La Bande de la belle Alliette

XXV

Ce ne fut qu’à la troisième audience qu’onprocéda à l’interrogatoire des accusés pour le crimed’assassinat.

M. le président. – AccuséSoufflard, lorsque vous avez été libéré, vous êtes venu à Paris,bien qu’une autre résidence vous eût été assignée. Quellesressources aviez-vous pour subvenir à vos besoins ?

R. J’avais deux mille six cents francs à moien sortant du bagne.

D. Les renseignements transmis démontrentqu’au lieu de deux mille six cents francs que vous annoncez, vousn’aviez alors que dix-neuf francs trente-cinq centimes. C’est unpeu plus vraisemblable. Comment voudriez-vous faire croire qu’unforçat, dont le temps est consacré à des travaux obligés, ait puamasser une pareille somme.

R. Je vais vous dire monsieur leprésident : j’avais une place dans la salle des modèles qui merapportait beaucoup d’argent.

D. Vous mentez. À votre arrivée à Paris, c’estMicaud qui vous a procuré des vêtements. Pourquoi aviez-vousplusieurs logements et plusieurs mobiliers sous de fauxnoms ?

R. C’est que je devais plus que le mobilier nevalait, et je n’avais rien de mieux à faire que de le laisser.

D. C’était le vol qui vous procurait desressources et qui nécessitait ces précautions. On vous entendaittoujours limer chez vous.

R. Je nettoyais mes meubles.

D. Ce n’était jamais que la nuit que voustravailliez. Vous faisiez des fausses clefs. On en a trouvé unpaquet chez vous, au moment de votre arrestation.

R. Je les ai ramassées sur la place Scipion,dans les démolitions. Je les ai emportées pour savoir ce quec’était et pour les vendre.

D. Que pouviez-vous retirer de faussesclefs.

R. C’était un échantillon que j’emportais pourvendre le tout (on rit).

D. Il paraît que, d’habitude, vous en avezbeaucoup ? Vous savez que Micaud vous dénonceformellement.

R. Oui, monsieur, mais c’est un mensonge.

 

Si, pendant ces divers interrogatoires, unobservateur eût suivi les regards en dessous que la belle Alliettejetait vers certain coin de la salle, il eût trouvé dans ce coin-làle pauvre l’Écureuil qui, depuis trois jours, suivait avec anxiététoutes les dépositions qui pouvaient compromettre sa blondeaimée.

Les précédentes audiences n’avaient pour ainsidire fait qu’éveiller la curiosité publique. À mesure que lesdébats s’avançaient, le président était accablé de demandes debillets pour les places réservées. Au nombre des privilégiésqui s’entassaient sur les bancs placés devant le jury, onpouvait distinguer mademoiselle Plessy, de la Comédie-Française, etMM. Lablache, Rubini, Victor Hugo, Frédéric Soulié, DurandBrager et Eugène Sue, qui venait sans doute là étudier lespersonnages futurs de ses Mystères de Paris.

À la quatrième audience, l’attitude desaccusés était toujours la même, et, le mouchoir sur la bouche,Soufflard suivait impassible toutes les phases du procès quimenaçait sa tête.

On commença l’interrogatoire de soncomplice.

M. le président, à Lesage. –Votre idée de venir à Paris, en sortant du bagne, ne cachait-ellepas le projet d’y commettre des crimes ?

R. J’avais l’intention de travailler.

D. Ce qui semblerait prouver que vous aviezune autre résolution, ce sont les propos tenus par vous enprison : « Il me faut de l’argent à tout prix : j’aiune escarpe à faire. » Dans l’instruction, vous avezavoué avoir parlé d’une affaire de carouble, c’est-à-dired’un vol avec fausses clefs.

Lesage, en riant. – D’un vol !ah oui, à la bonne heure !

