La Femme de cire

Chapitre 1 ÀLA RECHERCHE DE L’INCONNU

Quinze jours à peu près s’étaient écoulésdepuis les scènes par lesquelles se termine la première partie dece récit, et New-York avait oublié déjà le procès de James Gobson,bien que l’identité de la femme noyée n’eût pas été découverte etque son assassin fût resté inconnu, lorsqu’un soir l’omnibus duchemin de fer amena à l’hôtel de l’Union, à Jefferson, capitale del’État de Missouri ; trois voyageurs que le sort paraissaitavoir réunis comme à plaisir par amour des contrastes.

L’un était de taille moyenne, d’unephysionomie intelligente et de tournure distinguée. L’autre étaitlong, de charpente osseuse et de mine rébarbative. Le troisième,gros, coloré, avait une bonne figure placide et des regardsnaïfs.

Nos lecteurs ont déjà reconnu William Dow, lecapitaine Young et le pauvre Saunders.

Ces trois voyageurs n’avaient quitté New-Yorkque trois jours auparavant, dans les circonstances suivantes.

Un matin, William Dow vint rendre au fabricantde biscuits une visite bien inattendue, car celui-ci ne l’avaitplus revu depuis l’arrêt qui avait acquitté et réhabilité JamesGobson.

– Vous, monsieur Dow, vous ! s’écriaSaunders. Vous ne m’avez donc pas oublié tout à fait ?

– Je n’ai jamais pensé si souvent à vous,au contraire, répondit le détective en serrant la main que luitendait le négociant.

– Qu’êtes-vous devenu ?

– Je suis allé faire un voyage àBuffalo.

– À Buffalo ?

– Oui, la ville où demeuraient miss Adaet son mari avant leur divorce. Je vous raconterai cette petiteexcursion plus tard. En ce moment ce n’est pas cela dont il s’agit.Voulez-vous toujours vous venger du ravisseur de votremaîtresse ?

– Certes ! Je veux aussi me vengerde la coquine.

Toute la colère et aussi peut-être toute lapassion de l’amoureux Yankee se réveillaient au souvenir del’infidèle et du sans-gêne avec lequel il avait été abandonné.

– Alors, reprit Dow, réglez vos affairespour une absence d’une dizaine de jours ; je vous emmène.

Le bon Saunders n’avait même pas demandé à sonami où il voulait le conduire ; il était allé tout simplement,sa valise à la main et son portefeuille bourré de banknotes, lerejoindre à la gare qu’il lui avait désignée, celle deWashington.

Avec Young, les choses s’étaient passées demême.

M. Kelly ayant averti le chef desdétectives qu’il pourrait s’absenter en compagnie de William Dowquand celui-ci le désirerait, le terrible capitaine n’avait pashasardé l’ombre d’une réflexion. Lorsque l’ordre de se trouver à lagare lui était parvenu, il s’était contenté d’annoncer son départ àl’office central, et c’est à peine si, en retrouvant le fabricantde biscuits au chemin de fer, il avait esquissé un mouvement desurprise.

Durant la route, de New-York à Washington, deWashington à Saint-Louis et de Saint-Louis à Jefferson, Saundersavait bien tenté de temps à autre quelques questions, mais WilliamDow était resté impénétrable.

Le seul renseignement qu’il n’eût pas refusé àl’ex-amant de miss Ada, c’est qu’ils s’arrêteraient àJefferson.

Le brave négociant aspirait donc doublementaprès le moment de l’arrivée, d’abord parce qu’il tenait beaucoup àses aises et que le voyage, si confortables que soient les wagonsaméricains, l’avait extrêmement fatigué, ensuite parce qu’ilespérait que son ami Dow ne tarderait pas davantage à l’instruiredu but de ce long voyage.

Aussi, à peine installé à l’hôtel, lepressa-t-il d’interrogations.

– Cher monsieur, lui répondit notrepersonnage, j’avais besoin d’avoir auprès de moi, pendant lacampagne que j’entreprends, deux auxiliaires et deux témoins. Vouset Young étiez, entre tous, ceux qui me convenaient le mieux parleur caractère, leur énergie, leur honorabilité. Voilà pourquoivous êtes avec moi.

Intérieurement flatté de ces épithèteslouangeuses dont il avait le droit de prendre sa part, Saunderssourit en disant :

– Sans doute, sans doute ! maisauxiliaires, comment ? témoins, de quoi ?

