Journal d’Anne Franck

JEUDI 12 NOVEMBRE 1942

Chère Kitty,

Miep est venue nous dire qu’elle était allée chez le Dr Dussel. Dès que Miep est entrée dans la pièce, Dussel lui a demandé si elle ne pouvait pas lui procurer une cachette. Il était ravi que Miep lui dise qu’elle en avait une et qu’il devait s’y rendre le plus tôt possible, de préférence dès samedi. Cela lui paraissait assez peu probable, il avait encore son fichier à mettre à jour, deux clients à soigner et sa caisse à faire. C’est ce que Miep nous a rapporté ce matin. Nous n’étions pas d’accord pour attendre aussi longtemps. Tous ces préparatifs entraînent des explications à un grand nombre de gens, que nous préférerions laisser en dehors de cette affaire. Miep veut demander si Dussel ne peut pas s’arranger pour arriver tout de même samedi. Dussel a dit que non et va venir lundi.

Je trouve bizarre qu’il ne saute pas sur toute proposition qui se présente. S’il est arrêté dans la rue, il ne pourra plus finir son fichier ni soigner les gens, alors pourquoi ce délai ? Pour ma part, je trouve stupide que papa ait cédé.

Sinon, rien de neuf.

Bien à toi,

Anne

MARDI 17 NOVEMBRE 1942

Chère Kitty !

Dussel est arrivé. Tout s’est passé comme prévu. Miep lui avait dit de se trouver à onze heures du matin à un endroit précis devant la poste, un monsieur viendrait le chercher. Juste à l’heure, Dussel se tenait à l’endroit convenu. M. Kleiman s’est dirigé vers lui, l’a averti que le monsieur en question ne pouvait venir pour l’instant et lui a demandé de venir voir Miep à son bureau. Kleiman a pris le tram pour revenir au bureau et Dussel a suivi à pied le même chemin.

À onze heures vingt, Dussel frappait à la porte d’entrée. Miep lui a fait enlever son pardessus pour qu’on ne voie plus l’étoile et l’a conduit au bureau privé, où Kleiman l’a occupé jusqu’au départ de la femme de ménage. Sous le prétexte que le bureau privé n’était plus disponible, elle a emmené Dussel au premier, a ouvert la bibliothèque pivotante et est entrée sous les yeux ahuris du brave homme.

Nous étions tous les sept en haut assis autour de la table à attendre le nouveau pensionnaire, avec du cognac et du café. D’abord, Miep l’a conduit dans notre séjour ; il a tout de suite reconnu nos meubles, mais était encore bien loin de s’imaginer que nous nous trouvions juste au-dessus de sa tête. Quand Miep le lui a annoncé, il s’en est presque évanoui de saisissement. Mais par bonheur, Miep n’a pas attendu trop longtemps et l’a amené en haut. Dussel s’est écroulé sur une chaise et nous a tous regardés un moment sans mot dire, comme s’il voulait d’abord bien lire la vérité sur nos visages. Ensuite, il a balbutié : « Mais… aber, vous sind nicht en Belgique ? Est-ce que der Militär n’est pas venu, la voiture, la fuite, nicht réussie ? » Nous lui avons expliqué toute l’affaire, que nous avions fait courir cette histoire de militaire et de voiture tout exprès pour lancer sur une fausse piste les gens et les Allemands qui pourraient nous rechercher. Dussel est de nouveau resté sans voix devant tant d’ingéniosité et de toute la journée n’a rien su faire d’autre que de lancer des regards étonnés autour de lui, en inspectant de plus près notre Annexe si pratique et si confortable. Nous avons déjeuné ensemble, il a fait une petite sieste puis a pris le thé avec nous, a rangé les quelques affaires que Miep avait apportées à l’avance et a commencé à se sentir chez lui. Surtout quand on lui a donné le règlement dactylographié de l’Annexe (fabrication Van Daan) :

PROSPECTUS ET GUIDE DE L’ANNEXE

Établissement spécialisé dans le séjour temporaire des juifs et assimilés.

Ouvert toute l’année.

