Journal d’Anne Franck

MERCREDI 13 JANVIER 1943

Chère Kitty,

Ce matin, on n’a pas arrêté de me déranger et je n’ai rien pu terminer de ce que j’avais commencé.

Nous avons une nouvelle occupation, remplir des sachets de jus de viande (en poudre). Ce jus est fabriqué par Gies et Co ; M. Kugler ne trouve pas de remplisseurs et si nous nous en chargeons, cela revient beaucoup moins cher. C’est un travail comme on en fait dans les prisons, c’est d’un rare ennui et ça vous donne le tournis et le fou rire.

Dehors, il se passe des choses affreuses, ces pauvres gens sont emmenés de force jour et nuit, sans autre bagage qu’un sac à dos et un peu d’argent. En plus, ces affaires leur sont enlevées en cours de route. Les familles sont écartelées, hommes, femmes et enfants sont séparés. Des enfants qui rentrent de l’école ne trouvent plus leurs parents. Des femmes qui sont allées faire des courses trouvent à leur retour leur maison sous scellés, leur famille disparue. Les chrétiens néerlandais vivent dans l’angoisse eux aussi, leurs fils sont envoyés en Allemagne. Tout le monde a peur. Et chaque nuit, des centaines d’avions survolent les Pays-Bas, en route vers les villes allemandes, où ils labourent la terre de leurs bombes et, à chaque heure qui passe, des centaines, voire des milliers de gens, tombent en Russie et en Afrique. Personne ne peut rester en dehors, c’est toute la planète qui est en guerre, et même si les choses vont mieux pour les Alliés, la fin n’est pas encore en vue.

Et nous, nous nous en tirons bien, mieux même que des millions d’autres gens, nous sommes encore en sécurité, nous vivons tranquilles et nous mangeons nos économies, comme on dit. Nous sommes si égoïstes que nous parlons d’« après la guerre », que nous rêvons à de nouveaux habits et de nouvelles chaussures, alors que nous devrions mettre chaque sou de côté pour aider les autres gens après la guerre, pour sauver ce qui peut l’être.

Les enfants ici se promènent avec pour tout vêtement une blouse légère et des sabots aux pieds, sans manteau, sans bonnet, sans chaussettes, sans personne pour les aider. Ils n’ont rien dans le ventre, mais mâchonnent une carotte, quittent une maison froide pour traverser les rues froides et arriver à l’école dans une classe encore plus froide. Oui, la Hollande est tombée si bas qu’une foule d’enfants arrêtent les passants dans la rue pour leur demander un morceau de pain.

Je pourrais te parler pendant des heures de la misère causée par la guerre, mais cela ne réussit qu’à me déprimer encore davantage. Il ne nous reste plus qu’à attendre le plus calmement possible la fin de ces malheurs. Les juifs, aussi bien que les chrétiens et la terre entière, attendent, et beaucoup n’attendent que la mort.

Bien à toi,

Anne

SAMEDI 30 JANVIER 1943

Chère Kitty,

Je bous de fureur et je ne peux pas le montrer, je voudrais taper du pied, crier, secouer maman un bon coup, pleurer, que sais-je encore, pour tous les mots méchants, les regards moqueurs, les accusations qui me transpercent chaque jour comme autant de flèches d’un arc tendu à l’extrême et qui sont si difficiles à extirper de mon corps. Je voudrais crier à maman, à Margot, à Van Daan, à Dussel et aussi à papa : « Laissez-moi tranquille, laissez-moi enfin dormir une nuit sans tremper mon oreiller de larmes, sans que les yeux me brûlent et que la migraine me martèle la tête. Laissez-moi partir, disparaître de tout, loin du monde ! » Mais c’est impossible, je ne peux pas leur montrer mon désespoir, les laisser plonger un regard dans les plaies qu’ils m’ont infligées, je ne supporterais pas leur pitié et leur bonhomie moqueuse, elles aussi me feraient hurler.

Tout le monde me trouve prétentieuse quand je parle, ridicule quand je me tais, insolente quand je réponds, roublarde quand j’ai une bonne idée, paresseuse quand je suis fatiguée, égoïste quand je mange une bouchée de trop, bête, lâche, calculatrice, etc. Toute la journée, je m’entends dire que je suis une gosse insupportable et même si j’en ris et fais semblant de m’en moquer, ça me fait de la peine, et je voudrais demander à Dieu de me donner une autre nature qui ne provoquerait pas l’hostilité des gens.

C’est impossible, ma nature m’a été donnée une fois pour toutes, et je ne saurais être mauvaise, je le sens. Je me donne beaucoup plus de mal pour satisfaire tout le monde qu’ils ne sont capables d’imaginer, j’essaie de garder un rire de façade parce que je ne veux pas leur montrer mes souffrances.

Plus d’une fois, après des reproches sans fondement, j’ai lancé à la tête de maman : « Je n’en ai rien à faire de ce que tu me dis, tu n’as qu’à ne plus t’occuper de moi, de toute façon, je suis un cas désespéré. » Naturellement, je m’entendais répondre que j’étais insolente, on me boudait un peu pendant deux jours, puis on oubliait tout et on recommençait à me traiter comme les autres.

Il m’est impossible d’être tout miel un jour et de leur cracher ma haine au visage le lendemain. Je choisis plutôt le juste milieu, qui n’a rien de juste, je tais ce que je pense et j’essaie de les mépriser autant qu’ils me méprisent. Ah, si seulement j’en avais la force !

Bien à toi,

Anne

VENDREDI 5 FÉVRIER 1943

Chère Kitty,

Bien que je ne t’aie plus parlé de nos disputes depuis longtemps, la situation n’a pas changé. Au début, M. Dussel prenait au tragique ces différends vite oubliés, mais il commence à s’y habituer et n’essaie plus de jouer les conciliateurs.

Margot et Peter ne sont pas du tout ce qu’on peut appeler « jeunes », ils sont tous les deux d’un tel ennui et d’une telle passivité. Moi, je suis tout le contraire et on me dit en permanence : « On ne verrait pas Margot et Peter faire ça, prends donc exemple sur ta gentille sœur. » Je ne supporte pas.

Je t’avouerai que je n’ai absolument pas envie de devenir comme Margot. Je la trouve beaucoup trop faible et indifférente, elle se laisse convaincre par tout le monde et elle cède sur tout. Je veux avoir un peu plus de volonté ! Mais ce genre de théories, je les garde pour moi, je les ferais pleurer de rire si j’utilisais cet argument.

À table, l’atmosphère est généralement tendue, heureusement les éclats sont souvent évités grâce aux mangeurs de soupe.

Les mangeurs de soupe sont tous ceux qui viennent d’en bas pour prendre un bol de soupe.