– Je n’en sais rien encore, tout dépendrades circonstances. Nous ne sommes qu’à la première station de notreexcursion.

– La première station ! Où doncallons-nous ?

– Je ne puis vous le dire en cemoment.

– Je suppose cependant que nous ne feronspas le tour du monde.

– Oh ! pas tout à fait.

– Comment, pas tout à fait ! mais jene veux pas même le faire en partie.

Le gros homme avait prononcé ces mots avec unephysionomie tellement bouleversée et un accent d’épouvante sicomique que William Dow, toujours si grave, ne put s’empêcher desourire en lui répondant :

– Calmez-vous, mon cher ami ; c’estvous-même qui, dès demain, me prierez de ne pas interrompre notrevoyage. En attendant, dînons.

Un peu rassuré, mais non convaincu, Saundersse décida alors à se mettre à table, et il s’y comporta si bien quedeux heures après, il passa directement de la salle à manger dansson lit, pour oublier instantanément qu’il était à trois centslieues de New-York, à la recherche d’un problème dont il neconnaissait pas le premier mot.

Le lendemain matin, après une excellente nuitet au moment où il se disposait à rejoindre Dow et Young, ceux-cise firent annoncer par un des domestiques de l’hôtel et montèrentdans sa chambre.

Avant qu’ils n’en eussent fermé la porte, legros Yankee crut voir que ses compagnons de route étaient suivispar une demi-douzaine d’individus qui s’étaient arrêtés dans levestibule.

Il allait s’informer de ce que voulaient cesgens, mais il n’en eut pas le temps, car William Dow lui ditaussitôt, en lui serrant la main :

– Cher monsieur, voulez-vous nouspermettre de recevoir chez vous quelques visites ?

– Parfaitement, répondit le fabricant debiscuits, qui s’était sagement décidé à ne plus demander aucuneexplication à son mystérieux ami.

Celui-ci s’était assis auprès d’une table etavait tiré de sa poche un large pli, dans lequel se trouvaient despapiers et des photographies.

– Vous connaissez cet homme ?demanda-t-il à Saunders en lui présentant un des portraits.

– Non, fit le négociant après un instantd’examen.

– Et vous, mon brave Young ?

– Parbleu ! s’écria le chef desdétectives, c’est James Gobson !

– Lui-même, le mari de miss Ada.

– Le mari de miss Ada ! répétaSaunders.

Il avait arraché la photographie des mains dudétective et dévorait de ses regards furieux cet homme que sajalousie lui représentait aux pieds de l’infidèle.

– Capitaine, dit William Dow, faites-moile plaisir d’introduire l’un après l’autre chacun des individus quisont là dans le vestibule. Commencez par Thomas Bernett.

– Thomas Bernett, appela Young de sa plusbelle voix de commandement, en ouvrant la porte.

L’homme dont c’était le nom s’empressa deparaître. C’était le portier de l’hôtel de l’Union.

– Au mois de janvier dernier, lui demandaDow, vous étiez déjà dans cet établissement ?

– Il y a un an que j’en suis leconcierge-interprète, répondit Bernett.

– Vous avez, alors, affaire à tous lesvoyageurs ?

– À tous.

– Vous rappelez-vous celui-ci ?

Il lui présentait le portrait de JamesGobson.

– Parfaitement, affirma l’employé. Autantque je puis m’en souvenir, j’ai vu ce monsieur dans les premiersjours de janvier. Il est resté ici trois ou quatre jours.

– Merci, mon ami, à un autre : TomByng !

Tom Byng était le conducteur de l’omnibus del’hôtel. Cet employé, ainsi que son camarade, reconnutimmédiatement dans la photographie du mari d’Ada Ricard, unvoyageur qu’il avait conduit au chemin de fer du Nord dans lespremiers jours du mois de janvier.

Puis vinrent ensuite le sommelier, le maîtred’hôtel, le coiffeur de l’établissement et un armurier, quin’hésitèrent pas à retrouver, dans le portrait de James Gobson, lestraits d’un individu avec lequel ils avaient eu divers rapports àl’époque dont parlait leur interrogateur.

– Mon cher monsieur Saunders, dit ledétective après avoir pris note de ces renseignements, faites-moile plaisir de donner dix dollars à chacun de ces braves gens.

Sans se permettre l’ombre d’une réflexion, lefabricant de biscuits déboursa ladite somme, et il attenditpatiemment le départ de ses cinquante dollars pour avoir le mot del’énigme.

