La Bande de la belle Alliette

III

L’Écureuil était trop bon agent de police pourque sa méfiance fût jamais complètement endormie. Avant d’entamerla lutte avec le menuisier, il eut peur d’être la dupe de sonpremier mouvement et il se retourna vivement. Mais il vit la jeunefemme si profondément abattue par la terreur et Lesage tellementenvahi par l’ivresse qui le rendait indifférent à la scène qu’ilfut convaincu que ces deux êtres étaient bien étrangers l’un àl’autre.

Il s’apprêta donc à soutenir la lutte.

Mais le menuisier avait vu Lévy venir à larescousse. Jouait-il un rôle convenu ou reculait-il devantdeux adversaires, nous l’ignorons ; mais le fait est que sajactance tomba tout à coup.

– Oui-dà ! fit-il, deux contreun ! Plus que ça de gardes du corps pour la princesse !il ne manque pas de poules au marché, suffit ! on va allerrire ailleurs ; Bibi n’est pas embarrassé de placer safigure.

Et ramassant ses outils, il sortit.

Les deux policiers n’avaient été distraitsqu’une seule minute, mais elle avait suffi pour que cette secondephrase pût être dite par la belle blonde à son voisin qui luitournait le dos :

– Mon chêne est débouclé de Lorcefée.Rendève à la sorgue à la piolle de Leviel[3].

Au moment où le menuisier disparaissait,l’Écureuil vit la jeune femme venir à lui.

Elle lui pressa doucement les mains et, d’unevoix émue, avec le regard plein de reconnaissance ellebalbutia :

– Merci, monsieur, vous êtes bon etcourageux.

– Je n’ai fait que mon devoir,mademoiselle.

– Ah ! ce méchant homme m’avait faitbien peur.

– Jeune et jolie comme vous l’êtes, vousne deviez pas vous hasarder seule en ces terribles quartiers.

– Je revenais de porter mon ouvrage à unecliente du quai de Béthune quand, pour fuir les propos de cethomme, j’ai couru sans savoir où j’allais et je me suis perdue.

Nous ne saurions exprimer avec quelleharmonieuse voix tout cela était dit à l’inflammable l’Écureuil,qui dévorait des yeux cette candide et suave figure.

– Mademoiselle, pour vous préserver depareilles rencontres, laissez-moi vous reconduire jusqu’à votreporte.

La jeune femme rougit à cette proposition.

– Oh ! mademoiselle ! fittimidement le policier au désespoir d’avoir pu froisser une candeurqui s’alarmait si vite.

– Pardonnez-moi, monsieur, d’avoir hésitéun instant. Après ce que vous avez fait pour moi, je serais ingrateen me montrant défiante. J’accepte.

L’Écureuil arrondit galamment le bras surlequel vint se poser une petite main de duchesse.

Vieillard (ou plutôt Lesage, car nouscontinuerons à lui donner son vrai nom), qui avait regardé cettescène d’un air aviné, éclata de rire.

– Petit, dit-il, laisse donc aller laprincesse. Un bon litre vaut mieux que toutes les donzelles.Veux-tu boire avec nous, la belle ?

Le contact de ce bandit effraya l’Écureuilpour sa belle, et, sans répondre, il se hâta de l’entraîner.

Après le départ de son chef, Lévy était revenus’asseoir en face de Lesage.

– Tu veux donc toujours boire,vieux ? demanda-t-il.

– Toujours ! Est-ce que tu regrettesdéjà d’avoir offert de régaler ?

– Non ; mais tu sors de prison, tudois avoir des amis à visiter.

– Des amis, connais pas.

– Alors, une famille, insinua le mouchardqui tenait à le faire causer.

– Pouah ! la famille, une belleinvention…

– Peut-être es-tu attendu par l’autre… tusais celui que tu appelais un homme… un vrai homme, avec lequel tuveux faire un coup.

Le vin avait pu faire perdre un instant saprudence au bandit, mais l’avis de la belle blonde l’avaitcomplètement dégrisé, et son allure actuelle d’ivrogne étaitfeinte.

– De quoi, un homme, un vrai homme… T’asdonc pas deviné de qui je parlais ?

– Ma foi ? non.

– Eh bien ! cet homme-là, il estdans ta peau.

– Comment ! c’est sur moi que tucomptes pour butter[4], s’écrial’espion ahuri par ce coup inattendu.

– T’as donc cru cela ! c’était pouresbrouffer l’Écureuil. Mais avec toi, un ancien ami de Toulon, jen’ai rien de caché.