À midi, M. Van Daan a recommencé à dire que Margot mange trop peu. « Sûrement pour garder la ligne », a-t-il ajouté d’un ton moqueur.

Maman, qui soutient toujours Margot, a répondu d’un ton vif : « J’en ai assez de vos remarques stupides. » Madame s’est empourprée, Monsieur a regardé dans le vide sans rien dire.

Souvent aussi, quelqu’un nous fait rire. Récemment, Madame a lâché une superbe ânerie. Elle parlait du passé, elle racontait comme elle s’entendait bien avec son père et comme elle aimait flirter. « Et vous savez, poursuivait-elle, si un monsieur a les mains baladeuses, disait mon père, tu n’as qu’à lui dire : “Monsieur, je suis une dame”, et il comprendra. » Nous avons éclaté de rire comme à une bonne plaisanterie.

Même Peter, pourtant si calme d’habitude, provoque parfois notre hilarité. Il a le malheur d’adorer les mots étrangers, mais de ne pas en connaître le sens. Un après-midi, nous ne pouvions nous rendre aux toilettes en raison d’une visite au bureau ; lui a eu une urgence mais n’a pas tiré la chasse. Pour nous prévenir de la présence d’une odeur peu agréable, il a fixé sur la porte des W.C. un petit écriteau portant « S.V.P. gaz ».

Naturellement, il voulait dire « Attention, gaz », mais trouvait S.V.P. plus chic. Que le vrai sens soit « s’il vous plaît », il n’en avait pas la moindre idée.

Bien à toi,

Anne

SAMEDI 27 FÉVRIER 1943

Chère Kitty,

Pim s’attend au débarquement d’un jour à l’autre. Churchill a eu une pneumonie, il se remet lentement. Gandhi, l’indépendantiste indien, en est à sa énième grève de la faim.

Madame prétend être fataliste. Qui a le plus peur quand on tire ? Personne d’autre que Petronella van Daan.

Jan nous a apporté la lettre pastorale des évêques aux fidèles ; elle était très belle et exaltante. « Néerlandais, ne restez pas immobiles, que chacun lutte avec ses propres armes pour la liberté du pays, de son peuple et de sa foi ! Aidez, donnez, n’hésitez pas ! » Ils ne se gênent pas pour le proclamer du haut de leur chaire. Est-ce que cela servira ? Sûrement pas à ceux de notre religion.

Imagine-toi un peu ce qui vient encore de nous arriver ! Le propriétaire de l’immeuble l’a vendu sans en avertir Kugler et Kleiman. Un matin, le nouveau propriétaire est venu visiter l’immeuble en compagnie d’un architecte. Heureusement, M. Kleiman était là, il leur a montré toute la maison à l’exception de l’Annexe, il a prétendu avoir oublié chez lui la clé de la porte de communication. Le nouveau propriétaire n’a pas posé de question. Espérons qu’il ne voudra pas revenir pour voir l’Annexe. Nous serions en très mauvaise posture !

Papa a vidé une boîte à fiches pour Margot et moi et l’a remplie de fiches qui ont encore un côté vierge. Ce sera notre fichier de lecture, nous y inscrirons toutes les deux les livres que nous avons lus, les auteurs et la date. J’ai appris quelques mots nouveaux, « bordel » et « cocotte », je me suis procuré un petit calepin spécial pour les noter.

Nouveau mode de partage du beurre et de la margarine. Chacun reçoit sa portion à tartiner dans son assiette. Le partage est très inégal. Les Van Daan, qui préparent toujours le petit déjeuner, s’octroient une fois et demie autant que nous. Mes vieux ont bien trop peur des disputes pour dire quoi que ce soit. Dommage, je trouve qu’à des gens comme ça, il faut toujours rendre la monnaie de leur pièce.

Bien à toi,

Anne

JEUDI 4 MARS 1943

Chère Kitty,

Madame a un nouveau surnom, nous l’appelons Mrs. Beaverbrook. Tu ne comprends évidemment pas pourquoi, mais je vais t’expliquer : à la radio anglaise, un certain Mr. Beaverbrook parle souvent des bombardements sur l’Allemagne, qu’il trouve beaucoup trop faibles.

Mme Van Daan contredit toujours tout le monde, même Churchill et le bulletin d’information, mais elle est en parfait accord avec Mr. Beaverbrook. Nous avons donc trouvé que le mieux, ce serait qu’elle épouse Mr. Beaverbrook, et comme elle a paru flattée, elle s’appelle dorénavant et sans plus attendre Mrs. Beaverbrook.

Nous allons avoir un nouveau magasinier, l’ancien doit partir en Allemagne, c’est triste mais cela nous arrange car le nouveau ne connaîtra pas la maison. Nous avons toujours peur des magasiniers.

Gandhi a recommencé à manger.

Le marché noir est florissant. Nous engraisserions comme des oies si nous avions de quoi payer ces prix exorbitants. Notre marchand de légumes achète ses pommes de terre à la Wehrmacht et les livre en sacs dans le bureau privé. Il sait que nous nous cachons, et c’est pourquoi il prend soin de venir toujours pendant la pause de midi, quand les magasiniers sont partis.

Nous ne pouvons pas respirer sans éternuer ni tousser, tant on moud de poivre en ce moment. Tous ceux qui montent nous saluent en faisant « atchoum ». Madame déclare qu’elle ne veut plus descendre, elle tomberait malade si elle respirait encore plus de poivre.

Je trouve que l’entreprise de papa n’est pas du tout marrante, que des gélifiants et du poivre fort. Tant qu’à être négociant en denrées alimentaires, mieux vaut avoir des friandises !

Ce matin, j’ai encore essuyé un orage fracassant de réprimandes, les expressions grossières tombaient comme des éclairs et les oreilles me tintaient de « Anne méchante » et de « Van Daan gentils ». Et boum badaboum10 !

Bien à toi,

Anne

MERCREDI 10 MARS 1943

Chère Kitty,

Hier soir, nous avons eu un court-circuit, en plus ça tiraillait sans arrêt. J’ai toujours aussi peur des coups de feu et des avions, et je vais retrouver papa dans son lit presque toutes les nuits pour y chercher du réconfort. Ça paraît peut-être très puéril mais je voudrais bien t’y voir ! On ne s’entend même plus parler tant les canons tonnent. Mrs. Beaverbrook, la fataliste, s’est presque mise à pleurer, et disait d’une toute petite voix tremblotante : « Oh, c’est si désagréable, oh, ils tirent si fort. » Autrement dit : j’ai si peur !

À la lumière des bougies, ce n’était pas aussi effrayant que dans le noir. Je tremblais comme si j’avais de la fièvre et suppliais papa de rallumer la bougie. Il ne s’est pas laissé fléchir, on est restés dans le noir.

