Journal d’Anne Franck

MERCREDI 8 MARS 1944

Margot et moi nous sommes envoyé quelques petits messages, seulement pour rire, bien sûr.

Anne : « Bizarre, hein, les événements de la nuit ne me reviennent en mémoire que beaucoup plus tard, voilà que je me rappelle tout à coup que M. Dussel a beaucoup ronflé cette nuit (maintenant il est trois heures moins le quart, mercredi après-midi, et M. Dussel ronfle de nouveau, et c’est pourquoi je m’en suis souvenue, naturellement). Quand j’ai dû aller sur le pot, j’ai fait exprès un peu plus de bruit pour mettre un terme à ces ronflements. »

Margot : « Qu’est-ce qu’il vaut mieux entendre, les happements d’air ou le ronflement ? »

Anne : « Mieux vaut le ronflement parce qu’il cesse quand je fais du bruit, sans que la personne en question se réveille. »

Ce que je n’ai pas écrit à Margot mais qu’à toi je veux bien avouer, ma chère Kitty, c’est que je rêve vraiment beaucoup de Peter. L’avant-dernière nuit, j’étais ici, dans notre salle de séjour, sur la glace avec le petit garçon de la patinoire de la salle Apollo, il patinait ici avec sa sœur à l’éternelle-robe-bleue-et-aux-jambes-maigrichonnes. Je me suis présentée à lui en faisant beaucoup de manières et lui ai demandé son nom. Il s’appelait : Peter. Dans mon rêve, je me suis demandé combien de Peter je connaissais maintenant !

Puis j’ai rêvé que nous nous trouvions dans la petite chambre de Peter, face à face à côté de l’escalier. Je lui ai dit quelque chose, il m’a donné un baiser, mais a répondu qu’il ne m’aimait pas tant que cela et que je ne devais pas flirter. D’une voix suppliante et désespérée j’ai dit : « Je ne flirte pas, Peter ! »

En me réveillant, je me suis sentie soulagée que Peter ne l’ait pas dit dans la réalité.

Cette nuit nous étions encore en train de nous embrasser, mais les joues de Peter étaient très décevantes, pas aussi douces qu’elles en ont l’air, mais semblables à la joue de papa, c’est-à-dire à la joue d’un homme qui se rase déjà.

VENDREDI 10 MARS 1944

Très chère Kitty,

Ce matin, le proverbe : « Un malheur n’arrive jamais seul », est de circonstance ! Peter vient de le citer. Je vais te raconter tous nos ennuis et ceux qui sont peut-être encore suspendus au-dessus de nos têtes.

Tout d’abord, conséquence du mariage de Henk et d’Aagje, hier, Miep est malade. Elle a pris froid à la Westerkerk où avait lieu la bénédiction. Deuxièmement, M. Kleiman n’a toujours pas repris son travail à la suite de sa dernière gastrorragie, et Bep est donc seule au bureau. Troisièmement, un monsieur (que je ne nommerai pas) s’est fait arrêter par la police. C’est très grave, non seulement pour l’homme en question, mais pour nous aussi, car nous attendons avec beaucoup d’impatience des pommes de terre, du beurre et de la confiture. Monsieur M., appelons-le ainsi, a cinq enfants de moins de treize ans et un sixième en route.

Hier soir, nous avons eu un nouveau petit moment de frayeur puisqu’on a soudain tapé contre le mur à côté de nous. Nous étions en train de manger. Le reste de la soirée s’est déroulé dans une atmosphère pesante, pleine de nervosité.

Ces derniers temps, je n’ai plus aucune envie de noter les événements d’ici. Mes propres intérêts me tiennent beaucoup plus à cœur. N’interprète pas mal mon intention, car je trouve affreux le sort de ce pauvre et brave monsieur M., mais il n’y a tout de même pas grand place pour lui dans mon journal.

Mardi, mercredi et jeudi, je suis restée près de Peter de quatre heures et demie à cinq heures et quart. Nous avons fait du français et bavardé de choses et d’autres. J’attends vraiment avec joie cette petite heure dans l’après-midi et le plus beau de tout, c’est que je crois que Peter lui aussi apprécie ma venue.