– Vous ne comprenez pas, lui demandaWilliam.

– Non, répondit franchement le bravehomme.

– Et vous, Young ?

– Pas davantage, fit à son tour lecapitaine avec un sourire qu’il s’efforçait de rendre moqueur.

– Eh bien, mes chers amis, je ne vousdemande que de vous souvenir exactement des paroles que vous venezd’entendre : James Gobson était ici, à Jefferson, aucommencement de janvier, c’est-à-dire quelques jours avantl’enlèvement de miss Ada et la découverte de cette noyée dont onignore toujours le nom. De cette ville, le même personnage estparti pour Omaha ; le conducteur de l’omnibus s’en rappelleparfaitement.

– D’où vous concluez ? hasarda lesceptique Young.

– Je ne conclus pas ; jeconstate ; et, ce premier point assuré, je décide notre départpour Omaha.

– Pour Omaha ! s’écria Saunders.

– Où, je l’espère, nous trouveronsquelque piste plus intéressante encore. Le train part à midi ;nous y serons rendus demain de bonne heure.

En disant ces mots, William Dow avait remisprécieusement le portrait de James Gobson dans son portefeuille etil s’était levé.

Le marchand de biscuits, n’ayant aucuneobjection à faire, regardait le capitaine ; celui-ci haussales épaules.

Ne comprenant pas où son ami voulait en venir,le terrible mais peu intelligent chef des détectives trouvait plussimple d’affecter avec lui une sorte de condescendanceironique ; mais comme il ne lui obéissait pas moinsaveuglément que Saunders, ils montèrent tous trois en wagon aprèsle déjeuner.

Le lendemain matin ils étaient à Omaha, ladernière station, à cette époque, du chemin de fer qui allaitbientôt s’élancer dans l’Ouest, à travers le désert et lesMontagnes-Rocheuses jusqu’à San-Francisco.

C’est dans cette ville que se rejoignenttoutes les lignes de l’Erie railway et que commence le manche de ceque les Américains appellent prosaïquement laFourchette.

Nulle figure, en effet, ne représente mieuxque celle de cet instrument de table ce gigantesque réseau dont lesdiverses voies partent d’Omaha pour se diriger vers l’Estc’est-à-dire vers Chicago, Philadelphie, New-York, Saint-Louis etWashington, tandis qu’une ligne unique court jusqu’auPacifique.

Situé au confluent de la rivière Plate et duMissouri, à moitié route à peu près de New-York et deSan-Francisco, c’est-à-dire à plus de cinq cents lieues des deuxOcéans, sur les confins du désert, en plein pays indien, Omahaétait déjà une grande ville par ses usines, ses chantiers, sesmagasins, ses hôtels, mais il restait un caravansérail étrange parla population flottante qui le traversait et par le voisinage desIndiens Paunies, Ottoes, Winebageos et Sioux, qui campaient auxenvirons dans les réservessur les rives boueuses duMissouri, dans les plaines, en formant autour de ce point civilisécomme une ceinture primitive et sauvage.

C’était aux forts Calhoun et Croghan, et unpeu plus au Nord, à Dakota, sur la rive gauche du Missouri, que lesIndiens venaient échanger les produits de leurs chasses et leursbestiaux contre des armes, de la poudre, des vêtements et del’eau-de-vie ; mais ils avaient aussi avec Omaha des rapportsdirects, par l’intermédiaire des agents des grandes compagnies defourrures et par les trappeurs et les pionniers qui trafiquaientpour leur propre compte.

Ces individus, batteurs d’estrade,aventuriers, repris de justice pour la plupart, apparaissaient enville à intervalles presque réguliers.

Certains y avaient des relations officielles,car c’était par eux que les autorités militaires étaient instruitesdes dispositions pacifiques ou belliqueuses de ces peuplades, quidéfendent si énergiquement pied à pied ce territoire dont lacivilisation et l’industrie leur prend chaque jour une nouvellepartie.

Si peu au courant qu’il fût de toutes cesquestions, Saunders ne les ignorait pas totalement, et laissé seulpar William Dow, sous la galerie de l’hôtel où ils étaientdescendus, il se demandait, sans se pouvoir répondre, ce que sonami venait chercher dans ce pays perdu, lorsqu’il l’aperçuttraversant le jardin de l’établissement en compagnie de Young etd’un second personnage singulièrement accoutré.

