La Femme de cire

Chapitre 2CE QU’ÉTAIT DEVENUE L’HÉROÏNE DE CE RÉCIT

Lorsque les amis de Saunders, fatiguéseux-mêmes de leurs cris et de leurs danses, daignèrent accorder unpeu de répit à leur victime, en ouvrant l’impitoyable cercle qu’ilsavaient formé autour d’elle, le gros homme, affolé, ahuri, selaissa tomber sur un divan, ne prêtant qu’une oreille distraite àceux qui tentaient de le consoler.

Le malheureux ne souffrait pas que dans sonamour ; sa vanité était également touchée au vif, car il nedoutait pas que sa mésaventure serait connue le lendemain de toutNew-York, et qu’il deviendrait l’objet de la risée publique.

Ce qui lui paraissait impossible, c’est qu’Adane fût pas de connivence avec ses ravisseurs.

Son aveuglement n’allait pas jusqu’à supposerqu’on lui eût fait violence. Mais quels étaient ces hommes dontl’infidèle avait accepté d’être la complice dans cette scène qui lecouvrait de ridicule ? Au profit de qui cet enlèvements’était-il fait ? De l’un de ses adorateurs, sans doute !Mais, lequel ?

L’infortuné marchand de biscuits était sicomplètement absorbé dans ses réflexions et son désespoir qu’il nes’aperçut pas que les invités disparaissaient un à un.

Ce fut seulement à la voix de Mary qu’ilrevint à lui.

Il leva les yeux. Les salons étaientdéserts ; il était seul dans cet appartement dont la maîtresseavait si étrangement disparu.

En reconnaissant la femme de chambre d’Ada, iléprouva la satisfaction d’un homme dont la colère, longtempscontenue, peut enfin retomber sur quelqu’un.

– Ah ! tu vas au moins m’expliquerce que cela signifie ! s’écria-t-il, en se levant brusquementet en saisissant Mary par le bras.

– Moi ! répondit la camériste,médiocrement effrayée et cherchant à se dégager de l’étreinte deSaunders, moi ! Est-ce que j’en sais plus que vous !

– Tu n’as pas reconnu cesmasques ?

– Je suis arrivée au moment où ilsdisparaissaient avec madame.

– Ada n’avait pas reçu de lettres dans lajournée ?

– Aucune.

– Ni de visite ?

– Vous savez bien qu’elle ne reçoit quevous.

– Alors tu ne te doutes derien ?

– De rien.

– Ce n’est pas possible. Ta maîtresse ettoi, vous êtes deux coquines !

En disant ces mots, le négociant avaitrepoussé Mary, et, s’étant levé aussi vivement que le luipermettait sa corpulence, il arpentait à grands pas le salon.

Au contraste complètement grotesque quefaisaient entre eux la physionomie bouleversée du gros homme et soncostume de highlander, dont la cotte écourtée laissait voir sesénormes jambes nues, la femme de chambre ne put retenir pluslongtemps son sérieux, et elle éclata de rire, en décriantirrévérencieusement :

– Mon Dieu ! monsieur, que vous êtesdrôle ! Si madame vous voyait, comme elle se moquerait devous !

Furieux de cette apostrophe, qui retournaitcomme à plaisir le poignard dans sa plaie, Saunders se rapprocha del’insolente fille pour la châtier ; mais il comprit sans douteque, par les menaces et la violence, il n’en obtiendrait rien, caril s’adoucit tout à coup et lui dit :

– Voyons, ma petite Mary, sois gentille.Est-ce que je n’ai pas toujours été bon pour toi ? Si tu veuxme dire où est allée madame, je te donnerai cent dollars.

– Vous m’en promettriez mille, monsieur,répondit effrontément la femme de chambre, que je ne saurais vousrenseigner exactement, puisque je ne sais rien moi-même ; maisdonnez toujours les cent dollars, et je vous dirai quelque chosequi vous rassurera.

L’amoureux marchand s’empressa d’extraire dupetit sac de peau qui lui dansait sur le ventre, de sonfillibey écossais, la somme en question et la tendit àMary.

La servante s’en saisit, la glissa dans soncorsage et poursuivit :

– Voyez-vous, monsieur, j’ai idée qu’iln’y a dans toute cette histoire qu’un pari. Vous savez combien degens sont amoureux de madame, mais elle vous aime trop pour voustromper et elle a toujours refusé les plus splendides propositions.Trois de ses adorateurs ont alors voulu se venger d’elle en mêmetemps que de vous, et ils l’ont enlevée. Ça ne les avancera pasbeaucoup, car vous savez si madame est femme à ne faire que cequ’elle veut. On l’a sans doute conduite dans quelque maison duvoisinage, d’où elle saura bien s’échapper si on veut la retenir deforce. Avant midi, elle sera de retour.

– Oui, tu as raison, répondit Saunders,un peu consolé ; ça doit être ça, mais je te jure que lesmauvais plaisants me le payeront. Si j’allais prévenir lapolice ?