Soudain, des mitrailleuses se sont mises à tirer, c’est dix fois pire que les canons. Maman s’est levée d’un bond et a allumé la bougie, à la grande irritation de Pim. À ses protestations, elle a répondu d’un ton ferme : « Anne n’est tout de même pas un vieux soldat. » Et l’affaire en est restée là.

Est-ce que je t’ai déjà parlé des autres angoisses de Madame ? Je ne crois pas. Pour être informée de toutes les péripéties de l’Annexe, il faut que tu les connaisses aussi. Une nuit, Madame a entendu des voleurs au grenier, elle a distingué très nettement des bruits de pas et a eu si peur qu’elle a réveillé son mari. Juste à ce moment-là, les voleurs ont disparu, et le seul bruit que Monsieur a entendu, c’était le battement du cœur affolé de la fataliste. « Oh, Putti (le surnom affectueux de Monsieur), ils ont sûrement emporté les saucisses et tous nos légumes secs. Et Peter ! Est-ce que Peter est encore dans son lit ? » « Ils ne l’ont sûrement pas embarqué, t’inquiète pas et laisse-moi dormir ! » Mais pas question, Madame avait trop peur pour se rendormir.

Quelques nuits plus tard, toute la famille d’en haut a été réveillée par le bruit de ces fantômes. Peter est monté au grenier avec une lampe de poche et, vrrrt, qu’est-ce qui s’est sauvé ? Un tas de gros rats !

Quand nous avons su qui étaient les voleurs, nous avons fait dormir Mouschi au grenier et les hôtes indésirables ne sont plus revenus, du moins… pas la nuit.

Il y a quelques jours, Peter est monté dans les combles (il n’était que sept heures et demie et il faisait encore jour) pour y chercher de vieux journaux. Pour redescendre l’escalier, il était obligé de se tenir à la trappe, il a posé la main sans regarder et… a failli rouler en bas de l’escalier, de peur et de douleur. Sans le savoir, il avait posé la main sur un énorme rat, qui lui avait mordu le bras à pleines dents. Le sang traversait son pyjama quand il est arrivé vers nous, pâle comme un linge et les genoux tremblants. Pas étonnant, caresser un gros rat n’est déjà pas si drôle, et se faire mordre par-dessus le marché, c’est vraiment épouvantable.

Bien à toi,

Anne

VENDREDI 12 MARS 1943

Chère Kitty,

Permets-moi de te présenter Maman Frank, protectrice des enfants ! Ration de beurre supplémentaire pour les jeunes, problème de la jeunesse d’aujourd’hui, sur tous les sujets, maman prend la défense de la jeunesse et obtient presque toujours satisfaction après une bonne dose de disputes.

Un bocal de langue en conserve s’est avarié. Repas de gala pour Mouschi et Moffi.

Tu ne connais pas encore Moffi, pourtant il était déjà dans l’affaire avant que nous nous cachions. Son domaine est l’entrepôt et le bureau, et sa fonction est d’éloigner les rats de nos stocks. Le choix politique de son nom est lui aussi facile à expliquer. Pendant un moment, la maison Gies & Co avait deux chats, un pour l’entrepôt et un pour le grenier. Il arrivait que les deux bêtes se rencontrent, ce qui entraînait toujours de grandes batailles. Celle de l’entrepôt était toujours l’attaquant, mais celle du grenier finissait toujours par avoir le dessus. Comme en politique : le chat de l’entrepôt était l’Allemand et on l’avait surnommé Moffi11 et celui du grenier, l’Anglais ou Tommi. Par la suite, on s’est débarrassé de Tommi, et Moffi nous fait tous bien rire quand nous allons en bas.

Nous avons mangé tant de haricots rouges et blancs que je ne peux plus en voir. Rien que d’y penser, j’en ai mal au cœur.

La distribution de pain le soir a été entièrement supprimée.

Papa vient de dire qu’il n’était pas de bonne humeur, il a encore des petits yeux tout tristes, le pauvre.

Je ne peux pas lâcher On frappe à la porte d’Ina Boudier-Bakker. L’histoire de la famille est particulièrement bien écrite, mais tout ce qu’il y a autour sur la guerre, les écrivains ou l’émancipation des femmes est moins bien, mais à vrai dire, cela ne me passionne pas vraiment.

Terribles bombardements en Allemagne. M. Van Daan est de mauvaise humeur, cause : pénurie de cigarettes.

La discussion sur la question : faut-il manger ou non nos boîtes de conserve, s’est terminée en notre faveur.

Aucune paire de chaussures ne me va plus, à part des chaussures de ski qui sont très peu pratiques dans la maison. Une paire de sandales de paille tressée à 6,50 fl ne m’a fait qu’une semaine avant de rendre l’âme. Peut-être que Miep me dénichera quelque chose au marché noir.

Il faut que je coupe les cheveux de papa. Pim affirme qu’il n’ira jamais chez un autre coiffeur après la guerre, tant je m’acquitte bien de ma tâche. Si seulement je lui entaillais moins souvent l’oreille !

Bien à toi,

Anne

JEUDI 18 MARS 1943

Chère Kitty,

La Turquie entre en guerre. Grande agitation. Attendons avec impatience les nouvelles à la radio.

VENDREDI 19 MARS 1943

Chère Kitty,

En une heure, la déception avait succédé à la joie et avait fini par prendre le dessus. La Turquie n’est pas encore en guerre, le ministre turc a seulement parlé d’une levée prochaine de la neutralité. Sur le Dam, un vendeur de journaux criait : « La Turquie choisit le camp de l’Angleterre ! » On lui a arraché les journaux des mains. C’est ainsi que la réconfortante rumeur est parvenue jusqu’à nous.

Les billets de mille florins sont retirés de la circulation. C’est un coup dur pour tous les trafiquants du marché noir, mais plus encore pour les autres formes d’argent noir ou pour ceux qui se cachent. Quand on veut changer un billet de mille florins, on doit déclarer exactement comment on l’a obtenu et en faire la preuve. On peut encore s’en servir pour payer ses impôts, mais seulement jusqu’à la semaine prochaine. Les billets de 500 florins ont été déclarés périmés en même temps. Gies & Co avait encore de l’argent noir en billets de 1 000 florins, ils ont payé leurs impôts d’avance pour une longue période, de cette façon, ils ont pu tout blanchir.

Dussel vient de recevoir une petite roulette, cela va sûrement bientôt être mon tour de subir un examen approfondi.

Dussel ne se plie absolument pas au règlement de l’Annexe, non seulement il écrit des lettres à sa femme, mais il entretient aussi une aimable correspondance avec diverses autres personnes. Il demande à Margot, en sa qualité de professeur de néerlandais à l’Annexe, de corriger les lettres qu’il a écrites. Papa lui a strictement interdit de continuer, Margot a cessé ses corrections mais, pour ma part, je crois qu’il ne va pas tarder à reprendre sa correspondance.