On eût dit un héros de Fenimore Cooper ou ducapitaine Meyne-Reyd.

Il était chaussé de fortes bottes d’oùsortaient ses pantalons de velours brun à côtes, que retenait unelarge ceinture de cuir paraissant être tout à la fois son arsenalet son coffre-fort, car elle était ornée de deux revolvers et d’unlong couteau, et son épaisseur révélait la présence d’une quantitérespectable de pièces de monnaie.

Sa veste de chasse entr’ouverte laissait voirsa chemise de laine rouge et sa poitrine velue. Il était coifféd’un chapeau de feutre mou à grands bords, et portait fièrement enbandoulière une carabine à deux coups.

Autant que le permettait d’en juger sa barbeépaisse, d’un blond fauve, cet homme devait avoir une quarantained’années. Ce qu’il était facile de deviner, à ses regards, à savoix, à ses larges épaules, c’étaient son énergie et savigueur.

Pendant que le fabricant de biscuitsl’examinait, l’inconnu, tout en causant avec ses compagnons, avaitgagné la galerie.

– Monsieur Saunders, dit le détectivelorsqu’ils l’eurent rejoint tous trois, je vous présente JohnButtler, le plus intrépide trappeur des rives du Missouri.

Le bonhomme se souleva poliment du fauteuil derotins dans lequel il était étendu, et toute sa physionomie se fità ce point interrogative que William Dow comprit combien ilimplorait une explication.

Aussi reprit-il aussitôt, en faisant signe autrappeur et à Young de s’asseoir et en prenant lui-même unsiège :

– Nous sommes parfaitement ici pourcauser. M. Buttler, cher monsieur, connaît mieux qu’un Indienmême toutes les peuplades qui occupent les réserves aunord d’Omaha et les chefs des Sioux de Dakota sont particulièrementses amis. Or, comme c’est chez ces braves gens que nous avonsaffaire, je l’ai prié de nous servir de guide.

Saunders, qui s’était étendu de nouveau dansson fauteuil, en bondit épouvanté.

– Chez les Sioux, répétait-il ; chezles Sioux !

D’un geste fort expressif, il décrivait autourde sa tête le mouvement circulaire de l’opération du scalp.

– Oh ! ne craignez rien, monsieur,dit John Buttler en souriant. Avec moi, il n’y a nul danger de cegenre à courir.

Le pacifique Yankee, qui parcourait de sesregards affolés l’attirail meurtrier du trappeur, paraissait sibien dire que ce n’était pas des Indiens seuls dont il étaiteffrayé, que le capitaine Young lui-même éclata de rire. MaisButtler, sans s’offenser des soupçons du gros homme, reprit avec lemême calme :

– Non, monsieur, vous n’aurez rien àredouter ; nous sommes en ce moment en paix avec les Indiensde la plaine. Les chefs qui sont allés à Washington au mois dejanvier, sont revenus satisfaits ; on peut parcourir sansl’ombre de péril le Dakota et l’Iowa.

– Vous entendez, cher monsieur Saunders,observa Dow : les chefs qui sont allés à Washington au mois dejanvier. Retenez bien ces mots : au mois de janvier.

– Par le diable ! J’entends bien,répondit l’ex-amant de miss Ada, mais je ne comprends pas. Quevoulez-vous aller faire chez les Sioux ?

– Ceci, c’est mon secret. Refusez-vous dem’accompagner ?

– Pardieu, non ; vous diriez quej’ai eu peur. Cependant si je saisis un traître mot, je veux êtrependu un jour.

– Ce n’est pas vous qui le serez.

– Je l’espère bien ; mais quidonc ?

– James Gobson en personne.

– James Gobson ! Alors miss Adaredeviendra libre. Je suis certain, voyez-vous, que c’est laterreur seule qui l’unit à ce misérable. James Gobson pendu !Mais pourquoi faut-il, pour obtenir ce résultat, que nous allionschez les Indiens ?

– Parce que c’est là que se trouve lacorde que je lui destine.

– Tenez, cher ami, je préfère ne plusvous interroger, car vous me répondez de façon à me faire perdre latête une seconde fois. Eh ! bien ! soit, en route pour laPrairie. Ah ! si jamais on m’avait dit que je deviendraistrappeur ! Quand partons-nous ?

– Demain, au point du jour, réponditButtler, à qui s’adressait spécialement cette question ; lechemin de fer nous laissera le soir même à Sioux-City. Noustrouverons là des chevaux, et, en quelques heures, nous serons surles réserves.

