La Femme de cire

Chapitre 5PASSION DE FILLE ; AMOUR DE VIERGE

Dans les conditions que nous venons d’exposer,les amours de Charles Murray et de mistress Gobson devaient marcherà grands pas. Émerveillée de l’adresse de ce bel inconnu, car ellecomprenait bien que c’était pour se rapprocher d’elle que sonvoisin avait imaginé cette agression dont il avait délivré sonmari, et, de plus, humiliée des grossièretés de James en présencede son hôte, Ada ne songeait qu’à se venger.

Certaine que Gobson tiendrait à ses relationsavec son sauveur en raison directe de la répugnance qu’elletémoignerait pour cette intimité, le lendemain, lorsqu’on l’avertitque M. Murray déjeunerait à la villa, la jeune femme ne manquapas d’accueillir fort mal cette nouvelle ; puis elle se mit àtable avec une physionomie boudeuse et s’esquiva avant la fin durepas, sous le prétexte le plus futile, malgré les observationsbrutales de son mari.

Mais peu importait à ce dernier ; il n’enfit pas moins si complètement fête à son convive, qu’au dessert ilétait gris et ne voulait plus entendre parler de se séparer jamaisde son nouvel ami.

– Que cela plaise ou non à mistressGobson, lui dit-il dans un mouvement d’expansion, il faut nous voirsouvent. Faites-vous recevoir au Parker-Club, je serai votreparrain. Nous reviendrons ensemble à Prairie-Fields lorsqu’il nousplaira d’y revenir et quand, par hasard, nous rentrerons de bonneheure, nous terminerons gaiement la nuit ici.

– J’accepte, répondit Murray, en choquantpour la dixième fois son verre contre celui de l’ivrogne. Ah !vous entendez bien la vie.

– Mieux encore : je veux que nosdeux villas n’en fassent qu’une. Elles communiquaient jadis par uneporte en ce moment condamnée ; demain elle sera ouverte denouveau. Ça vous va-t-il ?

– Parfaitement.

– Hurrah ! alors. La table, le jeuet les amis ! Voilà tout ce qu’il y a de vrai. Au diable lesfemmes, surtout les femmes légitimes !

Charles Murray, que l’ivresse semblait nepouvoir atteindre, – il est vrai qu’il ne faisait le plus souventque le simulacre de boire, – soutint le choc tant que cela convintà son hôte, et ils ne se séparèrent que lorsque ce dernier, quivoulait aller à son club, jugea nécessaire de se jeter sur son litpour se reposer quelques heures avant que de sortir.

À la tombée de la nuit, après son dîner, quandson mari se fut éloigné, mistress Gobson guetta son voisin ;mais, à sa stupéfaction et à son grand chagrin, il ne lui donna passigne d’existence. Elle ne le revit que le lendemain, lorsqueGobson, ayant fait ouvrir la porte de communication des deuxvillas, lui fit les honneurs de sa maison et de son parc.

Pendant cette visite, Murray trouva l’occasionde dire à la jeune femme ; « À ce soir ! » etelle oublia alors, dans l’espérance de cette entrevue, son attenteinutile de la veille.

Ada fut exacte à ce rendez-vous qui ne pouvaitêtre troublé, car James était déjà parti. Elle attendit Murray à laporte du jardin et le conduisit sous un berceau de verdure, où nepouvaient les observer nuls regards indiscrets.

– Je vous ai attendu vainement hier, luidit-elle avec un doux accent de reproche, dès qu’ils eurent prisplace sur un large banc de rotins.

– Ada, écoutez-moi, réponditM. Murray d’une voix grave, mais en pressant amoureusementdans les siennes les deux petites mains que lui avait abandonnéesmistress Gobson. Je me sens entraîné vers vous par un véritableamour, mais je sens en même temps que cet amour est si profondqu’il hésite devant un odieux partage. Je vous voudrais pour moiseul. La pensée que cet être grossier et commun est votre maître medésespère ; je rêve de rompre le lien fatal qui vous unit àlui. N’est-ce pas possible ?

– Je ne crois pas, répondit tristementAda, que ces paroles enivraient, car, peu faite aux passionsdélicates, elle trouvait un charme infini à se sentir aussijalousement aimée.

– Pourquoi est-ce impossible ?

– Oh ! je ne puis vous le dire. Nem’interrogez pas si vous m’aimez.

La jeune femme avait prononcé ces mots avec uninexprimable accent de terreur. Ses mains tremblaient dans cellesde Murray ; elle s’était courbée sur lui comme pour lesupplier de la défendre ; des larmes brillaient dans ses beauxyeux chargés d’éclairs passionnés ; il entendait lesbattements précipités de son cœur.

Mais on eût dit que cet homme était debronze ; rien ne frémissait en lui. Et cependant celle quil’appelait ainsi du cœur, des sens et de la voix étaitadmirablement belle.

Il l’éloigna doucement, s’efforça de laconsoler par de bonnes paroles, et sans lui avoir accordé unecaresse, la reconduisit jusqu’au perron, en lui murmuranttendrement :

– À demain !