Le Führer de tous les Germains a parlé devant des soldats blessés. C’était triste à entendre. Questions et réponses se succédaient à peu près comme ceci :

« Je m’appelle Heinrich Scheppel.

– Blessé à quelle bataille ?

– À Stalingrad.

– Quelles blessures ?

– Deux pieds gelés et une fracture du bras gauche. »

La radio nous a transmis cette atroce séance de guignol exactement de cette façon. On aurait dit que les soldats étaient fiers de leurs blessures, plus il y en avait, mieux c’était. L’un d’eux arrivait à peine à sortir un mot, sous le coup de l’émotion de pouvoir tendre la main (si du moins il lui en restait une) au Führer.

J’ai laissé tomber par terre le savon parfumé de Dussel. J’ai marché dessus et maintenant il en manque un gros morceau. J’ai déjà demandé à papa de le dédommager, surtout que Dussel ne reçoit qu’une savonnette par mois.

Bien à toi,

Anne

JEUDI 25 MARS 1943

Chère Kitty,

Hier soir, maman, papa, Margot et moi étions bien tranquillement ensemble quand, tout à coup, Peter entre et chuchote à l’oreille de papa. J’entends quelque chose comme « un tonneau renversé dans l’entrepôt » et « des bruits suspects à la porte ».

Margot avait compris la même chose, mais a essayé de me calmer un peu car j’étais naturellement livide et au comble de l’agitation. Nous avons attendu toutes les trois ; pendant ce temps, papa était descendu avec Peter et moins de deux minutes plus tard, Mme Van Daan, qui écoutait la radio, nous a rejointes en disant que Pim lui avait demandé d’éteindre la radio et de remonter sans bruit. Mais c’est bien connu, quand on essaie de marcher tout doucement, les marches d’un vieil escalier craquent justement deux fois plus fort. Cinq minutes après, nous avons vu revenir Peter et Pim, blancs jusqu’à la racine des cheveux, qui nous ont fait part de leur aventure.

Ils s’étaient postés en bas de l’escalier et avaient attendu, sans résultat, mais soudain, en effet, ils ont entendu deux coups sonores, comme si, quelque part dans la maison, on avait claqué deux portes. D’un bond, Pim était en haut, Peter prévenait Dussel qui finissait par monter avec beaucoup de manières et à grand bruit. Maintenant, il s’agissait de se transporter, en chaussettes, un étage plus haut auprès de la famille Van Daan. Monsieur avait un gros rhume et s’était déjà couché, nous nous sommes donc réunis à son chevet pour échanger à voix basse nos soupçons. Chaque fois que Monsieur était pris d’une quinte de toux, Madame et moi pensions entrer en transes, de peur. Jusqu’au moment où l’un d’entre nous a eu l’idée lumineuse de lui donner de la codéine. La toux a cessé immédiatement.

L’attente durait, durait, mais nous n’entendions plus rien et nous supposions tous que les voleurs, ayant entendu des pas dans la maison jusque-là silencieuse, avaient pris leurs jambes à leur cou. Le malheur, c’était qu’en bas, la radio était encore réglée sur l’Angleterre et les chaises disposées en cercle autour d’elle. Or, si la porte avait été forcée et que la défense passive s’en aperçoive et avertisse la police, l’affaire pourrait avoir des conséquences extrêmement désagréables. Aussi M. Van Daan s’est levé, a enfilé veste et pantalon, a mis un chapeau et est descendu derrière papa avec mille précautions, suivi de Peter qui, pour plus de sécurité, s’était armé d’un lourd marteau. En haut, les dames, y compris Margot et moi, attendaient dans l’angoisse, mais cinq minutes plus tard, ces messieurs ont reparu pour dire que tout était calme dans la maison. D’un commun accord, nous avons décidé de ne pas faire couler d’eau ni de tirer la chasse des toilettes ; mais comme la tension avait porté sur l’estomac de tous les pensionnaires, tu imagines la puanteur qui y régnait lorsque l’un après l’autre, nous sommes allés y déposer notre commission.

Quand il y a un problème, les choses arrivent toujours en série. Et de fait, numéro 1, le carillon de la Westertoren, qui a toujours sur moi un effet si rassurant, ne marchait pas. Numéro 2, M. Voskuijl était parti plus tôt ce soir-là et nous ne savions pas si Bep avait pu trouver la clef ou si elle avait oublié de fermer la porte d’entrée.

Mais pour le moment, ça n’avait guère d’importance, la soirée n’était pas très avancée et nous étions toujours dans l’incertitude ; quoiqu’un peu rassurés tout de même, puisque depuis huit heures et quart, le moment où le voleur avait pénétré dans la maison, jusqu’à dix heures et demie, nous n’avions plus rien entendu de suspect. À la réflexion, il nous paraissait très invraisemblable qu’un voleur ait forcé une porte si tôt dans la soirée, à une heure où il peut encore y avoir des passants dans la rue. En outre, l’idée était venue à l’un d’entre nous qu’il était possible que le chef magasinier de nos voisins, la firme Keg, soit encore au travail, car dans l’affolement et avec des cloisons aussi minces, on pouvait facilement confondre les bruits, et l’imagination y met souvent du sien à des moments aussi critiques.

Nous nous sommes donc couchés, mais certains d’entre nous ne trouvaient pas le sommeil. Papa, maman et M. Dussel se réveillaient souvent et, avec un peu d’exagération, je peux dire que je n’ai pas fermé l’œil. Ce matin, les messieurs sont redescendus et ont secoué la porte d’entrée pour vérifier qu’elle était bien fermée, mais tout était en ordre !

L’épisode, pourtant loin d’être drôle, a bien sûr fait l’objet d’un récit haut en couleur à tout le personnel, car après coup, il est facile de rire de ce genre de choses et seule Bep nous a pris au sérieux.

Bien à toi,

Anne

P.-S. Les W.C. étaient complètement bouchés ce matin et à l’aide d’un long bâton en bois, papa a dû triturer toutes les recettes de confitures de fraises (notre papier hygiénique actuel) et quelques kilos de caca pour dégager la cuvette. Ensuite, on a brûlé le bâton.

SAMEDI 27 MARS 1943

Chère Kitty,

Nous avons terminé le cours de sténo, nous commençons maintenant à nous entraîner à la vitesse. Qu’est-ce qu’on devient bon ! Pour te dire encore un mot de mes activités « à tuer le temps » (je les appelle ainsi parce que nous ne faisons rien d’autre que d’essayer d’accélérer le déroulement des journées pour que la fin de notre vie clandestine arrive plus vite). J’adore la mythologie et surtout les dieux grecs et romains. Ici, ils n’y voient qu’une lubie passagère, ils n’avaient encore jamais entendu parler d’une gamine de mon âge qui s’intéresse aux dieux. Eh bien voilà, c’est moi la première.