Cadre plaisant, calme et boisé en plein cœur d’Amsterdam.

Pas de voisinage immédiat. Desservi par les lignes de tram 13 et 17, accessible également en voiture ou à bicyclette. Ou à pied, dans certains cas où les autorités allemandes n’autorisent pas l’usage de ces moyens de transport. Appartements et chambres meublés ou vides, disponibles en permanence, avec ou sans pension.

Loyer : gratuit.

Cuisine : sans matière grasse.

Eau courante dans la salle de bains (malheureusement sans bain) et le long de divers murs intérieurs et extérieurs. Excellents foyers de chauffage.

Rangements spacieux pour denrées de toute nature. Deux grands coffres-forts modernes.

Station radiophonique privée, reliée directement à Londres, New York, Tel-Aviv et de nombreux autres émetteurs. Cet équipement est à la disposition de tous les résidents à partir de six heures du soir, le choix des stations est libre, à cette réserve près que les programmes allemands ne sauraient être écoutés qu’exceptionnellement, par exemple pour une diffusion de musique classique. Il est formellement interdit d’écouter en cachette et de répandre des informations allemandes (quelle qu’en soit la source).

Heures de repos : de dix heures du soir à sept heures et demie du matin. Dix heures et quart le dimanche. En raison des circonstances, des heures de repos sont également prévues dans la journée, d’après les interdictions de la direction. Ces heures de repos doivent être strictement observées pour des raisons de sécurité publique !!!

Congés : suspendus jusqu’à nouvel ordre dans la mesure où ils se dérouleraient à l’extérieur.

Expression orale : obligation permanente de parler à voix basse, toutes les langues de culture sont autorisées, donc l’allemand est exclu.

Lecture et détente : interdiction de lire des livres allemands, à l’exception d’ouvrages scientifiques et classiques ; tout le reste est autorisé.

Exercices de gymnastique : quotidiens.

Chant : uniquement à voix basse et après six heures du soir.

Film : sur demande.

Cours : un cours de sténographie par correspondance chaque semaine. Cours d’anglais, français, mathématiques et histoire à tout moment. Paiement des cours en leçons données par les élèves, par exemple en néerlandais.

Service spécial pour petits animaux domestiques, avec soins de qualité (excluant la vermine, pour laquelle une autorisation spéciale est requise).

Heures de repas :

Petit déjeuner tous les jours, sauf dimanche et fêtes, à neuf heures du matin, dimanche et fêtes vers onze heures et demie du matin.

Déjeuner relativement complet. De une heure et quart à deux heures moins le quart.

Dîner froid ou chaud, heure à déterminer en fonction du service des informations.

Obligations à l’égard de la colonne de ravitaillement : disponibilité totale pour aider aux tâches de bureau.

Bains : le dimanche, le baquet est à la disposition de tous les pensionnaires à partir de neuf heures. Les bains peuvent être pris dans les toilettes, à la cuisine, dans le bureau privé ou le bureau de devant, à la convenance de chacun.

Boissons alcoolisées : sur prescription médicale uniquement.

Fin.

Bien à toi,

Anne

JEUDI 19 NOVEMBRE 1942

Chère Kitty,

Comme nous nous y attendions tous, Dussel est très gentil. Il était naturellement d’accord pour partager la petite chambre avec moi ; à vrai dire, je ne suis pas vraiment ravie qu’un étranger se serve de mes affaires, mais pour la bonne cause il faut accepter certaines choses, et c’est avec plaisir que je fais ce petit sacrifice. « Si nous pouvons sauver un de nos amis, tout le reste devient secondaire », a dit papa, et il a entièrement raison.

Le premier jour, Dussel m’a tout de suite posé une foule de questions, comme les horaires de la femme de ménage, les heures d’utilisation de la salle de bains, et le moment où l’on peut aller aux toilettes. Tu vas rire, mais ce n’est pas si simple dans une cachette. Dans la journée, nous devons nous tenir suffisamment tranquilles pour qu’ils ne nous entendent pas en dessous, et s’il vient quelqu’un du dehors comme la femme de ménage par exemple, nous devons nous surveiller doublement. J’ai expliqué tout cela par le menu à Dussel mais une chose m’a étonnée, c’est qu’il ait la comprenette si difficile. Il demande tout deux fois et ne se rappelle toujours pas ce qu’on lui a dit.

