La Bande de la belle Alliette

V

Nous avons laissé Lesage, échappé à lasurveillance de l’espion Lévy, arrivant à la porte de Leviel, etapprenant de ce dernier, qui était venu lui ouvrir, à quel genred’occupation Micaud et Soufflard se livraient dans la cave.

– Tonnerre ! hurla Lesage, pourvuque ce chafouin de Micaud ne me tue pas Soufflard !

– Sois donc calme, Soufflard est un vraiveinard ; c’est Micaud qui avalera le mauvais coup.

– Il y a longtemps qu’ils sont làdedans ?

– Dix minutes à peine, et ma consigne estd’y descendre au bout d’une demi-heure.

Ces phrases avaient été échangées sur le seuilde la porte :

– Entre vite, l’ancien, ajouta Leviel, lapolice nous remouche ferme et il est malsain de causer en pleinair. Allons rejoindre les autres qui attendent là-haut.

Lesage suivit Leviel dans le couloir que cepauvre l’Écureuil avait trouvé si sombre, mais qui, en ce moment,était éclairé par une lanterne placée sur la dernière marche del’escalier conduisant à l’étage supérieur.

Lesage, qui connaissait les êtres, s’étonna dece luminaire :

– C’est donc comme dans le grandmonde ? on éclaire les vestibules.

– Non, j’ai préparé d’avance la lanternepour descendre tout à l’heure dans la cave chercher le corps.

Une vaste salle occupait tout le premier étagede cette bicoque qui était un des dix refuges où se cachait laterrible bande que la police cherchait depuis si longtemps.

L’ameublement était des plus primitifs. Desbancs et des tables encore chargées de bouteilles vides etd’assiettes sales. Tout un côté de la pièce était rempli par unelarge litière de paille sur laquelle étaient couchés deux hommes,qui se levèrent à l’entrée de Leviel. Le reste de l’ignoble sociétése composait encore de trois hommes, quatre femmes et un jeunegarçon d’une douzaine d’années.

L’entrée de Lesage fit sensation.

– Tiens, c’est Lesage !

– Bonjour, frangin[5], s’écria une des femmes.

– Bonjour, m’n’oncle, glapit legamin.

– Ah ! c’est toi, moucheron, fitLesage en pinçant l’oreille de son neveu, es-tu toujourstravailleur ?

– Demande à la vieille.

Par « la vieille » l’enfantdésignait sa mère, affreux type de la marchande à la toilette debas étage, celle qui, à son entrée, avait appelé Lesage sonfrère.

Cette femme, qui joue un rôle important dansle drame que nous avons entrepris de conter, mérite quelques lignesparticulières.

Jeanne Lesage, veuve Vollard, était un desplus utiles agents de la bande. Tantôt porteuse de pain, tantôtfemme de ménage ou revendeuse à la toilette, elle pénétrait dansles maisons, étudiait les habitudes et le logis de ses pratiques,prenait l’empreinte des serrures et préparait les vols. En un mot,elle était l’éclaireuse de la bande. – Ce n’était pas la seuleindustrie de cette mégère ; elle y joignait encore laprofession de vendeuse d’enfants.

Sa clientèle était surtout composée de cesmendiantes des rues qui font, de leur prétendue maternité, un moyend’exciter la charité des passants. – La veuve Vollard n’aurait sansdoute pu fournir aux nombreuses demandes des pratiques, sansl’adresse avec laquelle son fils, l’aimable moucheron, savaitfaire le marché.

Cette expression sera suffisamment expliquéepar la réponse faite à Lesage, demandant si son neveu étaittoujours travailleur.

– Oh ! oui, il esttravailleur ; on peut bien dire qu’il fait la gloire de sapauvre mère. Depuis quinze jours, il en est à son troisième enfantvolé.

Tout à coup, elle se mit à rire.

– Ah ! j’en ris encore, quand jepense comme il a été futé pour le dernier poupard. Je vois toujoursle grand imbécile de larbinqui traînait le môme au soleildans sa petite voiture sur la route de Saint-Denis. – Par unbonheur du ciel, en montant le faubourg, mon Alfred avait décrochéune paire de souliers à la devanture d’un gnaff. –Savez-vous la drôle d’idée qu’il a eue, ce bijou ?

– Non, va, conte toujours.

– Nous avions dépassé le larbin et sabrouette. Voilà mon Alfred qui jette un de ses souliers au milieude la route, et nous filons. Le larbin arrive et voit le soulier.Tout neuf ! c’était tentant. Mais c’était unSaint-Difficile ; monsieur aurait voulu avoir la paire. Il semet à tourner et retourner la tête pour voir si l’autre n’est pasdans les environs. Enfin il se décide à abandonner le soulier et àcontinuer sa route.

– Il aurait dû le prendre pour en fairecadeau à un invalide manchot d’une jambe, dit un auditeur.