M. Van Daan a un rhume, ou plutôt la gorge un peu irritée. Il en fait tout un plat. Gargarismes à la camomille, palais badigeonné à la teinture de myrrhe, Dampo12 sur la poitrine, le nez, les dents et la langue, et avec tout ça, une humeur de chien !

Rauter, un de ces Boches haut placés, a tenu un discours : « Tous les juifs doivent avoir quitté les pays germaniques avant le 1er juillet. Du 1er avril au 1er mai, la province d’Utrecht sera nettoyée (comme s’il s’agissait de cancrelats), du 1er mai au 1er juin, les provinces de Hollande septentrionale et de Hollande méridionale. » Comme un troupeau de bétail pitoyable, malade et délaissé, ces pauvres gens sont emmenés vers des abattoirs malsains. Mais il vaut mieux que je n’en dise pas plus, mes pensées ne font que me donner des cauchemars !

Au moins une bonne nouvelle, la section allemande de la bourse du travail a brûlé à la suite d’un sabotage. Quelques jours plus tard, c’était le tour de l’état civil. Des hommes en uniforme de la police allemande ont ligoté les sentinelles et fait disparaître des paperasses importantes.13

Bien à toi,

Anne

JEUDI 1er AVRIL 1943

Chère Kitty,

Pas le cœur à faire des blagues (voir la date), au contraire, aujourd’hui, j’aurais de bonnes raisons de citer le dicton : « Un malheur n’arrive jamais seul. »

Premièrement, notre réconfort, M. Kleiman, a eu hier une sérieuse gastrorragie et doit garder le lit au moins trois semaines. Je dois te dire que M. Kleiman a souvent des gastrorragies, qui semblent échapper à tout traitement. Deuxièmement, Bep a la grippe. Troisièmement, M. Voskuijl entre la semaine prochaine à l’hôpital. Il a sans doute un ulcère à l’estomac, et il va falloir l’opérer. Et quatrièmement, les directeurs de Pomosin-Werke sont venus de Francfort pour discuter des nouvelles livraisons d’Opekta ; papa avait préparé cette discussion point par point avec Kleiman, il est impossible de renseigner aussi bien M. Kugler en un rien de temps.

Les messieurs de Francfort sont arrivés, papa tremblait déjà en pensant au résultat de la discussion. « Si seulement je pouvais être là, pourquoi ne suis-je pas en bas ! » s’écriait-il. « Tu n’as qu’à coller ton oreille au plancher, ces messieurs vont venir dans le bureau privé et tu entendras tout. » Le visage de papa s’est éclairé et hier, à dix heures et demie du matin, Margot et lui (deux oreilles valent mieux qu’une !) ont pris position sur le sol. Les conversations ne se sont pas terminées le matin, mais l’après-midi, papa n’était pas en état de poursuivre sa campagne d’écoute, il était rompu à force de se tenir dans cette position inhabituelle et incommode. Je l’ai remplacé à deux heures et demie, quand nous avons entendu des voix dans le couloir. Margot me tenait compagnie ; à un moment donné, la conversation traînait tellement en longueur et était si ennuyeuse que je me suis endormie brusquement sur le linoléum dur et froid. Margot n’osait pas me secouer de peur qu’on nous entende au-dessous, et pas question de crier. J’ai dormi une bonne demi-heure avant de me réveiller en sursaut et j’avais tout oublié de l’importante discussion. Heureusement, Margot avait fait plus attention.

Bien à toi,

Anne

VENDREDI 2 AVRIL 1943

Chère Kitty,

J’ai un terrible péché de plus sur ma liste. Hier soir, j’étais couchée et j’attendais que papa vienne prier avec moi et me dire bonne nuit lorsque maman est entrée dans la chambre, s’est assise sur mon lit, et a demandé d’une voix timide : « Anne, papa n’est pas prêt, pourquoi ne pas prier ensemble ? »

« Non, Mansa », ai-je répondu.

Maman s’est levée, est restée un instant près de mon lit, puis a marché lentement vers la porte. Tout d’un coup, elle s’est retournée et, le visage contracté, a dit : « Je ne veux pas me mettre en colère contre toi ; l’amour ne se commande pas ! » Quelques larmes coulaient sur son visage lorsqu’elle est sortie.

Je suis restée dans mon lit sans bouger et je me trouvais odieuse de l’avoir repoussée avec autant de brutalité, mais je savais aussi que je ne pouvais pas lui faire d’autre réponse. Je suis incapable d’hypocrisie et de prier avec elle contre mon gré. C’était tout simplement impossible. J’avais pitié de maman, une très grande pitié, car pour la première fois de ma vie, je me suis aperçue que ma froideur ne la laisse pas indifférente. J’ai lu le chagrin sur son visage quand elle a parlé de l’amour qui ne se commande pas. La vérité est dure à dire, et pourtant, la vérité est que c’est elle-même qui m’a repoussée, c’est elle-même qui m’a rendue insensible à tout amour de sa part, par ses remarques blessantes, la rudesse de ses moqueries sur des sujets qui, pour moi, ne prêtent pas à la plaisanterie. De même que je me recroqueville chaque fois qu’elle me lance ses mots durs, de même son cœur s’est recroquevillé lorsqu’elle s’est aperçue que tout amour avait vraiment disparu entre nous.

Elle a passé la moitié de la nuit à pleurer et a très mal dormi jusqu’au matin. Papa évite de me regarder, et quand il le fait, je lis dans ses yeux ces paroles : « Comment peux-tu être aussi désagréable, comment oses-tu faire tant de peine à ta mère ! »

Tous, ils attendent que je présente des excuses, mais c’est un cas où je ne peux pas le faire parce que j’ai dit une chose qui est vraie et que maman devra de toute façon savoir un jour ou l’autre. Je suis, et je parais indifférente aux larmes de maman et au regard de papa, parce qu’ils ressentent tous deux pour la première fois un peu de ce que je remarque sans cesse. Tout ce que je puis éprouver, c’est de la pitié pour maman, qui devra retrouver elle-même une ligne de conduite. Pour ma part, je continue à me taire, à me montrer froide et ailleurs non plus, je ne reculerai pas devant la vérité parce que, plus on la repousse, plus elle devient difficile à entendre !

Bien à toi,

Anne

MARDI 27 AVRIL 1943

Chère Kitty,

Toute la maison retentit de disputes. Maman et moi, Van Daan et papa, maman et Madame, tout le monde en veut à tout le monde, joyeuse ambiance, non ? La liste bien connue des péchés d’Anne a été remise sur le tapis dans toute son ampleur.