D. Il paraîtrait que vous auriez en sortant deprison tenu des propos plus significatifs encore ; vous auriezdit : « Je suis arrivé à jouer le grandjeu ; j’ai besoin de Soufflard… Pour 5 fr., je tueraisbien quelqu’un. »

B. C’est un coup de police ; je n’aijamais dit ça.

D. Pourquoi, si vous n’étiez pas coupable,avez-vous pris la fuite et vous êtes-vous caché ?

R. On m’a dit : Voilà la rousse.Je ne me suis pas ensauvé, seulement je me suis en allé.(Malgré la gravité du moment, cette réplique fait rire.) Je n’avaisrien à me reprocher, rien à craindre ; mais enfin, on mesoupçonnait d’avoir fait une affaire. Si j’avais craintquelque chose, j’aurais voyagé et je ne serais pas resté à Parisdans la gueule du loup.

D. Mais si vous n’avez pas assassiné,dites-nous où vous étiez à l’heure du crime ?

R. J’ai déjà répondu qu’à ce moment-là jemontais sur les tours Notre-Dame. C’est le gardien qui m’aouvert ; il y avait là deux enfants qui mangeaient unesoupe.

D. C’est ce que vous avez prétendu dans uninterrogatoire, mais l’instruction a relevé que, ce jour-là, leservice des tours était fait par deux femmes.

R. (vivement) : Ne dirait-on pas quevotre instruction ne peut pas se tromper ? Quant à moi, elleest toujours dans le faux.

On passe à l’interrogatoire de Micaud.

M. le président. – Micaud, vousn’êtes pas accusé d’avoir pris part à l’assassinat de la femmeRenault, mais vous êtes accusé d’avoir donné des indications pourcommettre le vol projeté. Convenez-vous de ce fait ?… (Micaudhésite à répondre.) Voyons, parlez, il faut vous expliquer.

Micaud. – Non, monsieur.

D. Mais vous avez avoué dans l’instructionvotre visite, le matin, avec Lesage, chez la femme Renault. Si tousces faits ne sont pas vrais, pourquoi les avez-vousdéclarés ?

Micaud jette des regards craintifs sur sescomplices, et ne répond pas.

D. Comment, si vous n’avez pas été chez lafemme Renault, auriez-vous pu indiquer, aussi bien que vous l’avezfait, les êtres de la maison ?

R. Je n’ai rien à dire.

D. N’est-ce pas vous qui avez écrit à lajustice une lettre dans laquelle Soufflard est désigné comme l’undes assassins de la rue du Temple ?

R. Ce n’est pas moi.

D. L’expert a reconnu cependant entre votreécriture et celle de la lettre une grande similitude.

R. Je le nie.

Après la lecture de son interrogatoire, relevépar l’instruction, Micaud finit par avouer qu’il est allé le matindu crime chez la marchande Renault.

D. Micaud, vous avez parlé de l’assassinat àla fille Ramelet ; vous lui en avez raconté les détails. Vousavez dit que vous n’aviez pas voulu être de l’affaire, parce que ladame Renault était trop douce à parler. Vous avez racontéqu’on l’avait fait monter sur une chaise pour prendre descouvertures, et qu’alors on s’était jeté sur elle, par derrière, etqu’on l’avait assassinée.

Micaud. Je n’ai pas parlé du fait,parce que, voyez-vous, je ne le crois pas possible. L’assassinat…non. Je n’y crois pas.

M. le président. – Il n’estcependant que trop réel.

Micaud. – Je veux bien… mais vousdirez tout ce que vous voudrez je n’y peux pas croire.

M. le procureur général. –Ainsi, Micaud, voilà que vous niez tout… Vous êtes en contradictionavec les déclarations que vous avez faites dans l’instruction et àcette audience. Vous êtes convenu que vous aviez été, avantl’assassinat, dans la maison de la dame Renault. Réfléchissez à vosdénégations. Voyons, y avez-vous été ?

Micaud, très vite. – Eh bien !oui, j’y suis allé.

On passe à l’interrogatoire de la femmeVollard.

D. Vous connaissiez Soufflard ?

R. Moi, je n’ai jamais vu aucun de tous cesgens-là, Dieu merci !

D. Vous connaissiez au moins votre frèreLesage ?

R. Voilà plus de dix ans que nous ne noussommes rencontrés. Ah ! c’est du joli d’arrêter une pauvrefemme parce qu’elle a un frère qui a mal tourné.