Les réserves sont les territoireslaissés aux Indiens. Ils ne doivent pas en dépasser les limites, dumoins en troupes nombreuses et en armes.

– À demain alors, fit Saunders avec ungeste héroïque.

– À demain, messieurs, répéta letrappeur. C’est moi qui viendrai vous réveiller.

Et rejetant sur son épaule sa carabine qu’ilavait placée entre ses jambes, John Buttler salua ses futurscompagnons et sortit de la galerie.

– Monsieur Dow, dit le brave fabricant,en montrant du doigt l’aventurier qui traversait le jardin, est-ceque vous êtes bien sûr de ce gaillard-là ?

– Mon cher ami, riposta le détective,j’ai pris tous les renseignements utiles sur Buttler ; il y adix ans qu’il parcourt la prairie, chassant, faisant des échanges,servant souvent d’intermédiaire entre les commandants des forts etles Indiens, et jamais on n’a eu à se plaindre de lui. D’ailleursquel intérêt aurait-il à nous trahir ? Je lui donnerai demain100 dollars en arrivant à Sioux-City, 100 autres lorsque nous yrentrerons et enfin 100 autres encore si les renseignements qu’ilm’a fournis sont exacts et si je rapporte de notre excursion ce queje vais chercher. De plus, comme tout me permet de supposer quemaître Buttler a sur la conscience quelque peccadille qui l’aconduit à cette vie aventureuse, je lui ai promis d’arranger sonaffaire à ma rentrée à New-York. Il a ma parole et celleM. Young.

– Absolument, répondit le capitaine. Etd’abord, est-ce que nous avons besoin de prendre toutes cesprécautions ? Est-ce qu’à nous trois nous ne valons pas tousles aventuriers et tous les Indiens de la prairie !

Cette énergique déclaration de l’intrépidecapitaine coupa court à quelque dernière observation qu’auraitpeut-être hasardée volontiers le pauvre Saunders. Faisant contremauvaise fortune bon visage, il se campa sur les hanches et dit auchef des détectives d’un ton délibéré :

– Bien parlé, monsieur Young ! Jecontinue à ne pas comprendre pourquoi nous allons là bas, mais jesuis des vôtres. Lorsque je reverrai miss Ada, je veux qu’ellesache ce que j’ai fait pour elle.

Le lendemain, les choses se passèrent commeelles avaient été arrêtées. Accompagnés de John Buttler, les troisvoyageurs prirent le premier train qui les conduisit en quelquesheures à Sioux-City, une des stations du chemin de fer qui relieOmaha à Chicago, en traversant l’Iowa et l’Illinois.

Après avoir passé la nuit dans cette ville, lejour suivant, au lever du soleil, ils la quittèrent pour suivre laroute que côtoie la rivière des Sioux, en remontant jusqu’au fortDakota.

William Dow avait une lettre de recommandationpour le commandant de ce poste avancé.

Les quatre excursionnistes montaientd’excellents chevaux que Buttler avait trouvés assez facilement, etSaunders était superbe dans son attirail guerrier.

Lui aussi, à l’instar d’un trappeur, il avaitfait de sa ceinture un véritable arsenal, et il caressait souventdu regard la carabine qui était attachée à sa selle. On eût ditqu’il partait à la conquête d’un territoire ennemi.

Mais, vers le milieu de la matinée, au fur età mesure que le soleil devenait plus perpendiculaire et plusardent, cette belle ardeur commença à décroître, et Dow y mit bonordre en disant au fabricant de biscuits :

– Mon cher monsieur, si nous continuonsde ce train-là, nos chevaux seront fourbus avant d’avoir franchiles vingt-cinq lieues que nous avons à parcourir.

– D’ailleurs, observa Buttler, nous nepouvons arriver au fort aujourd’hui. Le plus sage est donc de nepas nous presser et de ménager nos montures. Nous en aurons surtoutbesoin dans la prairie.

Ces quelques mots rappelèrent le bon bourgeoisau calme, et la petite troupe poursuivit sa marche avec une allureplus modérée.

Vers midi, elle fit halte sur le bord de larivière, à l’abri de quelques arbres maladifs, et Saunders, prit defort bon appétit sa part des provisions dont le trappeur n’avaitpas manqué de se munir ; puis, après quelques heures de repos,nos voyageurs se remirent en route.