Bien à toi,

Anne M. Frank

SAMEDI 11 MARS 1944

Chère Kitty,

Ces derniers temps, je ne tiens plus en place, je vais de haut en bas et inversement. Je suis heureuse de parler à Peter, mais j’ai toujours peur de l’ennuyer. Il m’a raconté un certain nombre de choses sur le passé, sur ses parents et sur lui-même. Cela me paraît beaucoup trop peu et je me demande toutes les cinq minutes comment il se fait que j’en désire plus. Avant, il me trouvait insupportable ; c’était réciproque, à présent j’ai changé d’opinion, faut-il donc qu’il ait changé lui aussi ? Je pense que oui, mais cela n’implique pas forcément que nous devions devenir de grands amis, encore que cela m’aiderait pour ma part à supporter plus facilement la vie clandestine. Mais je ferais mieux de ne pas me rendre folle, il m’occupe suffisamment la tête et je n’ai pas à te rendre ennuyeuse comme moi, car je me sens en pleine apathie !

DIMANCHE 12 MARS 1944

Chère Kitty,

La situation devient de plus en plus folle. Depuis hier Peter ne me regarde plus. On dirait qu’il m’en veut, aussi maintenant je fais tous mes efforts pour ne pas lui courir après et pour lui parler le moins possible, mais c’est très difficile ! Qu’est-ce donc qui le détourne souvent de moi et qui l’amène souvent vers moi ? Peut-être que je vois les choses plus sombres qu’elles ne sont en réalité, peut-être qu’il a ses sautes d’humeur, lui aussi, peut-être que demain tout ira bien de nouveau !

Le plus difficile, quand je me sens mal et que j’ai du chagrin, est de faire bonne figure. Il faut parler, rendre service, être avec les autres et surtout avoir l’air gai ! Ce qui me manque le plus, c’est la nature et un endroit où je peux être seule aussi longtemps que je le veux ! Je crois que je mélange tout, Kitty, mais il faut dire que je suis en pleine confusion : d’un côté le désir d’être avec lui me rend folle, c’est à peine si je peux entrer dans la pièce sans le regarder, et d’un autre côté je me demande pourquoi il m’importe à ce point, pourquoi je ne peux pas retrouver mon calme !

Jour et nuit, tant que je suis éveillée, je passe mon temps à me demander : « Est-ce que tu l’as importuné ? Es-tu trop souvent là-haut ? Parles-tu trop souvent de choses sérieuses, qu’il ne peut pas encore aborder ? Il ne te trouve peut-être pas du tout sympathique ? Toute l’affaire n’était peut-être que le fruit de ton imagination ? Mais pourquoi, alors, t’a-t-il tant parlé de lui-même ? Le regrette-t-il maintenant ? » Et une foule d’autres questions.

Hier après-midi, à la suite d’une série de nouvelles tristes venues de l’extérieur, j’étais tellement brisée que je me suis étendue sur mon divan pour dormir. Je ne voulais que dormir, pour ne pas réfléchir. J’ai dormi jusqu’à quatre heures, puis j’ai dû aller dans notre pièce. Il m’a été très difficile de répondre à toutes les questions de maman et d’inventer une histoire pour justifier ma sieste aux yeux de papa. J’ai prétexté la migraine, ce qui n’était pas un mensonge puisque j’avais une migraine… intérieure !

Les gens normaux, des filles normales, des gamines comme moi me trouveraient sans doute timbrée avec mes jérémiades, mais voilà comme je suis, devant toi je dis tout ce que j’ai sur le cœur et le reste de la journée je suis insolente, gaie et culottée autant qu’on peut l’être, pour esquiver toutes les questions et ne pas m’irriter intérieurement de moi-même.

Margot est très gentille et aimerait bien être ma confidente, pourtant je ne peux pas tout lui dire. Elle me prend au sérieux, beaucoup trop au sérieux et médite longuement sur sa folle de sœur, me lance un regard inquisiteur à chacune de mes paroles et se demande chaque fois : « Est-ce qu’elle joue la comédie ou bien pense-t-elle vraiment ce qu’elle dit ? »

Tout cela parce que nous sommes constamment ensemble et que je serais incapable d’avoir ma confidente constamment autour de moi.

Quand sortirai-je de ce fouillis de pensées, quand le calme et la paix reviendront-ils en moi ?

