Journal d’Anne Franck

MARDI 13 JUILLET 1943

La meilleure table

Hier après-midi, j’avais demandé à Dussel, avec la permission de papa, s’il voulait bien avoir l’obligeance d’accepter (poli, non ?) que je puisse faire usage de notre petite table deux après-midi par semaine, de quatre heures à cinq heures et demie. De deux heures et demie à quatre heures, j’y suis tous les jours, pendant que Dussel fait la sieste, et le reste du temps, chambre et table sont son domaine réservé. À côté, dans notre pièce commune, il y a beaucoup trop de monde l’après-midi, on ne peut pas y travailler, et d’ailleurs à ce moment-là, papa aime bien aussi se tenir à son bureau.

J’avais donc de bonnes raisons et ma question était de pure politesse. Mais que crois-tu que le savant docteur Dussel a répondu ?

« Non. » Un non sec et catégorique.

J’étais indignée et je ne me suis pas laissée démonter, et lui ai donc demandé les raisons de ce « non ». Mais bien mal m’en a pris. Voici la salve que j’ai déclenchée : « Moi aussi je dois travailler, si je ne peux pas le faire l’après-midi, il ne me reste absolument plus de temps, j’ai mon travail à terminer, sinon je l’aurai commencé pour rien, ton travail à toi n’a rien de sérieux, à quoi ça ressemble, cette mythologie, tricoter ou lire non plus ce n’est pas travailler, je suis à cette table et j’y resterai ! »

Je lui ai répondu : « Monsieur Dussel, mon travail est parfaitement sérieux, à côté je ne peux pas travailler l’après-midi, et je vous demande respectueusement de reconsidérer ma demande ! »

Sur ces mots, Anne, offensée, a tourné les talons et fait comme si le savant docteur n’était que du vent. Je bouillais de fureur, trouvais Dussel terriblement impoli (ce qu’il était), et me jugeais moi-même très aimable.

Le soir, quand j’ai pu prendre papa à part, je lui ai dit comment l’affaire avait tourné et j’ai discuté avec lui de ce qui me restait à faire, car je ne voulais pas renoncer mais préférais m’en tirer toute seule. Pim m’a donné plus ou moins la marche à suivre, mais a insisté pour que j’attende le lendemain, car j’étais trop excitée.

Je n’ai pas suivi ce conseil et le soir, après la vaisselle, j’ai attendu Dussel. Pim était assis à côté de nous dans la pièce, ce qui me donnait un grand calme.

J’ai commencé : « Monsieur Dussel, je crois que vous pensez qu’il ne vaut pas la peine de reconsidérer l’affaire avec moi, mais je vous demande de le faire tout de même. »

Avec son plus charmant sourire, Dussel a remarqué : « Je suis toujours et à tout moment disposé à reparler de cette affaire, déjà réglée toutefois entre-temps ! »

J’ai poursuivi alors la conversation, interrompue sans cesse par Dussel : « À votre arrivée ici, il était convenu que cette chambre nous servirait à tous les deux, donc, si le partage était équitable, vous devriez avoir le matin et moi, tout l’après-midi ! Mais je ne le demande même pas ; et deux après-midi par semaine, ce n’est que justice, il me semble. »

Là, Dussel a bondi, comme piqué par une aiguille : « La justice, ce n’est pas à toi d’en parler, et puis moi, qu’est-ce que je deviens ? Je vais demander à M. Van Daan s’il veut bien me construire un petit cagibi au grenier où je pourrai me tenir, je n’ai pas de place pour travailler tranquille, avec toi, on passe son temps à se quereller. Si ta sœur, Margot, qui a de meilleures raisons à faire valoir, m’adressait la même requête, je ne songerais pas à refuser, mais toi… »