Le soir venu, ils trouvèrent, moyennantdollars, l’hospitalité dans une ferme allemande, et, le lendemain,après avoir traversé à gué un des bras de la rivière des Sioux, ilsarrivèrent enfin au fort Dakota.

Le capitaine Semmes qui commandait cetteposition militaire reçut à merveille William Dow et ses compagnons,et comme le fort était admirablement approvisionné, Saunders, quela longueur de la route avait un peu assombri, reprit bientôt sonhumeur guerrière.

Le lendemain matin, il était équipé depuislongtemps déjà lorsque Buttler donna le signal du départ.

Une heure plus tard, après avoir piqué droitau nord, nos héros étaient dans la Prairie.

Ils n’avaient plus autour d’eux pour horizonqu’une plaine immense sans ondulations de terrain, d’un vert sombreet d’une tristesse désespérante.

C’est à peine si, çà et là, quelquesarbrisseaux brisaient la monotonie du paysage, en s’élevantau-dessus de l’herbe épaisse dans laquelle les chevauxdisparaissaient jusqu’à mi-jambe.

Dédaignant, malgré le brouillard, les sentiersfrayés par les bœufs, le trappeur avait lancé ses compagnons àtravers la plaine, n’ayant pour guide, dans ce véritable désert,que des points de repère connus de lui seul.

– Eh ! master John, lui demanda toutà coup Saunders, après avoir gardé le silence autant que le luiavait permis sa patience, est-ce que nous en avons encore pourlongtemps de cette sotte promenade ?

– Pour deux heures au moins, réponditButtler, qui le précédait, et je vous engage à marcher sur mes pas,car, en vous écartant, vous pourriez rencontrer quelque tourbièredans laquelle vous disparaîtriez, vous et votre cheval.

– My God ! s’écria lebonhomme effrayé de ce nouveau danger qu’il courait sans le savoirdepuis son entrée dans la prairie, vous auriez pu me prévenir plustôt.

– Voyons, un peu de calme, cher monsieurSaunders, lui conseilla William Dow ; écoutez les conseils dece brave garçon et prenez modèle sur le capitaine et moi.

– Ce brave garçon ! Ça vous plaît àdire ! Mais vous, monsieur Dow, vous savez où vousallez ; vous avez votre but ; moi, je ne sais rien dutout. Quant à M. Young, c’est son métier de risquer sapeau ; tandis que ce n’est pas le mien.

Nous ignorons si le chef des détectives étaitde cet avis. Le voyage ne le rendait pas plus causeur qued’ordinaire. Solidement campé sur sa selle, le cigare à la bouche,il ne s’occupait ni de ses compagnons, ni de la route, ni du termede l’excursion. M. Kelly lui avait dit : « Vousaccompagnerez M. William Dow » ; Young accompagnaitWilliam Dow. Il l’eût accompagné de la sorte jusqu’auPacifique !

Le capitaine ne répondit donc pas àl’irascible fabricant de biscuits.

Cependant, au bout d’une heure, l’aspect de laprairie se modifia peu à peu. L’herbe était moins épaisse et lescavaliers pouvaient distinguer devant eux un bouquet de grandsarbres, qui indiquaient comme une oasis au milieu de ce désert deverdure.

Bientôt, en effet, ils aperçurent des champscultivés, des bestiaux, tous les indices enfin d’un village quidevait s’élever non loin de là, probablement derrière le petitmonticule dont ils n’étaient séparés que par quelques centaines demètres.

Le front de Saunders était redevenu joyeux, etil s’élançait déjà en avant lorsque Buttler s’arrêtabrusquement.

Un homme, qui venait de surgir des hautesherbes la carabine à l’épaule, semblait vouloir empêcher lesvoyageurs d’aller plus loin.

À cette apparition menaçante, le prudentindustriel se rappela tout à coup que le trappeur lui avaitrecommandé de marcher sur ses pas et il reprit la file.

Buttler sauta à terre, s’approcha de l’Indien,qui n’était pas autre chose qu’une de ces sentinelles dont sonttoujours entourés, dans un large rayon, les villages sioux, et illui dit quelques mots qui transformèrent immédiatement sonattitude.

Relevant son arme, il tendit la main àl’aventurier.

Celui-ci remonta immédiatement à cheval, et lapetite troupe, escortée du Sioux, se dirigea au pas, à travers deschamps de maïs, vers le village dont elle aperçut bientôt lespremières tentes.

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