Chapitre 10Lucienne sauvée
À la villa de Meudon, depuis plusieurssemaines, la vie s’était faite mélancolique.
Tous les médecins appelés près de Lucienneavaient été impuissants à guérir le mal mystérieux qui laconsumait.
Ses beaux yeux étaient cernés, ses lèvrespâlies ; ses traits délicats s’étaient émaciés, l’ovale de sonvisage s’était allongé.
Elle était minée par une langueur inconnue,contre laquelle tous les remèdes demeuraient inefficaces. Elle neressentait, d’ailleurs, aucune souffrance, sauf certainsélancements, fort aigus, dans la région du cœur.
L’ingénieur Ned, malgré son tempérament froidet pratique, et son caractère résolu, était en proie à un véritabledésespoir, qu’il n’osait d’ailleurs manifester, de crainte defrapper trop vivement la malade.
Quant au père de Lucienne, depuis près d’unequinzaine de jours il avait à peine franchi la porte de son cabinetpour en sortir.
Toute la nuit on voyait briller de la lumièreà ses fenêtres.
Le jour, il se faisait apporter ses repas parLucienne, s’informait brièvement de l’état de sa santé, troppréoccupé par les découvertes capitales qu’il poursuivait, pours’apercevoir des ravages de plus en plus apparents de lamaladie.
Les savants ont quelquefois de ces égoïsmesinexplicables. Pourtant M. Golbert adorait sa fille ; ileût cent fois sacrifié sa vie pour la sauver. Mais ses recherchesle prenaient corps et âme.
Quant à Ned Hattison, son énergie s’en étaitallée ; il était incapable de tout travail.
Il passait ses journées à lire des livres demédecine. Les longues énumérations de maladies qu’il y trouvaitaugmentaient sa crainte.
Certaine fois, il lui arrivait d’aller jusquechez Olivier, dont il appréciait le caractère noble et l’amitiésûre, et là, tous deux s’entretenaient de la malade. Ils nepouvaient que se désoler ensemble.
– Pour moi, disait Olivier, depuis lesdernières études que j’ai faites, je suis absolument persuadé quele mal de Lucienne n’est pas un mal naturel. Elle doit être victimede quelque phénomène mystérieux, et de la nature de ceux dont lessavants occultistes recherchent encore l’explication.
– Je suis désespéré et ne sais que faire,répondait Ned. Je perds tout sens pratique et tout courage, àlutter ainsi contre un ennemi inconnu.
– Ne vous désespérez pas trop.
– Eh ! comment voulez-vous que jefasse ?… Quand je vois mon beau-père, plongé tout entier dansses recherches, paraître se désintéresser de la santé de sa filleet ne m’apporter, dans la terrible situation où je me trouve,aucune aide, aucun secours !…
– Ne vous désespérez pas, vous dis-je.Sans pouvoir vous l’expliquer plus clairement, car je crains de metromper, je puis vous assurer que je m’occupe de Lucienne et que jecrois être sur la trace des ennemis qui la tourmentent. Peut-êtremême que, dans quelques jours, j’aurai la joie de vous apporter lacertitude de sa guérison.
– Ah ! si vous pouviez dire vrai,murmura Ned les larmes aux yeux. Mais je vous en prie,expliquez-moi quelles raisons vous avez de croire pouvoir guérir mapauvre malade.
– Écoutez, répondit Olivier, ému depitié, je ne puis encore rien vous communiquer ; mais sidemain je n’ai pas de résultat, je viendrai vous voir, je vousexpliquerai mon idée, et nous chercherons ensemble. Cela vousplaît-il ?
– Eh bien, soit, fit Ned avecdécouragement.
Les deux hommes, après une poignée de mainémue, se séparèrent tristement.
Au grand désappointement d’Olivier, Léon etTom Punch ne donnèrent pas de leurs nouvelles.
Agacé, énervé, et malgré les périls auxquelsil se fût exposé, il était presque décidé à prévenir la police dece qui se passait, et à faire arrêter les hypnotiseurs.
Le lendemain de ce jour-là, Léon et Tom Punch,en observation, dès l’aurore, auprès du Family House,constatèrent, à leur grand étonnement, tout un remue-ménage en facede la pension.