Et de nouveau il a été question de mythologie et de tricot, et de nouveau Anne s’est sentie offensée. Cependant je n’en ai rien montré et j’ai laissé Dussel vider son sac : « Enfin, avec toi, il n’y a pas moyen de s’entendre. Tu es une égoïste éhontée, une seule chose t’intéresse, obtenir ce que tu veux, et tous les autres doivent s’effacer. Jamais je n’ai vu une enfant pareille. Mais en fin de compte, je vais tout de même être obligé de te donner satisfaction, sinon plus tard je m’entendrai dire : Anne Frank a raté son examen parce que M. Dussel ne voulait pas lui céder la table ! »

Et il continuait… et il en rajoutait, à la fin c’était devenu un tel flot que je ne pouvais presque plus le suivre. Un moment je pensais : « Je m’en vais lui donner un de ces coups sur la tronche, il ira valser contre le mur avec tous ses mensonges », et l’instant d’après je me disais : « Reste calme, ce type ne mérite pas que tu te mettes dans cet état ! »

Enfin M. Dussel n’a plus eu de bile à cracher et, le visage partagé entre une expression de courroux et de triomphe, il est sorti de la pièce, son manteau bourré de victuailles.

J’ai couru trouver papa et lui ai fait le récit complet de la conversation, pour autant qu’il ne l’avait pas suivie. Pim a décidé alors de parler à Dussel le soir même ; ainsi fut fait, et leur discussion a duré plus d’une demi-heure. Ils se sont d’abord demandé si Anne avait vraiment besoin de la table, oui ou non. Papa a rappelé qu’ils avaient déjà abordé le sujet, mais qu’il avait alors fait mine de se ranger à l’avis de Dussel pour ne pas donner tort au plus vieux des deux face à la plus jeune ; pourtant, même alors, papa trouvait que ce n’était pas juste. Dussel estimait que je n’avais pas à le présenter comme un intrus qui confisquait toutes les affaires, mais papa l’a contredit catégoriquement sur ce point, car il m’avait entendu lui-même et savait que je n’avais pas dit un mot en ce sens. Et l’échange se poursuivait, papa prenant ma défense sur le chapitre de l’égoïsme et de ma façon de « travailloter », Dussel continuant à bougonner.

Finalement, Dussel a tout de même dû céder et j’ai eu droit à deux après-midi par semaine pour travailler sans être dérangée. Dussel avait l’air tout dépité, il est resté deux jours sans me parler et a fait valoir qu’il avait tout de même besoin de la table de cinq heures à cinq heures et demie… enfantillage, bien sûr.

Un homme de cinquante-quatre ans qui a encore des habitudes aussi pédantes et mesquines, c’est la nature qui l’a fait ainsi et il ne se corrigera jamais.

VENDREDI 16 JUILLET 1943

Chère Kitty,

Nouveau cambriolage, mais pour de bon cette fois ! Ce matin à sept heures, Peter est descendu comme d’habitude à l’entrepôt et a vu tout de suite que la porte de l’entrepôt, comme celle de la rue, était ouverte. Il a immédiatement prévenu Pim qui, dans le bureau privé, a réglé la radio sur l’Allemagne et a fermé la porte à clef. Ils sont alors remontés ensemble. Les consignes ordinaires en pareil cas : ne pas se laver, rester immobile, être fin prêt et habillé à huit heures, et ne pas aller aux toilettes, ont comme d’habitude été suivies à la lettre. Tous les huit, nous étions heureux d’avoir si bien dormi cette nuit-là et de n’avoir rien entendu. Mais nous étions un peu indignés que, de toute la matinée, personne ne se soit montré à notre étage et que M. Kleiman nous ait tenus en haleine jusqu’à onze heures et demie. Il nous a raconté que les cambrioleurs avaient enfoncé la porte extérieure avec un pied-de-biche et forcé la serrure de celle de l’entrepôt. Dans celui-ci, cependant, il n’y avait pas grand-chose à voler et c’est pourquoi les malfaiteurs ont tenté leur chance un étage plus haut. Ils ont pris deux petites caisses contenant 40 florins, des carnets de chèques postaux et bancaires en blanc et, le plus grave, toute notre allocation de sucre, d’une valeur de 150 florins. Il ne va pas être facile d’obtenir de nouveaux tickets de rationnement.

