, mais des amis, pas d’admirateurs pour un petit sourire câlin mais pour mon comportement et mon caractère. Je sais très bien qu’alors le cercle de mon entourage serait beaucoup plus petit. Mais quelle importance, si je ne garde qu’un petit nombre de gens, de gens sincères ?

Malgré tout, en 1942, je n’étais pas non plus absolument heureuse, je me sentais souvent abandonnée, mais comme j’étais occupée du matin au soir, je ne réfléchissais pas et je m’amusais autant que je pouvais, j’essayais consciemment ou inconsciemment de chasser le vide par des plaisanteries.

À présent je considère ma propre vie et je remarque qu’une période en est définitivement close ; le temps de l’école sans souci ni tracas ne reviendra jamais plus. Je ne le regrette même pas vraiment, j’ai dépassé ce stade, je ne peux pas me contenter de batifoler, une petite part de moi conserve toujours son sérieux.

Je vois ma vie jusqu’au Nouvel An 1944 comme à travers une loupe puissante. Quand nous étions encore chez nous, cette vie ensoleillée, puis en 1942 l’arrivée ici, le passage sans transition, les querelles, les accusations ; je n’arrivais pas à comprendre, j’étais submergée et je ne connaissais rien d’autre que l’insolence pour garder une contenance.

La première moitié de 1943, mes crises de larmes, la solitude, la lente prise de conscience de tous mes torts et de tous mes défauts, qui sont si grands et qui me paraissaient deux fois plus grands encore. Dans la journée, j’oubliais mes problèmes en parlant, j’essayais de rapprocher Pim de moi, je n’y réussissais pas, je me retrouvais seule devant une tâche difficile, me rendre telle que je n’aie plus à entendre de reproches, car ils me déprimaient et me plongeaient dans un affreux abattement.

La seconde moitié de l’année a été un peu meilleure, je suis entrée dans l’âge ingrat, on me considérait plus comme une adulte. J’ai commencé à penser, à écrire des histoires et je suis parvenue à la conclusion que les autres n’avaient plus à s’occuper de moi, ils n’avaient pas le droit de me tirer à droite et à gauche comme une pendule à balancier, j’entendais me réformer moi-même selon ma propre volonté. J’ai compris que je peux me passer de maman, entièrement et totalement, constatation douloureuse, mais une chose qui m’a blessée encore plus fort, c’est que je voyais bien que papa ne serait jamais mon confident. Je ne me confiais plus à personne d’autre qu’à moi-même.

Après le Nouvel An, deuxième grand changement, mon rêve… c’est ainsi que j’ai découvert mon besoin d’un… garçon ; pas d’une amie fille, mais d’un ami garçon. Découvert aussi le bonheur en moi et ma cuirasse de superficialité et de gaieté. Mais de temps à autre je retombais dans le silence. À présent je ne vis plus que pour Peter, car c’est de lui que dépendra pour une large part ce qu’il adviendra désormais de moi !

Et le soir, lorsque je suis couchée et que je termine ma prière par ces mots : « Je te remercie pour tout ce qui est bon, aimable et beau39 », alors je me sens emplie d’une jubilation intérieure, je pense à « ce qui est bon » dans la clandestinité, dans ma santé, dans tout mon être, à « ce qui est aimable » en Peter, ce qui est encore petit et fragile et que tous deux nous n’osons encore nommer, cet amour, l’avenir, le bonheur et à « ce qui est beau » et qui veut dire le monde, le monde, la nature et l’ample beauté de tout, de toutes les belles choses ensemble.

Alors, je ne pense pas à toute la détresse, mais à la beauté qui subsiste encore. C’est là que réside pour une grande part la différence entre maman et moi. Le conseil qu’elle donne contre la mélancolie est : « Pense à toute la détresse du monde et estime-toi heureuse de ne pas la connaître. »

Mon conseil à moi, c’est : « Sors, va dans les champs, dans la nature et au soleil, sors et essaie de retrouver le bonheur en toi ; pense à toute la beauté qui croît en toi et autour de toi et sois heureuse ! »

À mon avis, la phrase de maman ne tient pas debout, car que doit-on faire quand on connaît soi-même la détresse ? On est perdu. En revanche, je trouve que dans n’importe quel chagrin, il subsiste quelque chose de beau, si on le regarde, on est frappé par la présence d’une joie de plus en plus forte et l’on retrouve soi-même son équilibre. Et qui est heureux rendra heureux les autres aussi, qui a courage et confiance ne se laissera jamais sombrer dans la détresse !

Bien à toi,

Anne M. Frank

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