Des hommes, en costume de déménageurs,chargeaient, dans une grande voiture, des malles et des ballotssoigneusement enveloppés, qu’ils descendaient sur leursépaules.
La porte de la maison était ouverte à deuxbattants pour faciliter le déménagement, qui semblait s’effectueravec lenteur, car les objets transportés n’étaient maniés qu’avecbeaucoup de précautions.
Très intrigué, Léon ne perdait pas un desdétails de cette scène.
– Parions que ce sont les frères Altidorqui déménagent, s’écria-t-il tout à coup… Je voudrais en êtresûr !…
Mais il n’osait aller demander desrenseignements à l’hôtel.
– Adressons-nous aux déménageurs,conseilla Tom Punch. En voici justement un, qui vient sans doute serafraîchir.
En effet, un des hommes se dirigeait, ens’épongeant le front, vers le débit de vin où se tenaient les deuxamis.
– Payons-lui à boire, proposa Tom Punch.Je connais ces lascars-là C’est le moyen le plus sûr pour apprendrequelque chose.
– Tais-toi donc, répliqua Léon, enpoussant son compagnon du coude. Laisse-moi faire, et ne t’étonnede rien ; si je réussis, nous tenons la statuette. Tu prendrasseulement soin de suivre la voiture lorsque tu la verras partir.Maintenant, fais comme si tu ne me connaissais pas.
– Entendu.
– Il paraît qu’il fait chaud, dit Léon enprenant son accent le plus faubourien et en s’adressant audéménageur qui venait d’entrer chez le marchand de vin.
– Oui, répondit l’homme, un grand blondqui paraissait déjà à moitié ivre. Surtout que je transporte despaquets diablement lourds !
– Eh bien, dit Léon avec un naturelparfait, je vous joue un verre au zanzibar.
– Ça va, répondit le déménageur…Commencez…
Léon perdit.
Ils trinquèrent ensemble.
Au bout de cinq minutes, ayant joué unenouvelle partie, la revanche, comme disait Léon, qui la perditencore – en déplorant son malheur avec les réflexions du gavrochequ’il était redevenu –, les deux joueurs de zanzibar fraternisaientgaiement, au nom de l’égalité des gosiers prolétaires devant lezinc du marchand de vin.
– Il faut pourtant que j’aille reprendrela besogne, dit l’homme, de plus en plus ivre. Oh ! lala ! en fait-il des histoires, ce bourgeois-là avec sespaquets ! Paraît que c’est d’un fragile à ne pas seulementpouvoir y toucher du doigt.
– Vous avez bien le temps, dit Léon.Encore un verre. Alors vous n’avez pas le cœur à travailleraujourd’hui ?
– Oh ! pour ça non ; et sic’était pas que l’patron n’plaisante pas sur c’chapitre-là,j’dépos’rais ma veste et mon bonnet avec entrain.
– Eh bien, proposa-t-il, topez là. Sivous voulez, je prends votre place.
– Vous ! s’écria le déménageur. Envoilà une idée !…
– Oui, dit le Bellevillois ; et mêmeje vous donne un louis pour vous, si vous consentez à arrangerl’affaire auprès de votre camarade. Prétextez que vous êtes malade,ou bien que vous avez affaire chez vous, et dites que je suis un devos amis.
– Vous n’y pensez pas, dit l’homme. À cecompte-là j’risquerais d’perdre ma place.
– Tenez, insista le jeune homme, voilà unautre louis. Ça va, cette fois-ci ?
– Oh ! vous pourriez bien en ajouterencore un autre. Ça ne s’rait pas d’trop !
– Eh bien, c’est entendu. Du reste, vousne risquez rien du tout, personne ne saura que je vous airemplacé.
Voyant la facilité avec laquelle les louis luitombaient dans la main, le déménageur éleva de nouvellesprétentions.
– C’est à prendre ou à laisser, dit Léonrésolument. Je ne vous donne pas un sou de plus… Encore un verre,voulez-vous ?
Léon passa dans l’arrière-boutique pourendosser la veste et le bonnet rayé de rouge du déménageur.
Cinq minutes après, ce dernier dormait àpoings fermés sur la table du marchand de vin, sous l’œil de TomPunch.