M. Kugler pense que ce cambrioleur appartenait à la même confrérie que celui qui était venu, il y a six semaines, et qui avait essayé d’ouvrir les trois portes (celle de l’entrepôt et les deux portes d’entrée), mais sans y parvenir.

L’affaire a de nouveau provoqué quelques remous dans notre bâtiment, mais l’Annexe ne semble plus pouvoir vivre autrement. Bien sûr, nous étions contents que les machines à écrire et la caisse aient été bien cachées dans notre penderie.

Bien à toi,

Anne

P.-S. Débarquement en Sicile. Encore un pas qui nous rapproche de !…

LUNDI 19 JUILLET 1943

Chère Kitty,

Dimanche, le quartier nord a subi un bombardement très dur. Les destructions doivent être effroyables, des rues entières sont en ruine et il faudra encore beaucoup de temps pour dégager les gens ensevelis. Jusqu’à présent, il y a deux cents morts et des blessés sans nombre ; les hôpitaux sont pleins à craquer18. On entend parler d’enfants qui cherchent le corps de leurs parents dans les ruines fumantes. J’en ai des frissons, quand je repense à ce grondement étouffé et trépidant dans le lointain, que nous ressentions comme un signe annonciateur de l’anéantissement.

VENDREDI 23 JUILLET 1943

En ce moment, Bep peut se procurer à nouveau des cahiers, surtout des journaux et des grands livres, tout à fait appropriés pour ma comptable de sœur ! On vend aussi d’autres cahiers, mais ne me demande pas quel genre, ni pour combien de temps. En ce moment, les cahiers portent la mention « Disponible sans ticket » ! Comme tout ce qui est encore « sans ticket », ça ne vaut pas un clou. Ces cahiers se composent de douze feuilles de papier grisâtre aux lignes serrées et imprimées de travers. Margot se demande si elle ne pourrait pas suivre un cours de calligraphie ; je le lui ai fortement conseillé. Maman ne veut absolument pas que je le fasse aussi, à cause de mes yeux, mais ce sont des bêtises, je trouve. Que je fasse ça ou autre chose, cela revient au même.

Comme tu n’as pas encore connu de guerre, Kitty, et que malgré toutes mes lettres tu n’as qu’une vague idée de la clandestinité, je vais te dire, pour t’amuser, quel est le premier souhait de chacun d’entre nous le jour où nous sortirons d’ici.

Margot et M. Van Daan voudraient se plonger jusqu’aux cheveux dans un bain bien chaud et y rester plus d’une demi-heure. Mme Van Daan préférerait aller aussitôt manger des gâteaux. Dussel ne connaît que sa Charlotte, maman sa tasse de café. Papa ira chez les Voskuijl, Peter en ville et au cinéma et moi, de bonheur, je ne saurais pas par quoi commencer.

Ce qui me manque le plus, c’est une maison à moi, de la liberté de mouvement et enfin d’être aidée de nouveau dans mon travail, donc retour à l’école !

Bep nous a proposé des fruits. Oh, c’est donné. Raisins : 5 florins le kilo, groseilles à maquereau : 0,70 florin la livre, pêches : 0,50 florin la pièce, melon : 1,50 florin le kilo. Et dire que tous les soirs, ils mettent dans le journal en lettres géantes : « GONFLER LES PRIX, C’EST DE L’ESCROQUERIE ! »

LUNDI 26 JUILLET 1943

Chère Kitty,

Hier, nous avons eu une journée très agitée et nous en sommes encore tout excités. Tu pourrais d’ailleurs nous demander quel jour se passe ici sans excitation.