La femme Vollard persiste à ne reconnaîtrepersonne ; on a beau l’interroger, elle ne sait rien ;elle n’a jamais entendu parler de rien. Seulement, quand on luidemande si elle connaît le dénonciateur Micaud, pour se venger ellerépond :

– Oui, celui-là, oui, cent fois oui. Toutle monde me le montrait en disant que c’était un grand voleur,capable de faire guillotiner son père par ses mensonges.

D. Rasseyez-vous.

R. Est-ce qu’on ne va pas me laisser m’enaller, maintenant que j’ai témoigné ? C’est uneinfamie d’arracher une mère à son enfant.

D. Nous devons vous avertir que votre fils,dont on est parvenu à constater l’identité, a été dernièrementcondamné, en police correctionnelle, à rester enfermé dans unemaison de correction jusqu’à sa majorité.

R. Ah ! Jésus ! encore une victimede leur fameuse justice.

Elle se remet sur son siège en feignant depleurer.

Le président. – Alliette,levez-vous.

Malgré tout le repentir qu’elle pouvait avoirde sa conduite passée, Alliette ne voulait pas faire desrévélations qui devaient compromettre ceux qui avaient été sescompagnons.

Elle prit le parti de tout nier.

Quand on lui demanda comment, vivant avecMicaud, elle s’était expliqué les ressources de celui-ci, ellerépondit que Micaud se donnait comme commis voyageur enporcelaine ; qu’il prétendait toucher de fortes ressourcespour ce commerce et surtout qu’il gagnait beaucoup d’argent aubillard, jeu auquel il était très fort.

D. Passons à Soufflard. Vous saviez fort bienqu’il ne pouvait avoir d’argent.

R. Pardon. Soufflard me disait avoir fait deséconomies par son travail au bagne. Nous devions prendre ensembleun fonds de liqueurs.

D. Expliquez comment vous vous trouviez, aprèsle crime, être en possession des pièces d’or avec lesquelles vousavez dégagé des effets du Mont-de-Piété.

R. (avec hésitation). J’ai rencontré dans larue un monsieur qui, me trouvant jolie, m’a offert un sac debonbons auxquels il avait mêlé quelques pièces d’or.

Après ces interrogatoires, qui se résument ennégations de la part des accusés, on passe à l’audition destémoins.

Le premier qui se présente est Emmanuel Lévy,l’agent auxiliaire de l’Écureuil, voleur libéré qui, nous l’avonsdit, par ses services rendus méritait l’indulgence de la police. –Il raconte avoir rencontré Lesage au moment où celui-ci venait desortir de la préfecture et que, dans un cabaret où ils allèrentboire, celui-ci a avoué qu’il était dans une telle débine que, pourcent sous, il assassinerait. Il répétait toujours qu’il lui fallaitun homme bien décidé pour l’aider dans l’affaire.

En entendant cette déposition, Lesage feintd’éclater de rire et s’écrie en haussant les épaules :

– Ah ! je vous en prie, ne vousmettez donc pas à écouter des gueux comme ça ! Et vous allezcroire ce que vous raconte un tel particulier ! Cet homme-là,il est comme moi, flétri. C’est un conte qu’il fait pouréduire la justice en erreur. C’est coup montépour avoir son séjour. Pas mal comme ça ! Connu cescouleurs-là ! Il a dit : je l’aurai, et ça ne lui a pasmanqué. Il voulait, au contraire, me donner une fausse clef, je luidis : « Garde ta clef ; tu sais bien que je nefais plus dans ce genre. J’ai un autre truc moinschaud que le caroublage. J’escroque lesmilitaires ; c’est plus sûr et moins trompeur ; assez depré comme ça. »

Et Lesage ajouta en souriant :

– On est voleur, monsieur le président,mais pas assassin.

Lévy. – Je ne crains pas tout ce quemonsieur Lesage peut dire. Je n’ai plus, Dieu merci, rienà démêler avec la justice. Si j’ai le congé[29] de rester à Paris, c’est que j’ai deuxans de travail et de bonne conduite, et que je soutiens mamère.

Lesage, souriant. – Sa mère, dequoi ? Honnête homme comme moi, qui a fauché le pré avecles camarades[30].

L’audience est suspendue.

À la reprise, on appelle à la barre le témoinl’Écureuil.