Cependant le Bellevillois s’était approché dusecond déménageur, et d’un air dégagé :
– Vous savez, votre copain, il est ivre àne pas bouger. Il m’a dit de le remplacer dans le déménagement.Aujourd’hui, il n’a pas « le caractère ouvrier ».
– Quel ivrogne que ce Polyte ! fitle second déménageur. Il n’en fait jamais d’autres.
Après une tournée offerte chez le marchand devin qui se trouvait à l’autre extrémité de la rue, Léon étaitofficiellement embauché, et il s’employait avec une sage lenteur àtransporter les colis mystérieux des hypnotiseurs et à les alignersur le trottoir.
Chaque fois qu’il le pouvait, il vérifiait lanature des colis transportés.
Comme il en avait eu le soupçon, c’étaient,presque toutes, des machines délicates et compliquées, généralementsemblables à des appareils électriques.
Un peu avant midi, le chargement était presquecomplet, et Léon n’avait encore rien trouvé.
Pourtant il ne se décourageait pas, et dans unbut qui se devine facilement, il offrait à son compagnon rasadessur rasades.
On sait que les déménageurs, en général, nebrillent point par la sobriété. Celui-ci, donc, ne se faisait pasfaute d’accepter tournées sur tournées.
Il commençait à chanter très fort, laissantrouler à terre, avec mille jurons, les ballots les plus fragiles,et parlait de dire son fait au bourgeois s’il n’était pascontent.
Léon, demeuré parfaitement calme, suivaitcette scène avec satisfaction.
« Quand il sera tout à fait ivre, sedisait-il, je serai le maître de la situation. »
Le chargement une fois complètement terminé,l’aîné des frères Altidor sortit avec un autre hypnotiseur que Léonn’avait jamais vu.
Il portait sous son bras un long coffret qu’ilremit à Léon.
– Tenez, mon ami, fit-il, voici un objetdes plus fragiles, et dont je vous prie d’avoir grand soin.Mettez-le sur vos genoux afin qu’il n’éprouve aucun cahot. Je vaisd’ailleurs suivre la voiture à distance.
Le lourd véhicule s’ébranla, se dirigeant ducôté de Belleville.
Léon avait posé le coffret à côté de lui, surle siège, et conduisait l’attelage.
Est-il besoin de dire que le seconddéménageur, complètement ivre mort, dormait, à grand fracas, aumilieu des bagages.
Lorsqu’on lui avait remit le coffret, Léonavait eu comme une intuition qu’il renfermait l’objet de sesrecherches.
Mais le moyen de s’en assurer ? Ilprofita, pour le faire, de ce que la voiture passait dans une rueétroite. Un encombrement s’était produit. Les hypnotiseurs furentobligés de rester à distance.
D’une main fébrile, Léon prit le petit coffred’acajou pour l’ouvrir. Il était fermé à clef.
Sans réfléchir aux conséquences de l’actequ’il commettait, sans une minute d’hésitation, Léon força laserrure.
Il faillit pousser un cri de joie…
Il venait d’apercevoir, à l’intérieur de laboîte capitonnée de velours rouge, une sorte de petite poupée decire, merveilleusement habillée, et modelée à la ressemblance deLucienne.
Une longue aiguille était fichée à la place ducœur.
Le jeune homme, pâle d’émotion, jeta un regardautour de lui.
Son compagnon dormait toujours, la bouchebéante, avec de sourds ronflements.
La voiture de déménagement, engagée dansl’encombrement, n’avait pas avancé d’un pas. À une trentaine demètres de là, Léon aperçut dans la foule les hauts chapeaux de soiedes deux hypnotiseurs.
Glissant avec précaution le coffret sous sablouse, Léon descendit, se mêla à la foule, et gagna, à peu dedistance de là, une maison à deux issues qu’il connaissait. Unquart d’heure après, toujours muni du précieux coffret, il roulaitdans la direction de Meudon.
L’encombrement une fois dissipé, leshypnotiseurs, voyant leur voiture immobile, s’étaient avancés.
Ils avaient secoué le déménageur ivrogne, quine comprenait rien à toute cette histoire.
– Eh bien ? Et votre camarade à quij’ai confié mon coffret ?
– Je ne sais pas.
– Comment, vous ne savez pas ?
– Peut-êtr’ bien qu’il est parti enavant !