Le matin au petit déjeuner, nous avons eu pour la première fois une pré-alerte, mais nous nous en moquons, car cela signifie qu’il y a des avions au-dessus de la côte. Après le petit déjeuner, je suis allée m’étendre une heure, car j’avais une forte migraine, puis je suis descendue au bureau. Il était à peu près deux heures. À deux heures et demie, Margot avait fini son travail de bureau ; elle n’avait pas encore pris ses affaires que les sirènes se mettaient à mugir, donc me voilà qui remonte avec elle. Il était temps, nous n’étions pas en haut depuis cinq minutes que des tirs violents ont commencé, si bien que nous nous sommes postées dans le couloir. Et ma foi oui, voilà la maison qui tremble et les bombes qui tombent. Je serrais contre moi mon « sac de fuite », plus pour avoir quelque chose à tenir que pour fuir, puisque de toute façon nous ne pouvons pas sortir ou alors, dans le pire des cas, la rue représente un aussi grand danger pour notre vie qu’un bombardement. Au bout d’une demi-heure, le bruit des avions a diminué, mais l’activité dans la maison a augmenté. Peter est descendu de son poste d’observation du grenier de devant, Dussel était dans le bureau sur la rue, Madame se sentait plus en sécurité dans le bureau privé, M. Van Daan avait suivi les opérations du haut des combles, et nous, sur le palier, nous nous sommes dispersés à notre tour pour voir monter les colonnes de fumée au-dessus de l’IJ19. Bientôt une odeur d’incendie s’est répandue partout et l’on aurait dit qu’un épais brouillard stagnait dehors.

Un grand incendie n’est certainement pas un beau spectacle, mais pour nous l’affaire était passée et nous nous sommes remis à nos occupations respectives. Le soir au dîner : alerte aérienne. Nous avions de bonnes choses à manger, mais le bruit de la sirène a suffi à me couper l’appétit. Mais il ne s’est rien passé et, trois quarts d’heure après, l’alerte était finie. La vaisselle était rangée : alerte, tirs, une masse d’avions. Nous avons tous pensé : « Oh, Seigneur ! Deux fois le même jour, c’est vraiment beaucoup ! », mais rien à faire, c’était une nouvelle pluie de bombes, cette fois de l’autre côté, à Schiphol d’après les Anglais. Les avions piquaient, montaient, l’air sifflait et c’était très très effrayant, à chaque instant je pensais : « Il va tomber, on va y passer. »

Je t’assure qu’en me couchant à neuf heures, j’avais du mal à tenir sur mes jambes. À minuit pile, je me réveille : des avions ! Dussel était en train de se déshabiller, cela ne m’a pas arrêtée, au premier tir j’ai bondi hors de mon lit, réveillée comme une puce. Jusqu’à une heure à côté, à une heure et demie au lit, à deux heures, retour près de papa et il en passait encore et encore au-dessus de nous. Les tirs ont cessé et j’ai pu rentrer chez moi. Je me suis endormie à deux heures et demie.

Sept heures. Je me dresse brusquement dans mon lit. Van Daan était avec papa. Ma première pensée a été : des cambrioleurs. J’ai entendu Van Daan dire « tout » et j’ai pensé qu’ils avaient tout volé. Mais non, cette fois c’était une merveilleuse nouvelle, la meilleure que nous ayons entendue depuis des mois, peut-être depuis le début de la guerre : Mussolini s’est retiré et l’empereur-roi d’Italie a pris la tête du gouvernement. Nous étions fous de joie. Après toutes les horreurs d’hier, enfin un peu de bonheur et… d’espoir. Espoir de voir finir la guerre, espoir de paix.

Kugler est passé nous voir et nous a dit que Fokker avait été durement touché. Entre-temps, nous avions eu ce matin une nouvelle alerte avec un passage d’avions et ensuite une préalerte. Je suis submergée d’alertes, je manque de sommeil et je n’ai pas envie de travailler, mais pour l’instant l’attente de nouvelles d’Italie nous tient éveillés, et l’espoir pour la fin de l’année…