– Bref, il le laisse. Deux cents mètresplus loin, il rencontre le second soulier, que mon Alfred avait missur son chemin. Ça lui faisait la paire. Alors, voilà mon homme,après l’avoir ramassé, qui range sa petite voiture sur le bas côtéde la route et qui prend sa course pour aller rechercher le premiersoulier. – Quand il est revenu, son petit était effarouché. J’en aifait soixante francs et, le soir, j’ai payé les Funambules àAlfred. – Oh ! oui, j’en suis fière de mon Alfred. Viensembrasser ta mère…

– Zut ! j’aime mieux embrasser laSophie, répliqua le précoce galopin.

La Sophie, dite la Mauricaude, étaitune des trois autres femmes qui faisaient partie de la bande devoleurs.

Après ces épanchements de famille, Lesage vintserrer la main aux cinq hommes qui l’avaient laissé d’abord écouterle récit des exploits de son neveu.

Nous citerons simplement le nom de ces hommesque le procès fera plus tard mieux connaître, tous hardis coquinsbien dignes d’aller de pair avec Lesage. C’étaient Bicherelle,Champenois, Marchal, et Calmel dit le Pendu, car, enAngleterre, où il avait voyagé, il avait si bien mérité de lajustice anglaise, qu’elle l’avait trouvé bon à accrocher au boutd’une corde, et il avait été exécuté. Miraculeusement ressuscité,le bandit n’avait été nullement corrigé par cette terrible épreuve.– Ancien pion de collège, le Pendu était l’orateur et le secrétairede la société.

Quant au cinquième homme, ce n’était pas lapremière fois de la journée qu’il se rencontrait avec Lesage, carce dernier l’aborda par un :

– Merci ! Lemeunier, à charge derevanche.

– Tu t’es donc débarrassé de ton secondmouchard ? demanda celui qui venait d’être appeléLemeunier.

– Pas assez malin pour moi.

– Crois-tu que nous avons assez bien jouénotre rôle, Alliette et moi ? hein ! la comédie a étébonne ?

On l’a reconnu : Lemeunier étaitl’ouvrier menuisier que nous avons vu remplir le personnage dupoursuivant dans la scène du cabaret, qui avait trompé l’Écureuilet mis Lesage sur ses gardes.

– Ah çà ! demanda Lesage, commentêtes-vous tombés si à pic ?

– Voilà. Je répare le plancher d’unbourgeois chez lequel j’ai un bon coup à faire. J’en ai parlé àAlliette qui a voulu voir par elle-même. J’avais prévenu ce matinle bourgeois que je ne ferais qu’une demi-journée, parce que masœur viendrait me chercher pour affaires de famille. Quand monhomme a vu Alliette, Il est devenu un tison.

– « Oh ! que c’est beauici ! » s’écriait Alliette.

L’autre ne se l’est pas fait dire deux foispour lui proposer de visiter son bazar. D’une chambre à l’autre, ilproposait dîner, spectacle, bijoux, tout le tremblement. Mais plusil devenait galant, plus Alliette le lui faisait àl’ingénuité ; elle était tellement émue qu’elle s’appuyait dela main sur tous les meubles… juste à l’endroit de la serrure.Quand elle eut fini de prendre l’empreinte des serrures avec lacire qu’elle avait dans la paume de la main, elle arriva mechercher dans la pièce où je ramassais mes outils. Le bourgeois luiavait arraché la promesse qu’elle reviendrait. Pour ce qui est deça, Alliette reviendra, mais je doute que le bourgeois soit chezlui ce jour-là. – Nous nous en retournions par le quai, quandAlliette t’a vu de loin en compagnie, et comme elle connaît toutela Sainte Rousse, elle m’a dit : « Lesage barbotte enpleine police sans s’en douter, il faut le tirer du pétrin. »Et aussitôt elle a inventé son boniment de la jeune fillepoursuivie et persécutée.

– Qu’est devenue Alliette ?

– Je n’en sais rien. J’étais parti enavant.

– Hé ! vous autres, cria la veuveVollard, la demi-heure fixée par les combattants est écoulée.

Les hommes se levèrent aussitôt.

Tout à coup ils restèrent immobiles.

Un vacarme de coups retentissants, mêlés dejurons étouffés, éclatait à l’étage inférieur.

Une minute s’écoula pendant laquelle lesbandits écoutèrent en silence le fracas qui retentissait enbas.

– On dirait que ce n’est pas à la portede la rue, souffla Lesage.

– C’est plutôt à celle de la cave, ditLeviel.

À ce moment, les jurons recommencèrent de plusbelle.

– Mais c’est la voix de Soufflard, dit laveuve Vollard.

Le moucheron sortit doucement sur le palier etreparut aussitôt.

– Rentrez votre taff[6], mes gros pères ! cria-t-il ;c’est bien Soufflard qui fait tout ce boucan-là.

Ils s’élancèrent dans l’escalier pour gagnerla porte de la cave.

La lanterne était toujours à sa place.

– C’est singulier, dit Leviel, la porteest fermée à barre et j’avais seulement poussé les battants.

Il fit jouer la ferrure et, par l’ouverturebéante, s’élança un homme écumant de rage et le couteau aupoing.

C’était Soufflard.

– Où est le lâche ? hurla-t-il.

– Qui ça ?

– Micaud, mille tonnerres !