La déposition de l’Écureuil fut habile en cequ’elle n’incrimina pas Alliette. Il attesta avoir entendu Lesagedire, dans le cabaret, qu’il tuerait un homme pour cent sous. Ilraconta sa perquisition chez la Vollard où il avait trouvé lareconnaissance du Mont-de-Piété de la redingote. (Cette redingotese trouvait en ce moment sur la table des pièces à conviction.)L’agent termina sa déposition par le récit de l’arrestation deSoufflard.

L’Écureuil ne s’écarta pas un seul instant dela vérité, seulement au lieu de faire parade de ses exploits, cequi aurait pu compromettre la belle blonde, il se borna simplementà répondre aux questions qu’on lui adressait.

Aussi quand le président lui demanda s’ilcroyait Alliette complice du meurtre, le policier s’écriavivement :

– Je suis convaincu que non.

On entendit ensuite MM. Olivier, Barruelet Chevalier, experts nommés pour examiner la redingoteensanglantée, qui attestèrent que, malgré les précautions prisespour faire disparaître les traces, les revers avaient été couvertsde sang.

– Mais ce n’est pas la redingote que j’aiengagée, cria la Vollard, le Mont-de-Piété me l’a changée.

– Alors vous niez avoir reçu ce vêtementde Soufflard ?

– J’ai déjà dit vingt fois que je n’avaispas l’honneurde connaître M. Soufflard avant lamalheureuse affaire qui nous rassemble, répondit la mégère.

– Tout ça, c’est des coups de police,répétait Lesage à tout ce qu’il entendait dire.

Depuis quatre jours que durait le procès,l’attitude des deux principaux accusés n’avait pas varié. Ilsniaient tout et paraissaient pleins d’assurance.

Leur calme se démentit un peu quand leprésident ordonna de faire revêtir à Lesage et Soufflard les deuxredingotes, prises sur la table des pièces à conviction, qu’onsupposait avoir été portées par eux le jour du crime ; on lesfit ensuite coiffer d’un chapeau.

En mettant sa redingote Soufflard eut l’aplombde s’écrier tout haut, en ricanant :

– On jurerait qu’elle a été faite pourmoi.

Le tribunal allait passer aux confrontationsdestinées à éclairer le jury.

Ainsi costumés les deux accusés furentaussitôt présentés aux époux Toussaint, les portiers de la rue duTemple, qui reconnurent positivement Soufflard, mais n’osèrentaffirmer pour Lesage.

– Voilà les deux premiers témoins un peuhonnêtes s’écria ce dernier. Je savais bien que la vérité se feraitjour.

L’huissier appela ensuite mademoiselle ÉlisaRenault.

Au nom de la fille de la victime, unrespectueux silence se fit dans l’auditoire.

Il fallut attendre un assez long temps, car lajeune fille, au moment d’entrer, avait été tellement émue qu’elles’était évanouie. Pâle et vêtue de noir, elle apparut enfin,soutenue par une jeune parente. À son arrivée, Soufflard avaitbaissé les yeux ; Lesage, au contraire, affectant le calme, lacouvait du regard.

Peut-être le gredin regrettait-il de n’avoirpas aussi tué ce témoin dont la déposition allait le perdre.

En arrivant au pied du tribunal, la jeunefille n’avait pas vu les accusés auxquels elle tournait le dospendant les premières réponses qu’elle fit aux questionsposées.

Vint le moment où le président luidit :

– Retournez-vous, mademoiselle, regardezces deux hommes. Les reconnaissez-vous ?

Alors elle se retourna.

À la vue des deux assassins, une épouvantablefrayeur saisit l’enfant qui tomba dans une crise nerveuse. Lesmédecins experts la firent revenir à elle au bout de quelquesminutes pendant lesquelles une vive anxiété s’était emparée du juryet des assistants.

Des cinq principaux accusés, seule, Allietteétait réellement émue : de grosses larmes coulaient de sesyeux en voyant cette jeune fille dont elle n’avait pu sauver lamère.

La Vollard murmura hypocritement :

– Pauvre petite ! elle a sans doutecette maladie-là de naissance.