Bien à toi,

Anne

MARDI 14 MARS 1944

Chère Kitty,

Il sera peut-être amusant pour toi (pour moi, pas le moins du monde) d’apprendre ce que nous allons manger aujourd’hui. Pour l’instant, comme la femme de ménage travaille en bas, je suis chez les Van Daan assise à la table recouverte de sa toile cirée, je tiens serré devant ma bouche et contre mon nez un mouchoir imbibé d’un parfum odorant, un parfum d’avant la clandestinité. Mais tu ne dois pas y comprendre grand-chose, donc : « Commençons par le commencement. »

Comme nos fournisseurs de tickets ont été arrêtés, nous n’avons, en dehors de nos cinq cartes d’alimentation « noires », plus de tickets ni de graisse. Comme Miep et Kleiman sont de nouveau malades, Bep ne peut sortir faire des courses et comme toute l’atmosphère est à la morosité, la nourriture l’est aussi. À partir de demain nous n’aurons plus un gramme de graisse, de beurre ou de margarine. Au petit déjeuner, nous ne prenons plus de pommes de terre sautées (économie de pain) mais des flocons d’avoine et comme Madame croit que nous mourons de faim, nous avons acheté un supplément de lait entier.

Notre déjeuner d’aujourd’hui se compose de potée de chou frisé, du tonneau. De là aussi les mesures de prévention avec le mouchoir. C’est incroyable ce que du chou, âgé probablement de quelques années, peut puer ! L’odeur qui flotte dans la pièce est un mélange de prunes avariées, de produit de conservation piquant et d’œufs pourris. Pouah, l’idée même de devoir manger cette saleté me lève le cœur !

Pour tout arranger, nos pommes de terre ont contracté des maladies si singulières qu’un seau de pommes de terre sur deux aboutit dans le poêle. Nous nous amusons à identifier les différentes maladies et sommes parvenus à la conclusion que le cancer, la variole et la rougeole apparaissent à tour de rôle. Ah, ce n’est pas drôle de devoir vivre caché en cette quatrième année de guerre. Vivement que toute cette pagaille se termine !

Pour parler franc, je ne m’en ferais pas trop pour la nourriture, si le reste était un peu plus gai. Mais voilà le problème : cette vie monotone commence à nous rendre tous sinistres. Voici l’opinion de cinq clandestins adultes sur la situation actuelle (les enfants ne sont pas autorisés à avoir une opinion et pour cette fois je m’y suis tenue).

Madame Van Daan : « Il y a longtemps que l’emploi de princesse des fourneaux a cessé de me plaire. Rester assise sans rien faire m’ennuie. Donc je me remets à la cuisine, mais je ne peux pas m’empêcher de maugréer : pas moyen de cuisiner sans graisse, toutes ces mauvaises odeurs me donnent la nausée. Pour prix de ma peine, je n’ai qu’ingratitude et criailleries, je suis toujours la bête noire de tout le monde, on me met tout sur le dos. Quant au reste, je suis d’avis que la guerre ne fait pas beaucoup de progrès, les Allemands finiront encore par remporter la victoire. J’ai une peur bleue de nous voir mourir de faim et j’injurie tout le monde quand je suis de mauvaise humeur. »

Monsieur Van Daan : « J’ai besoin de fumer, fumer, fumer, car alors la nourriture, la politique, l’humeur de Kerli, tout devient supportable. Kerli est bien gentille. Si je n’ai rien à fumer, j’en tombe malade, alors il me faut de la viande, alors notre vie est trop dure, rien n’est assez bon, et il s’ensuit à coup sûr une dispute retentissante. Cette pauvre Kerli est vraiment d’une bêtise consternante. »

Madame Frank : « Je n’attache pas tant d’importance à la nourriture, mais j’aurais bien envie d’une petite tranche de pain de seigle, parce que je meurs de faim. Si j’étais Mme Van Daan, il y a longtemps que j’aurais mis le holà à la perpétuelle tabagie de monsieur. Mais là, il me faut absolument une cigarette, parce que j’ai la tête à l’envers. Les Van Daan sont des gens insupportables ; les Anglais font beaucoup d’erreurs mais la guerre progresse, j’ai besoin de parler et je dois m’estimer heureuse de ne pas être en Pologne. »

Monsieur Frank : « Tout va bien, besoin de rien. Du calme, nous avons le temps. Qu’on me donne mes pommes de terre, et je me tais. Vite, mettons un peu de ma part de côté pour Bep. La politique suit un cours excellent, je suis tout à fait optimiste ! »