Ça va peut-être lui passer, il est peut-être encore sous le coup de la surprise. Au demeurant tout va bien.

Dussel nous a apporté beaucoup de nouvelles du monde extérieur, qui nous manque depuis si longtemps. C’est affligeant tout ce qu’il nous a dit. D’innombrables amis et relations sont partis pour une terrible destination. Soir après soir, les voitures vertes ou grises de l’armée passent. Ils sonnent à chaque porte et demandent s’il y a des juifs dans la maison. Si oui, toute la famille doit les suivre immédiatement, si non, ils poursuivent leur chemin. Personne ne peut se soustraire à son sort à moins de se cacher. Souvent, ils ont des listes et ne sonnent que là où ils sont sûrs de tomber sur un riche butin. Ils reçoivent souvent des primes par personne capturée, tant par tête. On dirait la chasse aux esclaves, telle qu’elle se pratiquait autrefois. Mais il n’y a pas de quoi rire, la situation est bien trop tragique. Souvent le soir à la nuit tombée, je vois marcher ces colonnes de braves gens innocents, avec des enfants en larmes, marcher sans arrêt, sous le commandement de quelques-uns de ces types, qui les frappent et les maltraitent jusqu’à les faire tomber d’épuisement, ou presque. Personne n’est épargné, vieillards, enfants, bébés, femmes enceintes, malades, tout, tout est entraîné dans ce voyage vers la mort.

Comme nous avons la vie facile ici, facile et tranquille. Nous n’aurions pas à nous inquiéter de toute cette détresse, si nous ne craignions pas tant pour tous ceux qui nous sont si chers et que nous ne pouvons plus aider. Je me sens mauvaise d’être dans un lit bien chaud alors que mes amies les plus chères, quelque part au-dehors, ont été jetées par terre ou se sont effondrées.

Je suis effrayée moi-même à la pensée de ceux à qui je me suis toujours sentie si profondément liée et qui sont maintenant livrés aux mains des bourreaux les plus cruels qui aient jamais existé.

Et tout cela, pour la seule raison qu’ils sont juifs.

Bien à toi,

Anne

VENDREDI 20 NOVEMBRE 1942

Chère Kitty,

Nous ne savons pas très bien quelle attitude adopter. Jusqu’à présent, assez peu de nouvelles concernant les juifs étaient parvenues jusqu’à nous et il nous avait paru préférable de conserver autant que possible notre bonne humeur. Les rares fois où Miep laissait échapper une allusion au sort effroyable de quelqu’un que nous connaissions, maman ou Mme Van Daan éclatait en sanglots, si bien que Miep avait choisi de ne plus rien dire. Mais Dussel a été immédiatement assailli de questions, et les histoires qu’il nous a racontées étaient si atroces et si barbares qu’elles ne pouvaient pas entrer par une oreille et sortir par l’autre. Pourtant, quand ces nouvelles auront un peu décanté, nous recommencerons sans doute à plaisanter et à nous taquiner. Nous ne nous aidons pas nous-mêmes, ni ceux du dehors, en restant sombres comme nous le sommes tous en ce moment, et à quoi sert-il de faire de l’Annexe une Annexe mélancolique ?

Dans tout ce que je fais, je ne peux pas m’empêcher de penser aux autres, à ceux qui sont partis et quand quelque chose me fait rire, je m’arrête avec effroi et me dis que c’est une honte d’être aussi gaie. Mais faut-il donc que je pleure toute la journée ? Non, c’est impossible et ce cafard va bien finir par passer.