Ada, affolée d’amour et de tentationsinassouvies, rentra chez elle, où, désespérée, elle se jeta sur sonlit en prononçant contre son mari d’étranges paroles de haine.

Les jours suivants se passèrent de même. Lesheures que Charles Murray ne consacrait pas à Gobson, il lesdonnait à sa femme, dont la passion prit si rapidement unephysionomie sauvage qu’un soir, seule dans son boudoir avec celuiqu’elle adorait et qui la repoussait, elle lui dit :

– Mais, je vous en conjure, indiquez-moidu moins ce qu’il faut que je fasse pour que vous m’aimiez unpeu !

– Je vous le répète, Ada, réponditMurray, il faut vous séparer de cet homme, puisque vous avez eu lafaiblesse de l’épouser une seconde fois.

– Une seconde fois ! fit la jeunefemme dans un sourire que l’ironie transformait en sanglot et en selaissant glisser aux genoux de son voisin ; une secondefois ! Oh ! si vous saviez !

Il avait appuyé contre sa poitrine lacharmante tête d’Ada ; il effleurait son front de ses lèvres.Les yeux à demi fermés, la bouche entr’ouverte, tout son êtrefrémissant de désirs, la courtisane murmurait :

– Et ne pouvoir rien dire ! Êtrerivée à ce misérable, n’oser briser sa chaîne ! Oh !c’est le châtiment ! Je vous en prie, aimez-moi ; je suissi malheureuse !

– Mais expliquez-vous. Ne suis-je pas làpour vous défendre ? Quel secret vous lie donc à cethomme ? Ayez confiance en moi. Cherchons tous deux le moyen devous rendre libre.

– Oh ! non, non, jamais !s’écria mistress Gobson avec un accent d’indicible terreur.Dussé-je mourir de mon amour et de votre mépris, je ne parleraipas. Adieu !

En prononçant ce dernier mot avec uneexpression déchirante, elle s’était relevée et, sans détourner latête, elle se précipita dans sa chambre à coucher dont elle fermabrusquement la porte derrière elle.

Murray, qui s’attendait peu sans doute à unesortie aussi brusque, resta un moment stupéfait et désappointé,mais cependant il ne tenta ni un mouvement ni un appel pour ramenerla fugitive. Il prit son chapeau, descendit lentement l’escalier,sortit de la maison et se dirigea vers la porte qui mettait encommunication les deux villas.

Il allait l’atteindre lorsque tout à coup unbruit de pas précipités et un frou-frou de robe lui indiquèrentqu’on courait après lui. Il se retourna.

C’était Ada qui, franchissant d’un seul bondla distance qui la séparait de celui qu’elle voulait à tout prix,jeta les bras autour de son cou en lui disant :

– Non, je ne veux pas que nous nousséparions ainsi. Demain, je vous dirai tout et vous me délivrerezde cet homme. Mais vous m’aimerez ! Tu m’aimeras, n’est-cepas ?

– Eh ! comment ne vous aimerai-jepas lorsque vous m’aurez donné cette preuve d’amour ?répondit-il en détachant doucement le lien brûlant quil’étreignait ; je vous aime tant déjà !

Au même instant, un gémissement douloureux sefit entendre de l’autre côté de la porte.

– Qu’est-ce ? demanda mistressGobson effrayée.

– Rien, rien, dit Charles Murray, dontl’obscurité de la nuit cachait la pâleur. Rentrez chez vous.

– Mais encore ?

– Partez, partez, je vous en prie ;je le veux !

Et sans s’occuper plus longtemps de la jeunefemme, il s’élança dans son jardin dont il tira vivement laporte.

À deux pas de cette porte, il faillittrébucher contre un corps étendu le long d’un massif.

– Jane ! s’écria-t-il enreconnaissant la jeune fille qui vivait sous son toit.

Miss Jane ne répondit pas ; elle étaitévanouie.

Il la prit dans ses bras et, chargé de ceprécieux fardeau, courut vers la maison.

Tout ce bruit était parvenu jusqu’à lagouvernante. Murray la rencontra sur le haut du perron.

– Oh ! mon Dieu ! missJane ! qu’est-il arrivé ? s’écria la bonne femme enreconnaissant son élève. Elle était auprès de moi, il y à cinqminutes à peine.

– Peu de chose, je l’espère, réponditl’Américain, en montant l’escalier aussi légèrement que s’il n’eûtporté qu’un enfant.

Arrivé dans la chambre à coucher de Jane, ill’étendit doucement sur une chaise-longue et s’assura aussitôtqu’il ne s’agissait que d’une syncope.

Un instant plus tard, en effet, grâce auxsoins les plus sommaires, la jeune fille revint à elle.

En ouvrant ses grands yeux et après lesquelques secondes qu’il fallut à son cerveau pour retrouver sonéquilibre, elle reconnut celui qu’elle appelait son ami et, touterougissante, elle lui dit en joignant ses petites mains :

– Oh ! pardonnez-moi, Charles,pardonnez-moi ; je suis assez punie.

Et elle éclata en sanglots.

– Vous pardonner, Jane ! Et quoidonc ? Mais pleurez, cela vous soulagera ; vousm’expliquerez tout plus tard. En attendant, chère petite,calmez-vous. Je vous pardonne de grand cœur, bien que j’ignorequelle faute vous avez pu commettre, et je vous aime.