Monsieur Dussel : « Il faut que j’arrive à faire mon travail, que je termine tout en son temps. La politique va à la berveczion, il est imbozible qu’on se fasse prendre. Moi, moi, moi… ! »

Bien à toi,

Anne

JEUDI 16 MARS 1944

Chère Kitty,

Pf… ouf, me voilà délivrée un moment des sombres prédictions ! Aujourd’hui, je n’entends que des : « Si ceci ou cela arrive, alors nous aurons tel ou tel problème, et si un tel tombe malade lui aussi, nous serons seuls au monde, et si alors… »

Enfin tu sais la suite, du moins je présume que depuis le temps tu connais suffisamment les gens de l’Annexe pour être capable de deviner leurs conversations.

La cause de ces si, si, est que M. Kugler a été convoqué pour aller retourner la terre pendant six jours, que Bep a un rhume de chien et devra probablement rester chez elle demain, que Miep n’est pas encore guérie de sa grippe et que Kleiman a eu une gastrorragie avec syncope. Enfin, une vraie litanie de plaintes pour nous !

La première chose que Kugler doit faire, à notre avis, c’est d’aller voir un médecin digne de confiance, de se faire établir un bon certificat et de le présenter à la mairie de Hilversum40. Les magasiniers ont reçu pour demain un jour de congé, Bep sera donc seule au bureau. Si jamais (encore un) Bep reste chez elle, la porte sera fermée à clé et nous devrons observer un silence total pour que Keg ne nous entende pas. Jan viendra vers une heure rendre une petite visite d’une demi-heure aux délaissés, il jouera pour ainsi dire le rôle de gardien de zoo.

Cet après-midi, et pour la première fois depuis longtemps, Jan nous a apporté des nouvelles du monde extérieur. J’aurais voulu que tu nous voies groupés tous les huit autour de lui, on aurait juré une image : « Quand grand-mère raconte. »

Devant ce public intéressé, il était intarissable et a parlé d’abord de la nourriture, naturellement. Madame Pf., une amie de Miep, lui fait la cuisine. Avant-hier, Jan a eu des carottes aux petits pois, hier il a dû manger les restes, aujourd’hui elle lui fait des pois chiches et demain le reste de carottes finira en hochepot.

Nous avons demandé qui était le médecin de Miep.

« Le médecin ? a demandé Jan, à quoi voulez-vous qu’il serve ? J’ai téléphoné chez lui ce matin, j’ai eu une espèce d’assistante au bout du fil, j’ai demandé une ordonnance pour la grippe et me suis entendu répondre que je pouvais venir chercher des ordonnances le matin entre huit et neuf. Quand on a une très forte grippe, le docteur vient en personne à l’appareil et il dit : “Tirez la langue, faites aah. Oh, j’entends, vous avez la gorge enflammée. Je vais vous faire une ordonnance, vous pourrez la porter chez le pharmacien. Au revoir, monsieur.” Et voilà le travail. Plutôt facile de traiter la clientèle uniquement par téléphone. Mais je ne devrais pas critiquer les médecins, après tout chacun de nous n’a que deux mains et par les temps qui courent il y a surabondance de malades et un minimum de médecins. »

Pourtant nous avons tous bien ri en écoutant Jan nous rapporter cette conversation téléphonique. Je vois très bien de quoi a l’air une salle d’attente de médecin en ce moment. On ne regarde plus de haut les malades qui dépendent d’une caisse de secours, mais les gens qui n’ont rien de grave et l’on se dit : « Qu’est-ce qu’il vient faire ici celui-là, allez, à la queue, le vrai malade a la priorité ! »

Bien à toi,

Anne

JEUDI 16 MARS 1944

Chère Kitty,

Le temps est superbe, d’une beauté indescriptible, je ne vais sûrement pas tarder à retourner au grenier.

Je sais maintenant pourquoi je suis tellement plus agitée que Peter. Il a une chambre à lui, où il travaille, rêve, pense et dort.

Moi, on me pousse d’un coin à l’autre. Je ne suis jamais seule dans ma moitié de chambre et pourtant j’en ai tant envie. C’est aussi la raison pour laquelle je me réfugie au grenier. Là-haut, et auprès de toi, je peux être un instant, un petit instant, moi-même. Pourtant je ne veux pas me lamenter sur ce qui me manque, au contraire, je veux être courageuse !