À cette tristesse vient s’en ajouter une autre, mais d’origine personnelle et qui paraît négligeable auprès de la détresse dont je viens de parler. Pourtant je ne peux m’empêcher de te dire que ces derniers temps, je commence à me sentir très seule, il y a un trop grand vide autour de moi. Autrefois, je n’y réfléchissais pas autant et mes petits plaisirs et mes amies occupaient toute ma pensée. Aujourd’hui, je pense soit à des choses tristes, soit à moi-même. Et en fin de compte j’ai découvert que papa, malgré sa gentillesse, ne peut pas remplacer à lui seul tout mon petit monde d’autrefois. Il y a longtemps que maman et Margot ne comptent plus dans mes sentiments.

Mais pourquoi t’ennuyer avec de telles sottises, je suis terriblement ingrate, Kitty, je le sais, mais souvent la tête m’en tourne lorsque je me fais trop gronder et qu’en plus je ne cesse de penser à toutes ces choses sinistres !

Bien à toi,

Anne

SAMEDI 28 NOVEMBRE 1942

Chère Kitty,

Nous avons consommé beaucoup trop de lumière et dépassé notre ration d’électricité. Conséquence : surcroît d’économie et coupure de courant en perspective. Quinze jours sans lumière, agréable non ? Mais qui sait, cela va peut-être s’arranger ! À partir de quatre heures ou quatre heures et demie, il fait trop sombre pour lire. Nous tuons le temps avec toutes sortes de bêtises. Devinettes, gymnastique dans le noir, conversation anglaise ou française, critique de livres, on finit par s’en lasser à la longue. Depuis hier soir, j’ai trouvé une nouvelle distraction, lorgner les pièces éclairées des voisins avec des jumelles puissantes. Dans la journée, nous ne devons pas écarter les rideaux d’un centimètre, mais lorsqu’il fait si sombre, cela n’a plus d’importance. Je ne m’étais jamais doutée que les voisins pouvaient être des gens si intéressants, du moins les nôtres. J’en ai surpris quelques-uns à table, une famille était en train de tourner un petit film et le dentiste d’en face de soigner une vieille dame anxieuse.

M. Dussel, dont on disait toujours qu’il s’entendait à merveille avec les enfants et aimait tous les enfants, se révèle le plus vieux jeu des donneurs de leçons et un faiseur de sermons interminables sur les bonnes manières. Comme j’ai le rare privilège (!) que le grand-duc du savoir-vivre daigne partager avec moi une chambre malheureusement très exiguë et que je suis de l’avis général la plus mal élevée des trois jeunes, j’ai bien du mal à esquiver les remontrances et réprimandes à répétition et à faire la sourde oreille. Tout cela ne serait pas si grave si Monsieur n’était pas un tel cafeteur et n’avait pas choisi maman pour adresser ses rapports. Quand j’ai essuyé ses foudres, maman y met aussi du sien et la tempête commence à souffler de son côté, et si je suis dans mon jour de chance, Madame me rappelle à l’ordre cinq minutes plus tard, et cette fois, c’est en haut que le tonnerre gronde !

Ne va pas t’imaginer que c’est facile d’être le point de mire des critiques d’une famille de clandestins chicaneurs.

Le soir dans mon lit, quand je réfléchis à mes nombreux péchés et aux défauts qu’on me prête, je me perds tellement dans cette énorme masse de choses à considérer que je me mets à rire ou à pleurer selon mon humeur du moment. Et je m’endors avec le sentiment bizarre de vouloir être autrement que je ne suis ou d’être autrement que je ne le veux ou ne suis.

Oh, mon Dieu, tu vas t’y perdre à ton tour, excuse-moi, mais je déteste raturer, et jeter du papier est interdit en ces temps de grande pénurie. Je ne peux donc que te conseiller de ne pas relire cette dernière phrase et de ne surtout pas chercher à l’approfondir, car tu n’en sortirais pas !

Bien à toi,

Anne

LUNDI 7 DÉCEMBRE 1942

Chère Kitty,

Cette année, Hanoucca et la Saint-Nicolas tombaient presque en même temps, il n’y avait qu’un jour de décalage. Nous avons fêté Hanoucca sans beaucoup de cérémonie, échangé quelques surprises et puis allumé les bougies. Comme on manque de bougies, on ne les allume que dix minutes, mais tant qu’il y a des chants, l’ambiance y est. M. Van Daan a fabriqué un chandelier en bois, donc ce problème-là aussi est réglé.