Enfin l’enfant avait repris connaissance.Encore tout agitée d’un tremblement nerveux, elle fit le récit dela terrible scène de l’escalier.

Le président lui montra Lesage.

– Oui, oui, s’écria l’enfant, c’est bienlui qui se présentait de face après avoir fermé la porte.

Lesage ne put trouver un mot à répondre. Unrapide tressaillement plissa son visage, mais ses yeux restèrentfixés sur l’enfant. Le frémissement des lèvres indiquait seul larage qu’il voulait comprimer.

L’auditoire était sous le coup d’une indicibleémotion.

La voix du président se fitentendre :

– Soufflard, levez-vous.

Le bandit se dressa d’une seule pièce, etpantelant.

Il était comme fasciné par la vue de cettejeune fille.

– Je le reconnais à sa tournure, balbutial’enfant effrayée à l’aspect de ce visage blême et sinistre.

– Soufflard, dites encore :Ferme la porte, ordonna le président.

– Ferme la porte, répéta Soufflardcherchant en vain à déguiser sa voix.

En entendant ces trois mots, la jeune fillen’eut que le temps de dire : « C’est lui. » Et ellefut prise d’une nouvelle crise nerveuse.

On l’emporta dans une salle voisine.

Soufflard était retombé brisé par l’émotionsur le banc.

– De l’atout[31],mon vieux, lui souffla Lesage.

À cet appel, Soufflard se redressa et repritsa position habituelle, la bouche sur le mouchoir que tenait samain appuyée sur la barre placée devant lui.

À partir de ce moment, l’opinion du jury étaità peu près faite.

Les confrontations se succédèrent.

Mademoiselle Saulieux, l’ouvrière du caféRollin, reconnut Lesage : « Seulement il était pluspâle », dit-elle.

– Pourquoi pas dire tout de suite quej’avais du plâtre sur la figure. Le témoin me prend sans doute pourun maçon de sa connaissance, répliqua Lesage.

Madame Rollin le reconnut aussi.

– Deux têtes dans le même bonnet. –J’aurais été fort étonné si elle n’avait pas dit comme sonouvrière. C’est une femme qui tient à faire croire qu’il va dumonde dans son mauvais cafetiot, ajouta encorel’accusé.

Mademoiselle Bourgeois, marchande auTemple, voisine de la boutique des Renault, déclare que, le 5 juin,elle a vu entrer dans la maison, trois personnes parmi lesquellesse trouvait Lesage.

Madame Barberet, la propriétaire durestaurant de la rue Saint-André-des-Arts, dépose qu’elle a servi,le 5 juin, à déjeuner à deux hommes et deux femmes, dont l’une ensabots et grossièrement mise, et l’autre en robe de soie noire.Elle reconnaît positivement Lesage, Micaud, la Vollard etAlliette.

Soufflard se levant : Mais moi, mereconnaissez-vous aussi ?

Le témoin. Nullement.

Il reprend sa place tout triomphant.

Sauf le concierge Poittevin, aucun n’avaitencore positivement reconnu le visage de Soufflard. Il se figuraitavoir beau jeu de la déposition d’Élisa qui ne pouvait invoquer quele son de voix, et il croyait sa position meilleure que celle deLesage.

Les dépositions durèrent encore deuxaudiences.

Ce fut le neuvième jour que le ministèrepublic prit la parole. M. Franck-Carré, le procureur général,fut terrible pour Soufflard et Lesage, en son magnifiqueréquisitoire qu’il termina ainsi :

« Un crime odieux a été commis : unefemme a été assassinée dans son foyer, au milieu d’un voisinageami, presque sous les yeux de ses proches. Vainement, dans cettelutte si cruellement inégale, elle a opposé une résistancedésespérée ; vainement, ses cris ont imploré du secours. Elleest tombée misérablement sous les coups des meurtriers, et soncadavre couvert d’horribles blessures, atteste à la fois et laférocité des assassins et les tortures de la victime.

» Sa fille, déjà orpheline, l’appelaitencore, et les assassins fuyaient couverts de son sang et chargésde ses dépouilles.