– Tu ne l’as donc pas tué ?

– Pendant que je le cherchais dansl’obscurité, le chien a profité de ce que vous n’aviez pasverrouillé la porte, pour remonter l’escalier et s’enfuir aprèsm’avoir enfermé.

– Mais nous n’avons pas vu Micaud.

– Alors il a quitté la maison pour nousaller dénoncer.

– Il ne peut encore être bien loin,poursuivons-le, dit Lesage.

Le Pendu et le Champenois ouvrirent la portede la rue à la hâte ; mais, au lieu de s’élancer, ilsreculèrent.

Ils se trouvaient en présence de la belleAlliette qui, au même moment, allait entrer dans la maison.

Elle portait un paquet sous le bras.

La vue de Soufflard, le couteau en main, etl’air troublé des autres lui révéla tout à coup un événementgrave.

– Qu’y a-t-il donc, Victor, et pourquoice couteau ? demanda-t-elle de sa douce voix à son amant.

– Rien, mon enfant, rien.

– Je veux le savoir, dit-elle d’un tonsec.

Un seul être avait su dompter la bête férocequ’on appelait Soufflard, c’était Alliette.

Il ne put résister à l’ordre donné :

– Eh bien, Alliette, apprends que depuislongtemps Micaud, furieux de ce que tu me préférais, me fatiguaitavec ses menaces de mort. Il y a une heure, je lui ai proposé derégler notre querelle au couteau, et il a accepté. Alors noussommes descendus dans la cave…

À ce mot, Alliette bondit desurprise :

– Dans la cave, dis-tu ?

– Mais oui.

– Et vous n’y avez rien vu ?

– Nous étions dans l’obscurité.

Tous les bandits regardaient d’un air étonnéla physionomie inquiète de la belle blonde.

– Continue, dit-elle à Soufflard.

Celui-ci conta la lâcheté de Micaud, quis’était enfui après l’avoir enfermé.

Alliette secoua la tête.

– Erreur, Micaud est en bas.

– Allons donc ! à cette heure il esten train de nous dénoncer.

Alliette fit encore un signe négatif.

– Non, Micaud ne dénoncera plus personne,et je vous répète qu’il doit être en bas. Au fait, c’est facile àvoir, Leviel donne-moi la lanterne.

Leviel obéit.

Suivie de tous, elle descendit l’escalier.

Arrivée dans un angle de la cave, elles’arrêta et baissa la lanterne.

– J’en étais sûre, dit-elle.

Tous poussèrent un cri d’étonnement.

Immobile et raidi, Micaud était étendu parterre.

– Il se sera évanoui de peur, ditLesage.

Pour toute réponse, Alliette promena salumière sur la face de Micaud.

Les lèvres étaient bleues, la langue un peusortie et une trace brune lui cerclait le cou.

– Alors, qui donc s’est enfui ?s’écria Soufflard.

– Celui qui a étranglé Micaud.

– Mais quel est-il ?

– Un raille[7] tropcurieux que j’avais mis ici au frais. Je ne vous avais pas prévenusparce que je ne pensais pas que vous descendriez dans la cave justependant que j’allais chercher cela.

Et, tout en parlant, Alliette dépliait lepaquet qu’elle avait sous le bras.

– Un sac ! s’écria Lemeuniersurpris.

– Oui, un sac, pour y enfermer ce soirmon raille, afin de le porter à la Seine quand vousl’auriez refroidi, ajouta la belle blonde avec cette mêmeharmonieuse voix qui charmait tant l’amoureux l’Écureuil.

Soufflard restait en arrêt devant le corps dudéfunt Micaud.

– Est-ce que tu le regrettes ?demanda Lesage.

– Il avait quelque chose de bon.

– Bah ! quoi donc.

– Sa redingote.

– Alors, prends-la.

En une minute le vêtement fut retiré.

– Je veux garder un souvenir de monpauvre ami, dit Lemeunier, en lui ôtant sa cravate.

Le moucheron s’était aussi approché :

– Il a peut-être de quoi m’acheter unhomme pour la conscription.

L’enfant eut beau tâter tous les goussets etles poches, il ne récolta pas plus de seize sous.

Cette pauvreté étonna Soufflard quimurmura :

– C’est bien singulier, Micaud nedépensait pas un sou de ses parts de vols, et il n’a rien sur lui.Il faudra que je trouve l’endroit où il cachait sonargent !

Micaud, qui, de son vivant, était exécré dansla bande, se trouva subitement, après sa mort, avoir tant d’amisqui voulaient conserver un souvenir de lui que son cadavre allaitêtre complètement dépouillé sans Alliette, qui s’écria tout àcoup :

– Haut les pattes ! mes gars.Croyez-vous donc que le raille qui a refroidi Micaud sesoit enfui de la cave pour chercher ses puces. Dans une heure ilsera ici avec toute sa séquelle et il y fera trop chaud pour nous.En avant les baluchons[8] etdétalons.

Le péril était imminent. En dix minutes, lespaquets furent prêts et on abandonna la masure dont tout lemobilier ne valait pas vingt francs.

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