Bien à toi,

Anne

JEUDI 29 JUILLET 1943

Chère Kitty,

Mme Van Daan, Dussel et moi étions en train de faire la vaisselle et une chose rarissime, qui n’allait pas manquer de les frapper, c’est que j’étais particulièrement silencieuse. Pour prévenir les questions, j’ai donc cherché à la hâte un sujet de conversation plutôt neutre, et j’ai pensé que le livre Henri van de Overkant20 répondrait à cette exigence. Mais je m’étais méprise ; quand je n’ai pas Madame sur le dos, c’est M. Dussel. Voici l’affaire : M. Dussel nous avait chaudement recommandé ce livre, comme un excellent titre. Seulement, Margot et moi l’avons trouvé tout le contraire d’excellent ; le personnage du petit garçon était plein de vérité, mais le reste… je préfère ne rien en dire. C’est à peu près la remarque que j’ai faite pendant la vaisselle, et cela m’a valu un torrent de reproches :

« Que peux-tu comprendre, toi, au psychisme d’un homme adulte ? Un enfant, ce n’est pas si difficile (!). Tu es beaucoup trop jeune pour ce genre de livre, un homme de vingt ans ne le comprendrait même pas. » (Pourquoi donc a-t-il tant recommandé ce livre à Margot et à moi, justement ?)

Maintenant, Dussel et Madame poursuivaient à l’unisson : « Tu es au courant de beaucoup trop de choses qui ne sont pas de ton âge, tu as une éducation totalement inadaptée. Plus tard, quand tu seras plus âgée, tu n’auras plus aucun plaisir, tu diras : Tout ça, je l’ai déjà vu dans les livres il y a vingt ans. Il faut te dépêcher si tu veux trouver un mari ou tomber amoureuse, sinon tout va sûrement te décevoir. En théorie, tu connais déjà tout, mais ce qui te manque, c’est la pratique ! »

Qui ne s’imagine ma situation ? J’étais tout étonnée moi-même de pouvoir répondre avec calme : « Vous pensez peut-être que je suis mal élevée, mais tout le monde n’est pas du même avis, loin de là ! »

C’est sûrement une marque de bonne éducation de me monter toujours contre mes parents, parce que c’est souvent ce qu’ils font, et ne rien dire de ces choses à une fille de mon âge, c’est sans doute excellent. Les résultats d’une telle éducation, on ne les connaît que trop.

Sur le moment, j’aurais pu gifler ces deux-là, en train de se moquer de moi. J’étais hors de moi, et je pourrais vraiment compter les jours (si je savais où m’arrêter) qui me séparent du moment où je serai délivrée de ces gens-là. Cette Mme Van Daan c’est un drôle de numéro ! Il faut prendre exemple sur elle, prendre des exemples… mais seulement les mauvais. Mme Van Daan est connue pour être indiscrète, égoïste, retorse, calculatrice et jamais satisfaite. Ajoutons-y vanité et coquetterie. Elle est, sans conteste, une petite personne absolument désagréable. Avec Mme Van Daan, je pourrais remplir des volumes entiers et, qui sait, je le ferai peut-être un jour. Un petit vernis extérieur, c’est à la portée de tout le monde.

Madame est aimable avec les inconnus et surtout avec les hommes, et c’est pourquoi on se trompe à son sujet quand on ne la connaît pas encore bien.

Maman la trouve trop bête pour perdre une minute à parler d’elle, Margot la trouve trop insignifiante, Pim trop laide (au propre et au figuré !) et après un long parcours, car je n’ai jamais de jugements préconçus, je suis arrivée à la conclusion qu’elle mérite les trois qualificatifs, et beaucoup, beaucoup plus encore. Elle a tant de défauts, pourquoi en citerais-je un en particulier ?

Bien à toi,

Anne

P.-S. Le lecteur voudra bien tenir compte du fait que, lorsque cette histoire a été écrite, la colère de l’auteur n’était pas encore retombée !

MARDI 3 AOÛT 1943

Chère Kitty,

En politique, tout va pour le mieux. En Italie, le parti fasciste est interdit. Un peu partout, le peuple se bat contre les fascistes, quelques militaires prennent part au combat. Comment ce pays peut-il continuer à faire la guerre à l’Angleterre ?