» Mais on les avait vus… On ne savait pasencore le meurtre et on devinait les meurtriers. Leurs traits segravaient dans la mémoire des témoins effrayés, et, tout d’abordsignalés, ils devaient être un jour reconnus. Ils le sontmaintenant, messieurs. Les impressions qu’ils renouvellent, laterreur qu’ils inspirent, les dénoncent et accusent. À leurapproche, les cœurs défaillent et les sanglots éclatent ; etsi l’un d’eux aperçoit à l’improviste la fille de la victime,l’épouvante le frappe à son tour, et le tressaillement de sesmembres vient de trahir le secret de ses angoisses et de soncrime. »

»… Messieurs, nous vous demandons justices, aunom de la société tout entière si justement émue ; nous lademandons au nom de toutes les lois divines et humaines ! Ilfaut que la peine frappe les coupables, et qu’un grand et salutaireexemple vienne tout à la fois accroître la sécurité des honnêtesgens, et redoubler l’effroi dans l’âme des pervers. »

Il était trop tard pour donner la parole auxdéfenseurs, dont les plaidoiries furent renvoyées au lendemain.

L’attitude des accusés n’était plus lamême.

Le réquisitoire du ministère public avaitbrisé leur audace et on les reconduisit en prison sombres etmuets.

Soufflard surtout paraissait anéanti.

Le matin de la dixième audience, jour oùcommencèrent les plaidoiries, le public fut étonné de voir arriverles accusés à leur banc, sans être accompagnés de Lesage.

On apprit que la veille, en sortant dutribunal, celui-ci, se sentant perdu, avait été pris d’un tel accèsde rage contre le dénonciateur commun, qu’il s’était précipité surlui pour l’étrangler.

Craignant pour Micaud un pareil traitement dela part de ses autres coaccusés, les gardiens avaient voulu leséparer de ses complices ; mais celui-ci avait si vivementdemandé à ne pas être éloigné de Soufflard qu’il se faisait fort,disait-il, d’amener à des aveux, qu’on avait cru devoir accorder cequ’il demandait à celui qui avait déjà tant aidé la justice.

C’était donc Lesage qu’on avait séparé de sescomplices, et il arriva au tribunal après les autres, escorté pardeux des plus solides gendarmes qui avaient ordre de ne pas lequitter des yeux, car il s’était vanté de tuer Micaud en pleineaudience.

Nous avons dit que les accusés ne montraientplus rien de cette assurance des premiers jours. Soufflard avait levisage fatigué par l’insomnie des deux précédentes nuits ;car, depuis quarante-huit heures, il ne conservait plus d’illusionsur l’arrêt qui devait le frapper.

Lesage cherchait en vain à retrouver sesfanfaronnades des précédentes audiences ; il affectait d’êtreparfaitement tranquille et causait avec le gendarme voisin assezhaut pour être entendu des jurés.

– Il n’y aura plus de justice si j’enattrape seulement pour huit jours, disait-il, car tous leursméchants témoins n’ont pas pu prouver autre chose que j’ai uneredingote bleue et que je me suis fait raser. Après tout, lacoquetterie n’est pas un crime.

– Quand je pense qu’ils ont condamné moncharmant Alfred, je désespère pour ma parfaite innocence,répliquait la Vollard.

Alliette, silencieuse et repentante, se tenaitle visage penché, sans mêler un mot aux dires de ses complices qui,maintenant, lui inspiraient une horreur profonde.

La parole fut donnée aux défenseurs.

Me Comte parla pour Lesage.

Les épouvantables antécédents de l’accusé, saférocité qui avait même fait jadis trembler les gardiens du bagne,et son cynisme à l’audience rendaient impossible l’effort dudéfenseur. Il essaya vainement de combattre toutes les charges quiaccablaient son client, et, pendant deux heures, il parla bieninutilement aux jurés, dont la conviction était faite.

Me Nogent-Saint-Laurens, qui étaitdéjà à cette époque un avocat du plus grand mérite et d’uneréputation justement méritée, prit ensuite la défense deSoufflard.

Pour cet avocat, comme pour son précédentconfrère, la tâche était ardue ; mais elle offrait au moins unmoyen que n’avait pu présenter la défense de Lesage. La plus lourdecharge qui pesait sur Soufflard était la dénonciation de Micaud, etMe Nogent-Saint-Laurens s’appliqua à persuader au juryque cette dénonciation avait été dictée par la vengeance d’un amantjaloux qui veut perdre un rival.