Samedi dernier, ces messieurs de l’étranger sont revenus en visite. Ils sont restés jusqu’à six heures, nous nous tenions tous en haut et n’osions pas remuer le petit doigt. Quand personne d’autre ne travaille dans l’immeuble ou aux alentours, les gens qui sont dans le bureau privé entendent le moindre pas. J’ai de nouveau la bougeotte, ce n’est pas drôle, crois-moi, de rester si longtemps immobile. M. Voskuijl est déjà à l’hôpital central, M. Kleiman a repris son travail, sa gastrorragie a pu être enrayée plus vite que d’habitude. Il nous a raconté que les pompiers avaient encore aggravé les dégâts subis par l’état civil, au lieu d’éteindre l’incendie ils ont tout inondé avec leurs lances. Bien fait !

L’hôtel Carlton est en ruine, deux avions anglais avec à leur bord une pleine cargaison de bombes incendiaires sont tombés exactement sur le Foyer des officiers. Tout l’angle de la Vijzelstraat et du Singel a brûlé14. Les attaques aériennes sur les villes allemandes se renforcent de jour en jour. Nous n’avons plus une nuit de calme, le manque de sommeil me fait des cernes sous les yeux.

Notre nourriture est misérable. Petit déjeuner de pain sec, ersatz de café. Dîner, depuis quinze jours : épinards ou salade. Pommes de terre de vingt centimètres de long, au goût douceâtre et pourri. Les candidats à l’amaigrissement n’ont qu’à prendre pension à l’Annexe ! Ceux d’en haut se répandent en jérémiades, mais nous, nous ne prenons pas les choses au tragique.

Tous les hommes qui ont combattu ou été mobilisés en 1940 sont appelés à travailler pour le Führer dans des camps de prisonniers de guerre. Sûrement une mesure prise en prévision du débarquement !

Bien à toi,

Anne

SAMEDI 1er MAI 1943

Chère Kitty,

Dussel a eu son anniversaire. Les jours précédents, il faisait semblant de ne pas vouloir en entendre parler, mais quand Miep est arrivée avec un grand cabas à provisions débordant de paquets, il était aussi excité qu’un petit enfant. Sa Lolotte lui a envoyé des œufs, du beurre, des gâteaux secs, de la limonade, du pain, du cognac, du pain d’épice, des fleurs, des oranges, du chocolat, des livres et du papier à lettres. Il a arrangé une « table d’anniversaire » qui est restée exposée trois grands jours, ce vieux schnock !

Ne crois surtout pas qu’il souffre de la faim, nous avons trouvé dans son placard du pain, du fromage, de la confiture et des œufs. C’est honteux, pour ne pas dire plus, de la part d’un homme que nous avons eu la bonté de recueillir ici dans le seul but de le sauver de la mort, de se remplir ainsi la panse dans notre dos sans rien nous donner. Nous avons bien tout partagé avec lui, nous ! Mais nous avons été encore plus scandalisés par sa mesquinerie vis-à-vis de Kleiman, de Voskuijl et de Bep : il ne leur donne rien du tout. Les oranges dont Kleiman aurait tant besoin pour se soigner l’estomac, Dussel les trouve encore plus saines pour le sien.

Cette nuit, j’ai dû rassembler quatre fois mes affaires, tant ça tirait fort. Aujourd’hui j’ai rempli une mallette où j’ai fourré les objets de première nécessité en cas de fuite. Mais maman dit avec raison : « Fuir, pour aller où ? »

Les Pays-Bas tout entiers doivent payer pour la grève d’un grand nombre de travailleurs15. C’est pourquoi l’état de siège a été proclamé, et un ticket de beurre retenu sur la ration de chacun. Les enfants font les polissons !

Ce soir j’ai lavé les cheveux de maman, ce qui n’est pas si simple par les temps qui courent. Nous sommes obligés de nous servir d’un savon vert gluant parce que nous n’avons plus de shampooing, et en plus Mans n’arrive plus à se démêler les cheveux correctement, car le peigne familial n’a plus que dix dents.

Bien à toi,

Anne

DIMANCHE 2 MAI 1943

Chère Kitty,

En pensant de temps à autre à nos conditions de vie ici, j’en arrive le plus souvent à la conclusion que, par rapport aux autres juifs qui ne se cachent pas, nous sommes ici dans une sorte de paradis, mais que plus tard, quand tout sera redevenu normal, j’aurai du mal à imaginer que nous, qui à la maison avons toujours été si proprets, sommes, on peut le dire, « tombés » si bas. Tombés, dans le sens du mot qui se rapporte aux bonnes manières. Par exemple, depuis que nous sommes ici, nous avons sur notre table une toile cirée qui, à force d’être utilisée, n’est généralement pas des plus propres. Souvent, j’essaie bien de lui redonner un peu de lustre, mais avec un torchon, plus trous que torchon, et qui a été neuf longtemps avant que nous nous cachions, on n’est pas beaucoup plus avancé, même en frottant de toutes ses forces. Les Van Daan dorment depuis le début de l’hiver sur un drap de flanelle que l’on ne peut pas laver ici, parce que la poudre de savon avec ticket est beaucoup trop rare et en plus très mauvaise. Papa porte un pantalon effiloché et sa cravate présente aussi des signes d’usure. Et aujourd’hui, la gaine de maman a craqué de vieillesse et on ne peut plus la réparer, tandis que Margot se promène avec un soutien-gorge trop petit de deux tailles !

Maman et Margot ont passé tout l’hiver avec trois tricots à elles deux et les miens sont si petits qu’ils ne m’arrivent même pas au nombril ! Bien sûr, ce sont des choses sur lesquelles on peut passer, mais pourtant, je me demande parfois avec horreur comment nous allons faire, nous qui vivons et nous débrouillons avec des objets usés, depuis ma culotte jusqu’au blaireau de papa, pour retrouver plus tard notre position d’avant-guerre.

DIMANCHE 2 MAI 1943

Les sentiments sur la guerre à l’Annexe :

M. Van Daan : Cet honorable personnage a, de notre avis à tous, une grande clairvoyance politique. Mais nous prédit tout de même qu’il nous faudra séjourner ici jusqu’à fin 43. C’est bien long, mais encore supportable. Mais qui nous donne l’assurance que cette guerre, qui ne cause que dommages et chagrin, sera terminée à ce moment-là ? Et qui peut nous donner l’assurance qu’entre-temps, il ne nous sera rien arrivé, à nous et aux complices de notre clandestinité ? Personne, bien sûr ! Et c’est pourquoi nous vivons chaque jour dans une grande tension. Tension due à l’attente et à l’espoir mais aussi à la peur, lorsque l’on entend du bruit dans la maison ou dehors, quand il y a beaucoup de tirs ou que le journal publie de nouvelles « notifications », car il peut arriver chaque jour que plusieurs de nos complices soient obligés de se cacher eux-mêmes avec nous. Le mot « clandestinité » est devenu tout à fait courant. Combien de gens n’entrent-ils pas dans la clandestinité ! Ils ne représentent naturellement qu’un petit pourcentage et pourtant, plus tard, nous serons sûrement étonnés du nombre de personnes de bonne volonté aux Pays-Bas, qui ont accueilli chez eux des juifs et aussi des chrétiens en fuite, avec ou sans argent. Et c’est incroyable aussi, le nombre de gens dont on entend dire qu’ils ont une fausse carte d’identité.