Notre belle radio a été emportée la semaine dernière, Dussel était très fâché que Kugler la remette à la date prévue. Dussel baisse de plus en plus dans mon estime, il est déjà à peu près tombé en dessous de zéro. Tout ce qu’il dit sur la politique, l’histoire, la géographie et d’autres sujets est tellement ridicule que j’ose à peine le répéter. Hitler disparaîtra dans l’Histoire. Le port de Rotterdam est plus grand que celui de Hambourg. Les Anglais sont des imbéciles, de ne pas ensevelir en ce moment l’Italie sous les bombes, etc.

Nous avons eu un troisième bombardement, j’ai serré les dents et je me suis exercée au courage.

Mme Van Daan, qui a toujours dit « qu’ils viennent », « mieux vaut une fin effrayante que pas de fin du tout », est maintenant la plus peureuse de nous tous. Ce matin elle tremblait comme un roseau et a même éclaté en sanglots. Son mari, avec qui elle vient de faire la paix après une semaine de dispute, l’a consolée ; le spectacle suffisait presque à me rendre sentimentale.

Avoir des chats ne présente pas que des avantages, et Mouschi vient de le prouver sans équivoque. Toute la maison est infestée de puces, le fléau s’étend de jour en jour. M. Kleiman a semé de la poudre jaune dans les moindres recoins, mais les puces s’en moquent. Cela nous rend tous nerveux, on a sans arrêt l’impression que quelque chose vous gratouille le bras, la jambe ou d’autres parties du corps, aussi beaucoup de membres de la maisonnée font des exercices de gymnastique pour se regarder derrière le cou ou la jambe tout en restant debout. Nous voyons maintenant les conséquences du manque d’exercice ; nous sommes beaucoup trop raides pour bien tourner le cou. Il y a longtemps que la vraie gymnastique a disparu de nos occupations.

Bien à toi,

Anne

MERCREDI 4 AOÛT 1943

Chère Kitty,

Depuis plus d’un an que nous sommes des Annexiens, tu connais assez bien notre vie, mais je ne peux pas te renseigner sur tout ; la différence avec ce qui se passe à des époques normales et chez des gens normaux est tellement grande. Cependant, pour te permettre de jeter un regard plus précis sur notre vie, je vais désormais te décrire de temps en temps une portion d’une journée ordinaire. Aujourd’hui, je commence par la soirée et la nuit :

À neuf heures du soir commence à l’Annexe l’agitation du coucher, et c’est vraiment toujours une agitation sans nom. On déplace les chaises, on retourne la literie, on plie des couvertures, rien ne reste à sa place de la journée. Je dors sur le petit divan, qui a moins de 1,50 m de long. Ici, des chaises doivent donc servir de rallonge. Un édredon, des draps, des oreillers, des couvertures, tous tirés du lit de Dussel, où ils résident dans la journée.

À côté, on entend d’horribles craquements, le lit en accordéon de Margot. Autres couvertures de divan et oreillers, le tout pour rendre un peu plus confortables les lattes de bois. En haut, on croirait entendre le tonnerre, ce n’est que le lit de Madame. Il faut savoir qu’on le pousse vers la fenêtre pour permettre à son altesse à la liseuse rose de recevoir d’agréables picotements dans ses petites narines.

Neuf heures : après Peter, j’entre dans la salle de bains où a lieu une toilette approfondie, et il n’est pas rare (seulement pendant les mois, les semaines ou les jours de grande chaleur) qu’une petite puce soit entraînée dans l’eau du lavage. Ensuite, se laver les dents, se boucler les cheveux, se faire les ongles, manier de petits cotons imbibés d’eau oxygénée (sert à décolorer les poils noirs de moustache), le tout en une petite demi-heure.