Citons ce passage de la plaidoirie :

« Micaud, dit le défenseur aimait unefemme qui l’avait trahi pour un autre. Eugénie Alliette, l’avaitdélaissé pour Soufflard, et son amour résistait à la trahison.Messieurs, c’est là la passion la plus vive et la plus déchirantequi puisse se révéler chez l’homme. Micaud, trahi, abandonné, nepouvait oublier cette femme ; vainement il cherchait à briserses souvenirs, à arracher cette passion de son cœur, avec toute laforce de sa raison et toute l’exaltation de son désespoir.

» Cette femme le poursuivaittoujours ; il ne pouvait l’oublier, et ses infidélités nefaisaient qu’aigrir ses douleurs… Il devint comme un insensé… Ilexécra Soufflard, il le dénonça… Son égarement était devenu unevengeance ! Et que l’on ne vienne pas nous dire que l’amour deMicaud pour Alliette n’est que feinte et comédie ; que l’on nenous dise pas cela parce que Micaud courait les femmes. Non, ilcherchait à s’étourdir, voilà tout… Vous le savez, messieurs, auxmaladies violentes, il faut des remèdes violents, et Micaudappliquait la débauche aux passions brûlantes qui dévoraient sonâme…

» Il est une dernière considération queje ne puis passer sous silence, car, selon nous, elle expliqueMicaud, elle le révèle tout entier. Certes, Micaud a retournéplusieurs fois contre lui l’accusation dont il a frappé les autres.Oui, Micaud s’oublie, il se perd ; l’égoïsme, ce sentimentuniversel que plusieurs philosophes ont appelé le grand mobile desactions humaines, l’égoïsme s’est évanoui dans son âme. Oh !quand l’homme atteint cette étrange extrémité, quand sa douleurbrise ce sentiment invétéré, naturel, inébranlable…l’égoïsme ! cet homme a dépassé le désespoir, il est près dela folie. Tel est Micaud, et vous ne pouvez accepter sadénonciation quant à Soufflard ; car, entre Soufflard etMicaud, il y a une haine brûlante, une passion brisée, unevengeance accomplie !… »

Soufflard écouta, pâle et sombre, l’éloquenteparole de son défenseur. Ses yeux étaient rivés sur les visages desjurés, sur lesquels il cherchait à lire l’effet produit par ladéfense.

Quand l’avocat cessa de parler, le coupableresta appuyé sur la barre et le mouchoir toujours sur la bouche. Ilsentait tous les regards fixés sur lui et voulait dissimuler sontrouble à l’auditoire en se faisant une figure impassible.

Les plaidoiries durèrent deux jours.

L’avocat de Micaud se contenta de recommanderà l’indulgence du tribunal celui dont les révélations avaient mistant de coupables sous la main de la justice.

Le défenseur de la Vollard chercha à prouverque sa cliente n’avait aucunement donné les indications nécessairespour perpétrer l’assassinat.

Mais les révélations de Micaud étaientirréfutables et la mégère se trouvait trop compromise, parl’engagement de la redingote après le crime, pour que l’avocat pûtespérer un grand succès.

Pendant que son avocat parlait, la Vollard,les yeux tournés vers le ciel, semblait marmotter des prières.

Pour Me Rivolet, le défenseurd’Alliette, la tache était facile quant à l’assassinat ; ilplaida victorieusement sa non-complicité. Pour les vols commis avectoute la bande et dénoncés par Micaud, il intéressa les jurés parle récit des antécédents de cette belle jeune fille qu’un débauchéavait détournée d’une vie honnête et heureuse pour l’abandonnerensuite dans cette fange d’où l’on ne sort plus.

Ensuite, on entendit successivement lesdéfenseurs de Leviel, Marchal, Lemeunier, Calmel, et autresaccusés, complices seulement de vol.

Le matin de la douzième et dernière audience,le ministère public répliqua.

Puis le président interpella les accusés pourleur demander ce qu’ils pouvaient avoir à ajouter à leurdéfense.