Mme Van Daan : Quand cette belle dame (comme elle seule aime à le croire) a appris qu’il était moins difficile qu’autrefois de se procurer une fausse carte d’identité, elle a proposé immédiatement d’en faire faire pour nous tous. Comme si c’était une broutille et que l’argent pousse sur le dos de papa et de M. Van Daan.

Quand Mme Van Daan sort les pires énormités, Putti saute souvent au plafond. Mais ça se comprend parce qu’un jour Kerli16 dit : « Plus tard, je vais me faire baptiser » et le lendemain, c’est : « J’ai toujours voulu aller à Jérusalem, car je ne me sens bien qu’au milieu des juifs ! »

Pim est un grand optimiste, mais il a toujours de bonnes raisons à donner.

M. Dussel, lui, invente tout à sa fantaisie, et quand quelqu’un veut contredire son altesse, il se fait mal recevoir. Je crois que M. Albert Dussel a l’habitude de se faire écouter chez lui comme un oracle ; mais Anne Frank ne mange pas de ce pain-là.

Les opinions des autres pensionnaires de l’Annexe ne sont pas intéressantes. Seuls ces quatre-là comptent en politique, à vrai dire deux seulement, mais Madâââme Van Daan et Dussel estiment qu’ils ont leur mot à dire.

MARDI 18 MAI 1943

Chère Kit,

J’ai été spectatrice d’un combat aérien acharné entre avions allemands et anglais. Malheureusement, quelques alliés ont dû sauter de leur appareil en feu. Notre laitier, qui habite Halfweg, a vu quatre Canadiens assis au bord de la route, dont l’un parlait couramment hollandais. Il a demandé du feu au laitier pour sa cigarette et lui a raconté que l’équipage de leur appareil se composait de six personnes. Le pilote avait été brûlé vif et leur cinquième camarade s’était caché quelque part. La police en vert est venue chercher ces quatre hommes en parfaite santé. Comment est-il possible de garder une telle présence d’esprit après un aussi formidable saut en parachute !

Bien que la chaleur soit apparemment arrivée, nous sommes obligés d’allumer nos poêles un jour sur deux pour brûler nos épluchures de légumes et nos détritus. Nous ne pouvons rien jeter dans les poubelles : parce qu’il nous faut toujours compter avec la présence du magasinier. Une petite imprudence a si vite fait de vous trahir !

Tous les étudiants doivent signer une liste des autorités certifiant « qu’ils sympathisent avec tous les Allemands et sont favorables à l’ordre nouveau ». Quatre-vingts pour cent d’entre eux ont refusé de renier leur conscience et leur conviction, mais le résultat ne s’est pas fait attendre. Tous les étudiants qui n’ont pas signé doivent aller en camp de travail en Allemagne. Que restera-t-il de la jeunesse des Pays-Bas, si tous doivent aller trimer en Allemagne ?

Cette nuit, les détonations étaient trop fortes et maman avait fermé la fenêtre ; j’étais dans le lit de Pim. Tout d’un coup, au-dessus de nos têtes, Madame bondit de son lit, comme si Mouschi l’avait mordue, et aussitôt après un grand coup sec. À en juger par le bruit, on aurait pu croire qu’une bombe incendiaire était tombée à côté de mon lit. J’ai hurlé : « Lumière, lumière ! »

Pim a allumé la lampe. J’étais sûre qu’en quelques minutes, la pièce s’embraserait. Mais rien de tel ne s’est produit. Nous nous sommes jetés dans l’escalier pour aller voir ce qui se passait en haut. Monsieur et Madame avaient vu par la fenêtre une lueur rose, Monsieur pensait qu’il y avait un incendie dans le voisinage et Madame croyait que notre maison avait pris feu. Au coup qui avait suivi, Madame avait sauté sur ses jambes flageolantes. Pendant que Dussel restait en haut pour fumer une cigarette, nous sommes retournés nous coucher. Il s’était à peine écoulé un quart d’heure que les tirs recommençaient. Madame s’est levée à l’instant même et est descendue dans la chambre de Dussel, pour y trouver le calme qui lui était refusé auprès de son époux. Dussel l’a accueillie en ces termes : « Venez dans mon lit, mon enfant ! » Ce qui nous a fait rire aux larmes. Nous avions oublié la canonnade, notre peur était comme effacée.

Bien à toi,

Anne

DIMANCHE 13 JUIN 1943

Chère Kitty,

Le poème d’anniversaire que m’a écrit papa est trop beau pour que je t’en prive.

Comme Pim compose en vers allemands, Margot a dû s’atteler à la traduction. Juge toi-même si Margot ne s’est pas acquittée à la perfection de la tâche qu’elle s’est imposée à elle-même. Après l’habituel résumé des événements de l’année, le poème continue ainsi :

Toi, notre benjamine, qui pourtant n’est plus une enfant,

Tu n’as pas la vie facile ; chacun prétend

Te faire la leçon, souvent à ton grand dam :

« Tu peux en croire notre expérience ! »

« Nous savons tout, fais-nous confiance,

Et connaissons les bonnes manières. »

Voilà ton lot depuis l’année dernière.

De ses propres défauts, nul n’est jamais gêné,

Ainsi a-t-on beau jeu de te morigéner.

Les fautes d’autrui, elles, pèsent lourd

Et nous, tes parents, ne pouvons pas toujours

Trancher les différends avec sérénité :

Reprendre les aînés passe pour déplacé.

Est-on parmi de vieux barbons

Qu’il faut gober tous leurs sermons

Comme on prend une amère potion ;

C’est pour garder la paix de la maison.

Les mois passés ici ne seront pas perdus

Toi-même tu ne l’aurais pas voulu,

Mais quand toujours on apprend et on lit,

On aurait bien du mal à découvrir l’ennui.

Mais voilà une autre question, pire tourment :

« Que vais-je mettre ? Mes vêtements

Sont trop petits. Je n’ai plus de pantalon,

Mon chemisier est grand comme un napperon.

Et mes chaussures, comme elles me blessent,

Tout me torture, quelle tristesse.