Samedi, le soir de la Saint-Nicolas était beaucoup plus réussi. Bep et Miep avaient piqué notre curiosité en ne cessant de chuchoter avec papa durant tout le repas, si bien que nous nous doutions qu’il se préparait quelque chose. Et en effet, à huit heures, nous avons tous descendu l’escalier de bois et pris le couloir plongé dans l’obscurité (je tremblais d’effroi et j’aurais voulu me retrouver en haut, en lieu sûr !) pour entrer dans la pièce intermédiaire, où nous pouvions allumer la lumière car elle n’a pas de fenêtre. À ce moment-là, papa a ouvert le grand placard.

Nous avons tous poussé un : « Oh, que c’est joli ! »

Dans un coin se dressait une grande corbeille décorée de papier cadeau et surmontée d’un masque de Pierre le Noir.

Nous avons vite emporté la corbeille là-haut. Elle contenait un cadeau amusant pour chacun, accompagné d’un petit poème de circonstance. Tu connais certainement les poèmes de la Saint-Nicolas, et je ne vais pas te les recopier.

J’ai reçu un bonhomme en brioche, papa des serre-livres, etc. En tout cas, les idées étaient bien trouvées et comme aucun de nous n’avait jamais fêté la Saint-Nicolas de sa vie, cette première était particulièrement bienvenue.

Bien à toi,

Anne

P.-S. Nous avions naturellement aussi des cadeaux pour ceux d’en bas, rien que des choses du bon vieux temps, et quant à Miep et Bep, un peu d’argent ne fait jamais de mal.

Aujourd’hui, nous avons appris que le cendrier pour M. Van Daan, le cadre à photo pour Dussel et les serre-livres pour papa ont tous été confectionnés par M. Voskuijl lui-même. Je n’arrive pas à croire que quelqu’un puisse être aussi adroit de ses mains !

JEUDI 10 DÉCEMBRE 1942

Chère Kitty,

M. Van Daan était autrefois dans le commerce des saucisses, de la viande et des épices. Il a été engagé dans la maison pour ses compétences en matière d’épices, mais maintenant, il nous fait découvrir son côté saucisse, ce qui est loin de nous être désagréable.

Nous avions commandé (clandestinement bien sûr) une grande quantité de viande pour la mettre en conserve, au cas où nous connaîtrions des temps difficiles. Il voulait préparer des chipolatas, de la saucisse de Gueldre, et de la saucisse sèche. Le spectacle en valait la peine, les morceaux de viande passaient d’abord au hachoir deux ou trois fois, puis tous les ingrédients étaient mélangés à la masse de viande et introduits dans un boyau à l’aide d’un cornet. Nous avons mangé les chipolatas le midi même avec la choucroute, mais les saucisses de Gueldre, destinées aux conserves, devaient d’abord sécher, et pour cela, on les a accrochées à un bâton, fixé par deux cordes au plafond. Tous ceux qui entraient dans la pièce et apercevaient cette exposition de saucisses éclataient de rire ; il faut dire que c’était une vue des plus comiques.

Dans la pièce, c’était une pagaille invraisemblable. M. Van Daan, affublé d’un tablier de Madame, trônait dans toute sa largeur (il paraissait beaucoup plus gros qu’en réalité) et s’attaquait à la viande. Ses mains sanglantes, sa tête rouge et son tablier maculé lui donnaient l’apparence d’un vrai boucher. Madame faisait tout à la fois, apprendre le néerlandais dans son livre, tourner la soupe, surveiller la viande, soupirer et se lamenter sur sa côte cassée. Voilà ce qui arrive aux dames d’un certain âge (!) qui font des exercices de gymnastique les plus idiots pour perdre leur gros derrière !

Dussel avait une inflammation à l’œil et le tamponnait avec de la camomille près du poêle. Pim, assis sur une chaise dans le mince rayon de soleil qui filtrait par la fenêtre, était poussé d’un côté à l’autre.