Lesage se leva aussitôt :

– Parce qu’on a assassiné une femmequelque part, on s’est dit tout de suite que ce devait être cefarceur de Lesage, attendu qu’il était un vrai bambocheur. Ce n’estpas juste de prétendre que je suis un voleur de profession. J’aiété sept ans militaire dans le 35e et certes je n’y aijamais passé pour assassin, comme on veut bien le dire. J’ai passétoujours pour un bambocheur, soit ! pour un ivrogne, je lesais, c’est effectif. Au bagne comme ailleurs, c’était la mêmechose ; mais voyez-vous, un ivrogne et un assassin, c’estdeux.

Le tour de Soufflard était arrivé.

Il se leva et se tournant vers lesjurés :

– On me demande ce que j’ai fait ensortant du bagne. Oui, je suis venu chez Micaud. Je le savaisdouillard[32] et à peuprès marié. Je m’étais dit que j’attendrais là du travail. J’aiaccepté des vêtements de Micaud, oui, c’est encore vrai. Mais quantà de l’argent, non… on a sa petite amour-propre, on ne prend pasl’argent de l’homme qu’on trompe avec sa maîtresse, car j’avoue quec’est dans le logis de Micaud que je connus la filleAlliette : elle commençait à me conter ses misères. Micaud latenait toujours à la chaîne, il ne la laissait jamais sortir, il larenfermait chaque fois qu’il allait en visite. Le soir, ill’emmenait, mais jamais dans le jour. J’ai dit, une fois, à Micaudqu’il avait parfaitement tort : « Mon cher, tu n’y es passi tu veux te faire aimer par une dame, ce n’est pas dutout là la manière dont on agit ». C’est à cause de l’intérêtque je lui portais que je me suis trouvé l’amant d’Alliette. – Sije vous dis cela, c’est pour prouver que c’est lavindication qui a poussé Micaud à m’accuser aussifaussement.

Pendant ces paroles de son ex-amant, Alliette,rouge de honte et la figure cachée dans ses mains, pleurait àchaudes larmes.

Soufflard continua :

– Que pouvez-vous invoquer contremoi ? La déposition d’une petite fille nerveuse qui mereconnaît à la voix… Est-ce que ma voix ne peut pas ressembler àcent voix pareilles ?… Il y a aussi le portier de la maison oùdes inconnus ont fait le crime, qui affirme positivement mereconnaître. Parbleu ! celui-là devait agir ainsi : caril y va de son intérêt, car il a peur de perdre sa place. Sonpropriétaire pourrait se dire : « Voilà un joli portierqui voit passer un individu et qui ne le reconnaît pas ! Jevais lui flanquer son compte. » Et il m’a reconnu, leportier ! Je n’ai donc que le portier qui pèse sur moi.

En même temps qu’il parlait, Soufflard suivaitl’effet de ses paroles sur le tribunal.

– Si j’avais été un grand voleur, onaurait trouvé des mille et des cents à la maison. Qu’a-t-ondécouvert ? Tout au plus cent francs ! Bien juste de quoimanger du bout des dents ! Alliette avait ses châles auMont-de-Piété. Nous couchions sans draps l’un et l’autre avec unmatelas, une paillasse et une pauvre couverture. C’est là de lapeine, de la misère ; ce n’est pas la vie d’un homme qui seprocure des douceurs en volant. Je suis donc innocent. Il n’y a surmoi que les déclarations d’un simple portier… Si j’avais étécoupable, j’aurais été anéanti de quelque objet ; jen’aurais pas été dans la plus complète misère. Il reste àdire : c’est un forçat ! Mais faut-il, parce que je suisun forçat, que le sang versé rejaillisse sur moi.

À mesure qu’il avait parlé, la voix deSoufflard s’était animée et retentissait claire et vibrante auxderniers mots.

Il retomba enfin haletant sur son banc.

Pour sa défense la Vollard ne prononça quecette phrase :

– J’invoque toute une vie de probité etd’un commerce honorable qui ne doit rien à personne.

Alliette refusa la parole.

Après douze audiences, les débats furentdéclarés clos, et le jury se retira pour délibérer sur les centcinquante-sept questions qui lui avaient été posées.

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