– Vous devez bien le savoir. Vous avez dûlui donner l’adresse !
– Il ne me l’a pas demandée.
Les deux frères eurent beau jurer, tempêter,s’emporter, leur second déménageur et le fardeau dont ils l’avaientchargé avaient bien définitivement disparu.
Ils durent se résoudre, toujours suivis de TomPunch qui ne les perdait pas de vue, à continuer leur chemin dansla direction d’une villa tout à fait isolée, qu’ils avaient retenuedans les environs du Père-Lachaise.
Dans le compartiment qui l’emportait à Meudon,Léon, pendant ce temps, maudissait la lenteur et les arrêtsfréquents du train de banlieue.
Le brave garçon sentait son cœur battre à serompre dans sa poitrine.
Une joie, comme il n’en avait jamais ressentijusqu’alors, prenait possession de lui, la joie d’avoir arraché àla mort la bonne et charmante Lucienne, et d’avoir fait plaisir àson maître Olivier.
Portant sous son bras le coffret d’acajou, ilfranchit en courant la distance qui séparait la villa de ses amisde la gare de Meudon.
Ayant trouvé la grille du jardin entrouverte,il gravit d’un bond les marches du perron.
On allait se mettre à table, chez les Golbert,lorsqu’il ouvrit brusquement la porte de la salle à manger.
Assise au coin du feu qu’on avait allumé pourelle, bien qu’il ne fît pas froid, Lucienne, chaudement enveloppée,paraissait de plus en plus souffrante.
Près d’elle, Ned Hattison était sombre etsilencieux.
Olivier Coronal, qui essayait de le consoler,semblait presque aussi triste.
Quant à Arsène Golbert, il était, commed’ordinaire, cadenassé dans son cabinet de travail.
– Voilà, dit simplement Léon.
Et déposant le coffret fracturé au milieu dela table, il découvrit, à l’étonnement général, la mignonnestatuette de Lucienne, le cœur percé d’une grande épingle.
– Comprenez-vous maintenant ?s’écria Olivier en se tournant vers Ned. Avais-je raison dans mesprévisions ?
– Mais, remarqua Lucienne, c’estextraordinaire, cette petite poupée me ressemble, et elle esthabillée avec un fragment d’une de mes anciennes robes.
Cependant Olivier, plus prompt que l’éclair,venait d’arracher l’aiguille d’acier.
Aussitôt Lucienne poussa un immense soupir desoulagement.
– C’est incroyable, dit-elle. Il mesemble que la main de fer qui me tenait le cœur et le broyaitlentement vient de le laisser échapper… Est-ce donc qu’il y auraitquelque rapport entre cette statuette et ma maladie ?
– Certainement, répondit Olivier, quiexpliqua sommairement à la jeune femme les pratiques del’envoûtement.
Cependant personne ne disait rien à Léon, quidemeurait tout penaud dans son coin, visiblement intimidé par laprésence de Ned.
Soudain, celui-ci s’approcha du Bellevilloiset lui tendit la main, sans une parole.
Léon, très ému, la prit et la serra.
Chacun comprit que Léon était pardonné de lamort de Hattison, en faveur de l’acte de courage et de dévouementqu’il venait d’accomplir.
– Quant aux hypnotiseurs, ajouta le jeuneingénieur en serrant les poings, qu’ils prennent garde à eux. C’està moi qu’ils vont avoir affaire désormais.
– Et à nous tous, rugit Léon.
– Mais, dit Olivier Coronal, je crois,mon cher Ned, que vous n’aurez pas besoin de vous venger. Car, àl’heure qu’il est, ou je me trompe fort, l’un des spirites qui atenté d’envoûter Mme Hattison doit être mort. Vousn’ignorez pas qu’un envoûtement qui n’a pas réussi amèneimmédiatement, ou à bref délai, la mort de son auteur. C’est uneespèce de choc en retour.
– Fasse le ciel que vous ne vous trompiezpas, menaça Ned Hattison. Car, sans cela…
À ce moment Arsène Golbert ouvrit lentement laporte de la salle à manger et prononça ces simplesparoles :
– Mes amis, je viens de faire la plusmerveilleuse découverte peut-être que l’on ait faite dansl’Antiquité et dans les Temps modernes.