Lesage prit un air découragé etcontinua :

– Vois-tu, fiston, nous gagnons de l’âge.C’est bon de voler quand on est jeune : cela distrait. Mais ilarrive une heure où il faut se créer une position tranquille, àl’abri des gendarmes et des juges. Alors j’ai fait mon plan et jeveux que tu en profites.

– Merci d’avance.

– Si ça te convient, voilà monprojet.

– J’écoute, dit Lévy, croyant tenir unerévélation.

– Tu ne le diras à personne ?

– Non, parle.

– Eh bien ! je veux me fairemouchard.

L’espion, qui s’attendait à une propositiond’assassinat, fit un bond de surprise. L’ivresse de Lesage était sibien jouée qu’il ne put croire être berné.

– Tu plaisantes, dit-il.

– Je plaisante si peu que je veuxadresser tout de suite ma demande pour entrer dans ce régiment.Attends-moi ; je vais chercher papier et plume aucomptoir.

Lesage, tout titubant, sa dirigea vers lecomptoir placé à l’autre bout de la salle. Lévy qui le suivait del’œil vit bien le cabaretier donner la plume et le papier mais iln’entendit pas Lesage qui disait tout bas à cetindustriel :

– Méfie-toi du camarade qui régale. C’estlui qui a fait passer tant de pièces fausses depuis quinzejours.

Lesage regagna sa place, étala son papier etprit la plume.

– Tu vas dicter, dit-il.

Depuis le départ de l’Écureuil, la situationavait pris une tournure si imprévue que Lévy perdait sa présenced’esprit. Il restait bouche béante devant Lesage qui l’attendait lenez en l’air.

– Dicte donc, répéta ce dernier.

– C’est que, mon ancien, je te l’avoue,la lettre… c’est pas mon fort. Ah ! s’il n’y avait qu’àparler !

Lesage prit un air joyeux.

– Au fait, t’as raison, pas de lettre,s’écria-t-il ! Alors, nous allons partir bras dessus brasdessous à la Préfecture, nous demanderons le préfet et tu luiexpliqueras mon désir d’être enrôlé.

– Tu es donc bien pressé ?

– Je veux m’endormir ce soir dans la peaud’un mouchard.

– En route ! fit Lévy qui comptaitvoir en chemin l’ivrogne changer d’idée.

– Alors, paye et filons.

Les deux buveurs se dirigèrent vers la porteprès de laquelle, soutenu par ses deux garçons, se tenait lecabaretier mis en éveil.

Lesage passa le premier.

Lévy, qui connaissait les prix de la maison,tendit au cabaretier les six francs qui soldaient la dépense.

– Voilà ce que nous devons, dit-il.

Il voulut suivre Lesage déjà arrivé dans larue.

– Une minute, fit le cabaretier,vérifions d’abord la monnaie.

Et sur un geste de lui, les deux garçonsbarrèrent la porte au mouchard pendant que le patron, sans sepresser, faisait sonner les pièces sur les dalles, les tâtait etles comparait à d’autres tirées de sa poche.

– Ah ! çà, elles ne sont donc pasfausses ? demanda-t-il tout étonné à Lévy, qui trépignaitd’impatience.

– Comment fausses ?

– C’est votre ami qui m’a dit que vousétiez un faux monnayeur.

– Lui ! s’écria le policier à qui larévélation prouva qu’il avait été la dupe de celui qu’il croyaitjouer.

Les garçons avaient dégagé la porte.

Il s’élança furieux dans la rue.

Lesage avait disparu.

– Il a tourné à droite, lui crièrent lesgarçons.

– Je le rattraperai, se dit le mouchardfurieux.

Et il prit une course insensée.

Au moment où il disparaissait au bout de larue, Lesage sortait de l’allée obscure d’une maison voisine, où,sachant qu’il allait être poursuivi, il s’était caché pour laisserpasser son ennemi.

– Si tu cours toujours par là, mon petit,nous ne risquons pas de nous cogner le front, se dit-il enriant.

Et, prenant aussi son pas de course, Il partitdans la direction opposée.

Vingt minutes après, il s’arrêtait devant lamasure d’une ruelle du Gros-Caillou. – Il frappa d’une façonparticulière à la porte qui lui fut ouverte par un homme à figuresinistre.

– Bonjour Leviel, lui dit-il, je vienscauser avec Soufflard qui m’attend chez toi.

– Ah ! Soufflard ? balbutiaLeviel.

– Est-ce qu’il n’est pas arrivé.

– Si, mais il est sérieusement occupédans la cave avec Micaud.

– Ils mettent donc du vin enbouteilles.

– Il faudrait d’abord du vin et desbouteilles.

– Alors ils récoltent deschampignons ?

– Pas précisément. Ils sont en train des’administrer des coups de couteau.

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