À ce dernier mot, la jeune fille redevinttoute pâle et, comme si elle allait se trouver mal de nouveau, sespaupières se rejoignirent lentement.

– Votre femme de chambre, poursuivitMurray après avoir effleuré de ses lèvres le front de l’enfant, vavous déshabiller ; votre institutrice et moi nous reviendronsensuite vous endormir.

Il avait fait signe à la gouvernante, etlaissant la malade aux soins de sa domestique, ils passèrent dansle boudoir.

Là, ils étaient assez loin pour que, de lachambre à coucher, on ne pût les entendre.

– Qu’est-ce que cela veut dire,mistress ? demanda Murray à la vieille dame.

– Ça devait arriver un jour ou l’autre,monsieur, répondit l’institutrice ; je ne me reproche qu’unechose, c’est d’avoir gardé le silence.

– Le silence ! Expliquez-vous ;vous m’épouvantez.

– Miss Jane vous aime, monsieur.

– Miss Janem’aime !

En répétant ces mots, Murray avait porté lesmains à son visage qu’une pâleur livide avait envahi.

– Oui, elle vous aime et est jalouse.

– Jalouse ! De qui, bonDieu ?

Mais reconstruisant immédiatement, avec lalucidité ordinaire de son esprit, toute la scène dont le dénouementavait été le cri de douleur et l’évanouissement de la jeune fille,l’Américain comprit que miss Jane le guettait dans le jardin aumoment même où Ada était venue le rejoindre auprès de la porte, etque c’est aux paroles de tendresse qu’elle lui avait entenduadresser à cette fille que la vierge s’était trouvée mal.

– Oh ! cela est affreux,murmura-t-il.

– Ce n’est pas tout, monsieur ; jene dois rien vous cacher, reprit l’institutrice.

– Qu’y a-t-il encore ?

– Avant-hier, au commencement de lasoirée, miss Jane, qui m’avait quittée depuis à peu près un quartd’heure, est remontée ici en proie à une horrible crise de nerfs.J’ai voulu vous appeler, mais elle s’y est opposée en medisant : « Il ne viendrait pas ; il est avec elledans sa bibliothèque. Je m’en doutais, mais j’ai voulu voir.Oh ! je suis bien cruellement punie de macuriosité ! »

– Elle m’avait vu avec mistressGobson ? interrogea Murray avec stupeur et d’une voixétrangement émue.

– Voici comment, poursuivit lagouvernante ; mais je vous demande pardon de vous parler deces choses qui ne me regardent pas.

– Allez, allez, au contraire.

– Miss Jane vous guettait-elle ?vous avait-t-elle entendu rentrer ? Je ne sais, c’estprobable ! En tout cas, elle était descendue doucement,s’était glissée sans bruit dans votre chambre à coucher dont vousaviez seulement laissé retomber les tentures sans en fermerintérieurement la porte, et à travers les rideaux, elle a reconnucette femme couchée sur un divan. Elle s’est alors sauvée de peurd’être surprise. Voilà ce qu’elle est venue me raconter ensanglotant.

– Pauvre petite ! dit l’Américainavec un étrange sourire ; je suis désespéré. Remontez prèsd’elle, ne la quittez pas d’un seul instant, consolez-la, dites-luiqu’elle s’est trompée, que je lui expliquerai tout cela un jour.Surtout recommandez-lui plus de calme, moins d’exaltation.

Puis il ajouta en se parlant à lui-même,pendant que l’institutrice s’éloignait pour rejoindre sonélève :

– Voilà le châtiment ; c’est l’amourde cet ange. Allons, accomplissons mon œuvre ; Dieu fera lereste !

Et descendant aussitôt dans son cabinet detravail, il écrivit rapidement les lignes suivantes :

« Mon cher ami,

« L’heure est arrivée ; au reçu decette lettre, courez chez M. Kelly et qu’il demande àM. Davis un mandat d’arrêt contre James Gobson et sa femme.Dites à ces messieurs que je réponds sur mon honneur de cettemesure. Puis prenez, avec M. Saunders le premier train pourBoston et descendez à l’hôtel d’Angleterre où vous attendrez,

« Tout à vous,

« WILLIAM. »

Cette lettre terminée et adressée au capitaineYoung, à l’office central de la police, New-York, Charles Murray,ou plutôt William Dow, que le lecteur a déjà reconnu, sortit de soncabinet de travail plus calme qu’il n’y était entré quelquesminutes auparavant.

Il ordonna à un de ses gens d’allerimmédiatement jeter sa missive à la poste et monta prendre desnouvelles de Jane.

Tout à fait remise, la jeune fille s’étaitendormie.

En redescendant, il jeta un coup d’œil pleinde menaces sur les fenêtres éclairées de mistress Gobson qui, sansdoute, pensait amoureusement à lui, et il rentra dans sonappartement en murmurant :

– Young aura ma lettre demain ; dansquarante-huit heures, il arrivera ; j’ai plus de temps qu’ilne m’en faut. D’ici là, tout sera prêt !

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