Neuf heures et demie : peignoir de bain passé à la va-vite, savon dans une main, pot, épingles à cheveux, culotte, bigoudis et cotons dans l’autre, je sors en coup de vent de la salle de bains, avant d’être rappelée le plus souvent à cause des cheveux dont les courbes gracieuses, mais pas très appétissantes pour mon successeur, déparent le lavabo.

Dix heures : fenêtres calfeutrées, bonne nuit. Dans la maison, un bon quart d’heure durant, craquements de lits et soupirs de ressorts fatigués, puis le silence se fait, si du moins les voisins du dessus ne se disputent pas sur l’oreiller.

Onze heures et demie : la porte de la salle de bains grince. Un mince rai de lumière tombe dans la chambre. Chaussures qui craquent, un grand manteau, encore plus grand que l’homme qui le porte… Dussel revient de son travail nocturne dans le bureau de Kugler. Dix minutes de traînements de pieds sur le sol, de froissement de papier (ce sont les victuailles à cacher dans le placard), et un lit qu’on fait. Puis la silhouette disparaît de nouveau, et l’on n’entend plus de temps en temps qu’un petit bruit suspect monter des W.C.

Environ trois heures : je suis obligée de me lever pour une petite commission dans la boîte en fer placée sous mon lit, sous laquelle, par précaution, on a mis un petit tapis de caoutchouc, en prévision d’éventuelles fuites. Dans ces cas-là, je retiens toujours mon souffle, car le jet retentit dans la boîte comme une cascade de montagne. Puis la boîte revient à sa place et une silhouette en chemise de nuit blanche, qui chaque soir arrache à Margot ce cri : « Oh, cette chemise de nuit, quelle indécence », se recouche. Un petit quart d’heure, une certaine personne continue à écouter les bruits de la nuit. Tout d’abord, s’il n’y a pas un voleur en bas, puis les bruits venus des divers lits, en haut, à côté et dans la chambre, bruits d’où l’on peut généralement déduire si les différents occupants de la maison dorment ou passent la nuit dans un demi-sommeil. Ce dernier cas n’a rien de réjouissant, surtout lorsqu’il concerne un membre de la maisonnée répondant au nom de Dr Dussel. D’abord j’entends un petit bruit comparable à celui d’un poisson happant l’air, et qui se répète une dizaine de fois, puis on s’humecte les lèvres avec application, en alternant avec de petits clappements de langue, suivis de rotations prolongées dans le lit, d’un côté et d’autre, et de déplacements d’oreillers. Cinq minutes de calme complet, puis cette succession d’événements se répète au moins trois fois, après quoi le docteur a probablement réussi à s’assoupir pour un moment.

Il peut arriver aussi que, la nuit, à des moments variables entre une et quatre heures du matin, il y ait des tirs. Je ne m’en rends jamais complètement compte avant de m’être levée machinalement. Parfois je suis tellement plongée dans mes rêves, que je pense aux verbes irréguliers français ou à une des querelles d’en haut. C’est seulement quand tout est fini que je m’aperçois qu’on a tiré et que je suis restée tranquillement dans ma chambre. Mais le plus souvent, les choses se passent comme je l’ai dit plus haut. Vite, un oreiller et un mouchoir à la main, on enfile peignoir et pantoufles, et au petit trot jusqu’à papa, exactement comme Margot l’a écrit dans mon poème d’anniversaire :

La nuit, à la première détonation,

Une porte grince, et qui fait irruption ?

Un mouchoir, un oreiller et une petite fille…

Une fois parvenue près du grand lit, le plus gros de ma frayeur est passé, sauf si ça tire très fort.

Sept heures moins le quart : Drrrrrr… Le petit réveille-matin qui peut élever la voix à toute heure du jour (quand on le demande et parfois même sans cela). Crac… pang… Madame l’a arrêté. Knak… Monsieur s’est levé. On fait bouillir de l’eau, et vite à la salle de bains.

Sept heures et quart : La porte grince une nouvelle fois. Dussel peut aller à la salle de bains. Une fois seule, on fait entrer la lumière… et le nouveau jour a commencé à l’Annexe.

Bien à toi,

Anne

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