En bas, heureusement, ils ne peuvent rien soupçonner de mes sentiments intimes, si ce n’est que je me montre chaque jour plus froide et plus méprisante vis-à-vis de maman, que je fais moins de câlineries à papa et que même à Margot je ne m’ouvre plus de rien, je reste bouche cousue. Avant tout, je dois conserver mon assurance extérieure, personne ne doit savoir que la guerre fait encore rage en moi, une guerre entre mon désir et ma raison. Jusqu’à présent c’est la seconde qui l’a emporté mais le premier ne va-t-il pas se révéler néanmoins le plus fort ? Parfois je le redoute et souvent je le souhaite !

Oh, il est tellement, tellement difficile de ne jamais rien laisser voir à Peter, mais je sais que c’est lui qui doit faire le premier pas ; il est si difficile de considérer le jour comme inexistants toutes ces conversations et tous ces gestes que j’ai vécus dans mes rêves ! Oui, Kitty, Anne est une drôle de fille, mais je vis aussi dans une drôle d’époque et dans des conditions plus drôles encore.

Ce que j’ai encore de meilleur, il me semble, c’est de pouvoir au moins noter ce que je pense et ce que j’éprouve, sinon j’étoufferais complètement. Qu’est-ce que Peter peut bien penser de toutes ces choses ? Je m’imagine sans cesse qu’un jour je pourrai en parler avec lui. Il doit tout de même bien avoir deviné quelque chose en moi, car il est impossible qu’il aime l’Anne extérieure, celle qu’il connaît jusqu’à présent ! Comment pourrait-il éprouver de la sympathie pour mon tapage et mon agitation, lui qui aime tant le calme et la paix ? Serait-il le premier et le seul au monde à avoir regardé au-delà de mon masque de béton ? Parviendra-t-il bientôt à le traverser ? N’y a-t-il pas un vieux dicton qui affirme que l’amour succède souvent à la pitié, ou que l’un et l’autre vont main dans la main ? N’est-ce pas aussi mon cas ? Car j’éprouve autant de pitié pour lui que j’en ai souvent pour moi-même !

Je ne sais vraiment pas, non vraiment pas comment trouver les premiers mots, et comment les trouverait-il, lui qui a encore beaucoup plus de mal à parler ? Si seulement je pouvais lui écrire, je saurais au moins qu’il sait ce que j’ai voulu dire, car en paroles c’est d’une difficulté terrible !

Bien à toi,

Anne M. Frank

VENDREDI 17 MARS 1944

Ma chérie adorée,

En effet, tout a fini par s’arranger, le rhume de Bep ne s’est pas transformé en grippe, seulement en enrouement et M. Kugler a été exempté de travail grâce à un certificat médical. Un vent de soulagement souffle à travers l’Annexe. Ici, tout est encore all right ! Si ce n’est que Margot et moi sommes un peu fatiguées de nos parents.

Ne me comprends pas de travers, j’aime toujours autant papa, et Margot toujours autant papa et maman, mais quand on a notre âge, on veut tout de même aussi décider un peu pour soi-même, on veut aussi se libérer parfois de la tutelle des parents. Quand je vais là-haut, on me demande ce que je vais y faire, je n’ai pas le droit de prendre de sel, chaque soir à huit heures et quart, maman demande invariablement s’il n’est pas l’heure que je me déshabille, je ne peux pas lire un livre sans qu’il ait été contrôlé. Pour parler franc, ce contrôle n’a rien de sévère, mais toutes ces remarques et réflexions jointes à ces questions incessantes, d’un bout de la journée à l’autre, nous tapent sur les nerfs.

Une autre de mes particularités, surtout, n’est pas à leur goût : je ne veux plus distribuer toute la journée des baisers ici et des bisous là. Tous ces petits noms doucereux qu’ils inventent, je trouve que c’est de la comédie, la prédilection de papa pour les histoires de pets et de toilettes, je trouve que c’est dégoûtant. En un mot j’aimerais bien être débarrassée d’eux un moment et c’est ce qu’ils ne comprennent pas. Non que nous leur en ayons parlé, bien sûr que non, à quoi bon, ils n’y pigeraient rien.