De plus, ses rhumatismes le faisaient sûrement souffrir car il se tenait plutôt courbé et surveillait les moindres gestes de M. Van Daan d’un air renfrogné. Il ressemblait tout à fait à un petit vieillard infirme de l’hospice. Peter faisait des bonds avec le chat, Mouschi, tout autour de la pièce, maman, Margot et moi épluchions des pommes de terre, et finalement aucun de nous ne s’appliquait à ce qu’il faisait pour mieux regarder Van Daan.

Dussel a ouvert son cabinet dentaire. Pour rire un peu, je vais te raconter comment s’est déroulée la première consultation.

Maman faisait du repassage, et Madame, la première à y passer, s’est assise sur une chaise au milieu de la pièce. Dussel a commencé à déballer ses instruments d’un air important, a demandé de l’eau de Cologne en guise de désinfectant et de la vaseline pour remplacer la cire. Dussel a regardé dans la bouche de Madame, a touché une dent et une molaire et, chaque fois, Madame s’est recroquevillée comme si elle mourait de douleur en émettant des sons incohérents. Après un examen prolongé (du moins pour Madame, car il n’a pas duré plus de deux minutes), Dussel a commencé à gratter un petit trou. Mais penses-tu, rien à faire. Madame a lancé bras et jambes dans tous les sens, si bien qu’à un moment donné, Dussel a lâché son instrument… qui est resté planté dans la dent de Madame. C’est là qu’on a vu le vrai spectacle ! Madame se débattait, pleurait (pour autant que ce soit possible, avec ce genre d’instrument dans la bouche), essayait de retirer le grattoir mais ne réussissait qu’à l’enfoncer encore un peu plus. Dussel, les mains sur les hanches, observait la scène avec un calme olympien. Le reste de l’assistance riait à gorge déployée. C’était méchant, naturellement, car je suis sûre que j’aurais crié encore beaucoup plus fort. Après maints tortillements, coups de pied, cris et hurlements, Madame a fini par extirper le grattoir et Dussel a poursuivi son travail comme si de rien n’était. Il a fait si vite que Madame n’a pas eu le temps de recommencer, mais il faut dire qu’il avait plus d’aide qu’il n’en avait jamais eu de sa vie. Deux assistants, ce n’est pas si mal, Monsieur et moi formions une bonne équipe. La scène rappelait une gravure du Moyen Âge, avec une légende du style « charlatan à l’œuvre ». Cependant, la patiente ne montrait guère de patience, il fallait qu’elle surveille « sa » soupe et « son » dîner. Une chose est sûre, Madame n’est pas près de se refaire soigner !

Bien à toi,

Anne

DIMANCHE 13 DÉCEMBRE 1942

Chère Kitty,

Je suis installée bien confortablement dans le bureau de devant et je regarde au-dehors par l’entrebâillement des lourds rideaux. Ici, c’est la pénombre, mais j’ai juste assez de lumière pour t’écrire.

C’est un drôle de spectacle de voir les gens marcher, on dirait qu’ils sont tous terriblement pressés et qu’ils s’en emmêlent presque les pieds. Les cyclistes, impossible de les suivre à la vitesse où ils vont, je ne vois même pas quel genre de personne se trouve sur le véhicule. Les gens du quartier n’ont pas l’air bien ragoûtant et surtout les enfants ne sont pas à prendre avec des pincettes, des vrais gamins de la zone, au nez morveux ; je comprends à peine leur jargon.

Hier après-midi, nous étions en train de nous baigner ici, Margot et moi, et je lui ai dit : « Si nous pêchions à la ligne, un par un, tous les enfants qui passent par ici, que nous les plongions dans le bain et que nous les lavions et reprisions leurs habits avant de les laisser repartir, alors… », sur quoi Margot m’a répondu : « Ils seraient tout aussi sales et déguenillés le lendemain. »

Mais qu’est-ce que je raconte, il y a aussi d’autres choses à voir, des voitures, des bateaux et la pluie. J’entends le tram et les enfants et cela me distrait.