Oui, avec dix centimètres en plus,

Rien ne vous va, bien entendu.

Quant au passage sur les repas, Margot n’a pas pu le faire rimer et je le laisse entièrement de côté. Alors, il n’est pas beau, mon poème ? En outre, j’ai été très gâtée, on m’a donné de très jolies choses. Entre autres, un gros livre qui traite de mon sujet préféré, la mythologie de Hellas et de Rome. Je n’ai pas à me plaindre non plus de manquer de bonbons, tous ont puisé dans leurs dernières réserves. En tant que benjamine de la maisonnée clandestine, j’ai été vraiment beaucoup plus fêtée qu’il ne me revenait normalement.

Bien à toi,

Anne

MARDI 15 JUIN 1943

Chère Kitty,

Il s’est passé une foule de choses, mais je pense le plus souvent que mon bavardage oiseux t’ennuie beaucoup et que tu es bien contente de ne pas recevoir trop de lettres. Je vais donc te rapporter les nouvelles en les résumant.

M. Voskuijl n’a pas été opéré de l’estomac : quand il a été sur la table d’opération et qu’on lui a ouvert l’estomac, les médecins se sont aperçus qu’il avait un cancer incurable, déjà trop avancé pour qu’on puisse l’opérer. Ils se sont contentés de lui refermer l’estomac, de le garder trois semaines au lit et de lui donner une bonne nourriture avant de le renvoyer chez lui. Mais ils ont commis une sottise impardonnable, à savoir de dire exactement à ce pauvre homme ce qui l’attend. Il n’est plus en état de travailler, reste chez lui au milieu de ses huit enfants et rumine sa fin prochaine. Il me fait énormément pitié et je suis très triste que nous ne puissions pas nous montrer dans la rue, sinon j’irais certainement très souvent lui rendre visite, pour lui changer les idées.

Pour nous, c’est une catastrophe que ce bon Voskuijl ne soit plus là pour nous tenir au courant de ce qui se passe dans l’entrepôt et des bruits qu’on y entend. Il était notre meilleure aide et notre meilleur soutien en matière de prudence, il nous manque beaucoup.

Le mois prochain, nous serons touchés à notre tour par la remise des postes de radio. Kleiman a chez lui, clandestinement, un poste « baby », dont nous hériterons en remplacement de notre gros Philips. C’est bien dommage de devoir livrer ce beau meuble, mais dans une maison où des gens se cachent, mieux vaut ne pas provoquer les autorités. Nous mettrons la petite radio en haut, naturellement. Là où il y a des juifs clandestins, et de l’argent clandestin, une radio clandestine est tout indiquée.

Tout le monde essaie de récupérer un vieux poste à donner à la place de sa « source de réconfort ». C’est tout à fait vrai, chaque fois que les nouvelles du dehors s’aggravent, la radio nous aide en nous répétant de sa voix miraculeuse que nous ne devons pas nous laisser abattre : « Tête haute, courage, d’autres temps viendront ! »

Bien à toi,

Anne

DIMANCHE 11 JUILLET 1943

Chère Kitty,

Pour revenir une fois de plus sur le thème de l’éducation, je te dirai que je me donne beaucoup de mal pour être serviable, aimable et gentille et faire en sorte que la pluie de réprimandes se transforme en un petit crachin. C’est fichtrement dur d’avoir une conduite exemplaire avec des gens qu’on ne peut pas voir en peinture, et quand le cœur n’y est pas. Mais je m’aperçois vraiment que je m’en tire mieux avec un peu d’hypocrisie au lieu de m’en tenir à ma vieille habitude, qui était de dire carrément mon opinion à chacun (bien que personne ne me demande jamais mon avis ou n’y attache de l’importance). Bien entendu, il m’arrive très souvent de sortir de mon rôle et de ne pas pouvoir contenir ma fureur devant certaines injustices, si bien que, quatre semaines durant, on clabaude sur la fille la plus insolente du monde.

Tu ne me trouves pas à plaindre, par moments ? Heureusement que je ne suis pas du genre ronchonneur, je finirais par maigrir et ne plus pouvoir conserver ma bonne humeur. Le plus souvent, je considère ces sermons sous l’angle humoristique, mais j’y réussis mieux quand c’est quelqu’un d’autre qui en prend pour son grade, et non pas moi qui en fais les frais.

D’autre part, j’ai décidé (après mûre réflexion) de laisser un peu tomber la sténo. D’abord pour pouvoir consacrer encore plus de temps à mes autres matières et en second lieu à cause de mes yeux, car c’est une vraie catastrophe. Je suis devenue très myope et devrais avoir des lunettes depuis longtemps (ouh, de quelle chouette j’aurais l’air !). Mais bon, avec les clandestins, tu sais…

Hier, toute la maisonnée n’avait qu’un sujet de conversation, les yeux d’Anne, parce que maman avait suggéré d’envoyer Mme Kleiman avec moi chez l’oculiste. Cette proposition m’a fait chanceler un instant sur mes jambes, car ce n’est pas une mince affaire. Dans la rue ! Rends-toi compte ! Dans la rue. C’est inimaginable. Au début, c’était la panique, puis je me suis sentie toute joyeuse. Mais les choses n’étaient pas si simples, car les diverses autorités qui ont à décider d’une telle initiative n’arrivaient pas à se mettre d’accord si rapidement. Il fallait d’abord peser toutes les difficultés et tous les risques, même si Miep voulait se mettre en route avec moi sans plus tarder. Je sortais déjà mon manteau gris de la penderie, mais il était si serré qu’il avait l’air d’appartenir à ma petite sœur. L’ourlet était décousu et le manteau ne boutonne plus. Je suis vraiment curieuse de voir la suite des événements, mais je pense que le projet sera abandonné, car entre-temps, les Anglais ont débarqué en Sicile17 et papa s’attend de nouveau à un « dénouement rapide ».

Bep nous donne beaucoup de tâches de bureau à faire, à Margot et à moi, nous nous sentons toutes les deux importantes et cela l’aide beaucoup. Classer de la correspondance et remplir le livre des ventes est à la portée de tous, mais nous le faisons avec une exactitude scrupuleuse. Miep est toujours chargée comme un baudet, elle ne fait que traîner des paquets. Presque tous les jours, elle réussit à dénicher quelque part des légumes, qu’elle apporte sur son vélo, dans de grands cabas. C’est elle encore qui, chaque samedi, nous apporte cinq livres de bibliothèque. Nous attendons toujours le samedi, le jour des livres, avec impatience, comme des petits enfants qui vont avoir un cadeau. Les autres gens ne savent pas tout ce que les livres représentent quand on est enfermé. La lecture, l’étude et la radio, voilà nos seules distractions.

Bien à toi,

Anne

Auteurs::

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