Hier soir encore, Margot me disait : « Ce qui m’embête vraiment, c’est qu’il suffit qu’on se prenne la tête dans la main et qu’on soupire deux fois pour qu’ils te demandent si tu as mal à la tête ou si tu ne te sens pas bien ! »

Pour nous deux, c’est un grand choc de voir soudain le peu qui reste de cette atmosphère de confiance et d’harmonie dans notre famille ! Et cela vient tout de même, pour une bonne part, de la fausseté de notre situation. Je veux dire par là que pour les choses extérieures nous sommes traitées comme des petits enfants, et que nous sommes beaucoup plus mûres que les filles de notre âge pour les choses intérieures. Je n’ai que quatorze ans mais je sais très bien ce que je veux, je sais qui a raison et qui a tort, j’ai mon avis, mes opinions et mes principes et même si ça peut paraître bizarre de la part d’une gamine, je me sens une adulte, beaucoup plus qu’une enfant, je me sens absolument indépendante d’une autre âme quelle qu’elle soit. Je sais que je suis capable de mieux débattre ou discuter que maman, je sais que j’ai un regard plus objectif, je sais que je n’exagère pas autant, que je suis plus soignée et plus adroite, et de ce fait (tu peux rire) je me sens supérieure à elle dans beaucoup de choses. Si j’aime quelqu’un, il me faut en premier lieu avoir pour lui de l’admiration et du respect et ces deux conditions font totalement défaut pour maman !

Tout irait bien si seulement j’avais Peter, car pour lui j’ai de l’admiration dans beaucoup de domaines. Il faut dire que c’est un garçon si gentil et si beau !

Bien à toi,

Anne M. Frank

SAMEDI 18 MARS 1944

Chère Kitty,

À personne au monde je n’ai raconté plus de choses sur moi-même et sur mes sentiments qu’à toi, pourquoi ne te parlerais-je pas aussi un peu de choses sexuelles ?

Les parents et les gens en général ont une attitude singulière sur ce point. Au lieu de tout dire à leurs filles comme à leurs garçons dès l’âge de douze ans, ils font sortir les enfants de la pièce quand ils ont des conversations sur ces sujets, et les enfants n’ont plus qu’à aller prendre leur science où ils peuvent. Ensuite, quand les parents s’aperçoivent que les enfants ont tout de même appris quelque chose, ils croient que les enfants en savent plus ou moins que ce n’est le cas en réalité. Pourquoi n’essaient-ils pas alors de se rattraper en demandant ce qu’il en est exactement ?

Il y a un obstacle important pour les adultes, mais pour ma part j’estime qu’il ne s’agit que d’une minuscule barrière, c’est qu’ils pensent que les enfants ne considéreront plus le mariage comme sacré et inviolable s’ils savent que cette inviolabilité, dans la plupart des cas, n’est que du vent. Quant à moi, je ne trouve pas grave du tout, pour un homme, d’apporter un peu d’expérience dans le mariage, et le mariage lui-même n’a rien à voir là-dedans, il me semble ?

Quand j’ai eu onze ans, ils m’ont renseignée sur l’existence des règles, mais j’étais encore loin de savoir d’où venait ce liquide ou ce qu’il signifiait. À douze ans et demi, j’en ai appris plus long, dans la mesure où Jacque était beaucoup moins sotte que moi. Ce qu’un homme et une femme font ensemble, mon instinct me l’a suggéré ; au début, l’idée me paraissait bizarre, mais quand Jacque me l’a confirmé, j’étais fière de mon intuition !

Que les enfants ne naissent pas par le ventre, c’est encore de Jacque que je le tiens, elle m’a dit : « Là où la matière première entre, le produit fini ressort ! » Un petit livre d’éducation sexuelle nous a renseignées, Jacque et moi, sur l’hymen et d’autres particularités. Je savais déjà que l’on pouvait éviter d’avoir des enfants, mais la méthode m’était encore un mystère. À mon arrivée ici, papa m’a parlé de l’existence des prostituées, etc., mais en fin de compte il me reste toujours des questions sans réponses.

Quand une mère ne dit pas tout à ses enfants, ils s’informent par bribes et c’est sûrement mauvais !

On est samedi, mais pour une fois je ne suis pas embêtante. C’est que j’ai été au grenier avec Peter, j’ai fermé les yeux et me suis mise à rêver, c’était merveilleux !

Bien à toi,

Anne M. Frank

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