Nos pensées sont aussi peu variées que notre vie, elles tournent sans cesse comme un manège, des juifs à la nourriture, et de la nourriture à la politique. Soit dit en passant, à propos de juifs, hier, comme si c’était une des merveilles du monde, j’en ai vu deux à travers le rideau, ça m’a fait une drôle d’impression, celle de les avoir trahis et d’épier en secret leur malheur.

Juste en face, une péniche est amarrée où un batelier vit avec femme et enfants, il a un petit roquet. Ce petit chien, nous n’en connaissons l’existence que par ses aboiements et par le bout de sa queue, que nous voyons dépasser quand il court le long du bord du bateau.

Pouah ! Voilà qu’il s’est mis à pleuvoir et la plupart des gens se sont abrités sous leur parapluie, je ne vois plus que des imperméables, et parfois une nuque coiffée d’un bonnet. En fait, je n’ai plus besoin de les voir, je commence à les connaître par cœur, ces femmes, boursouflées par les pommes de terre, avec leur manteau rouge ou vert et leurs talons usés, un cabas sous le bras, le visage renfrogné ou épanoui, selon l’humeur du mari.

Bien à toi,

Anne

MARDI 22 DÉCEMBRE 1942

Chère Kitty,

L’Annexe a appris avec satisfaction que chacun aura droit à un quart de livre de beurre supplémentaire pour Noël. Le journal annonce une demi-livre mais c’est réservé aux heureux mortels qui reçoivent leur carte d’alimentation de l’État et non aux juifs qui se cachent et qui, pour faire des économies, en achètent au marché noir quatre au lieu de huit. Tous les huit, nous allons faire des gâteaux avec ce beurre, ce matin j’ai préparé des biscuits et deux tartes. Il y a un travail fou en haut et maman m’a interdit d’aller lire ou apprendre mes leçons avant que tous les travaux ménagers soient terminés.

Mme Van Daan est au lit, avec sa côte fêlée, elle râle toute la journée, n’arrête pas de se faire poser de nouveaux bandages et n’est satisfaite de rien. Je serai contente de la voir à nouveau sur pied et remettre elle-même de l’ordre dans ses affaires, car il faut dire une chose en sa faveur, elle est extrêmement active et ordonnée, et en plus, tant qu’elle est en forme physiquement et moralement, elle est gaie. Comme si je n’entendais pas assez de « chut, chut » dans la journée, parce que je fais toujours « trop » de bruit, Monsieur mon compagnon de chambre s’est mis en tête de me lancer la nuit aussi des « chut » à tout bout de champ. Je n’ai même pas le droit de me retourner ; je refuse de me laisser impressionner et la prochaine fois, je lui renverrai son « chut ».

Il devient de jour en jour plus agaçant et plus égoïste, des petits gâteaux si généreusement promis, je n’en ai plus vu la couleur, passé la première semaine. C’est surtout le dimanche qu’il me fait enrager, quand il allume la lumière si tôt le matin, pour faire dix minutes de gymnastique.

Ces minutes me paraissent des heures, à moi pauvre victime, car les chaises – qui rallongent mon lit – frottent sans cesse sous ma tête endormie. Après avoir terminé ses exercices d’assouplissement à grand renfort de moulinets, Monsieur s’attaque à sa toilette. Son caleçon est accroché au portemanteau, il y va en premier, revient, sa cravate sur la table, nouvel aller et retour en bousculant et en heurtant les chaises au passage.

Mais je ne veux pas t’imposer ma complainte sur les vieux messieurs désagréables, cela ne s’arrangera pas pour autant, et toutes les représailles possibles, telles que dévisser la lampe, fermer la porte à clé, cacher ses habits, je dois malheureusement y renoncer pour préserver la paix.

Ah, je deviens si raisonnable ! Ici, il faut être raisonnable en tout, pour apprendre, pour écouter, se taire, aider, être gentille, céder et que sais-je encore ! J’ai bien peur d’épuiser beaucoup trop vite toutes mes réserves de raison, qui déjà ne sont pas si grandes, et de ne plus en avoir pour après la guerre.

Bien à toi,

Anne

Auteurs::

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