– Êtes-vous fou ? Madame serarevenue avant qu’un détective ait même trouvé sa trace. Je neserais pas étonnée s’il y avait du Forster là-dessous.

– Le colonel Edward ?

– Lui-même. Il est fort épris de madame,bien qu’elle n’ait jamais voulu le recevoir.

– Je vais courir chez lui.

– Ce serait absurde, car ce n’estcertainement pas dans sa maison que le colonel a emporté miss Ada.Vous savez bien qu’il est marié et père de famille.

– Que faire alors ?

– Aller vous coucher tout simplement,mais d’abord vous déshabiller. Vous n’avez pasl’intention, je suppose, de vous promener toute lajournée dans ce costume-là.

Mary, pour ne pas éclater de rire une secondefois, se mordait les lèvres jusqu’au sang.

– C’est vrai, fit l’infortuné négocianten jetant les yeux vers une glace qui lui renvoya sa burlesqueimage ; mais tu me feras prévenir dès que miss Ada sera deretour.

– Je vous le promets.

– Alors envoie chercher une voiture.

Il serait impossible de rendre l’accent à lafois désespéré et comique avec lequel Saunders avait prononcé cesderniers mots. Ils disaient assez combien, quelques heuresauparavant, il comptait peu terminer aussi tristement sa nuit. Iln’avait donc pas donné l’ordre à son cocher de venir leprendre.

Mary s’empressa d’expédier un des domestiquesde la maison à la station voisine, et quelques instants après, nonsans avoir fait encore mille recommandations à la jeune fille, lepauvre amoureux se décida, soigneusement enveloppé dans son manteauet en poussant un gigantesque soupir, à se blottir dans le fiacrequi allait le reconduire chez lui.

– Imbécile ! avait murmuré Mary enforme d’adieu en voyant Saunders s’éloigner ; si tu revois tamaîtresse aujourd’hui, j’en serai bien étonnée !

Et sans se préoccuper de ce qui se passait àl’office, où se continuait bruyamment la fête interrompue dans lessalons, la servante rentra dans l’appartement d’Ada Ricard et s’yenferma.

Pendant les scènes que nous venons deraconter, le landau qui emportait la jeune femme avait quitté la23e rue et, tournant à gauche, avait enfilé la1re avenue pour se diriger vers l’est de la ville.

Le silence le plus profond n’avait cessé derégner dans l’intérieur de la voiture, et elle roulait depuis prèsd’une demi-heure lorsque le cocher arrêta tout à coup seschevaux.

Les environs étaient silencieux et noyés dansles ténèbres.

Les deux Indiens qui s’étaient hissés sur lesiège sautèrent sur la chaussée, échangèrent quelques mots avec lemasque auprès duquel était toujours miss Ada, et, s’élançant versune ruelle voisine, disparurent dans la brume.

Le landau reprit sa course et atteignitbientôt les premières maisons de Yorkville, faubourg mal famé oùcroupit, dans de sordides shantees, masures de bois et deboue, toute une population misérable, composée en grande partied’Irlandais.

C’est le repaire des innombrables filous,malfaiteurs et chiffonniers de la grande cité américaine. C’est,attachée à l’un de ses flancs, comme une lèpre inguérissable.

Les honnêtes gens osent à peine se hasarder enplein jour au milieu de cet horrible quartier, qui descend jusqu’aurivage de Est-River, presque en face de l’Île de Blackwell, où setrouvent les prisons et les hôpitaux.

Le hasard semble avoir placé vis-à-vis l’un del’autre, comme par une ironie amère, le point de départ et le pointd’arrivée : la misère et le vice en face de la dalled’amphithéâtre et du lieu de détention.

Parvenue à l’entrée du faubourg de Yorkville,la voiture s’arrêta une seconde fois ; l’homme qui en occupaitl’intérieur descendit, portant dans ses bras la jeune femme àlaquelle il dit, en jurant contre le mauvais temps, qu’ils étaientenfin arrivés ; puis il donna un ordre au cocher, et celui-ci,faisant tourner ses chevaux, reprit au galop la route qu’il venaitde parcourir. Quant à l’inconnu, toujours chargé de son précieuxfardeau, il se dirigea rapidement vers une ruelle dont il n’étaitéloigné que de quelques pas.

L’endroit lui était évidemment familier, car,sans avoir hésité un instant, bien que la nuit fût profonde, ilatteignit une petite maison dont la porte s’ouvrit à sa premièrepression et qu’il referma derrière lui.

Moins d’un quart d’heure plus tard, le mêmepersonnage reparaissait dans la rue, mais, cette fois, il s’étaitrevêtu d’un large caban qui cachait son déguisement et il neportait plus sa compagne.

Celle-ci marchait à ses côtés, choisissant,autant que le lui permettait l’obscurité, les pavés les pluspropres de la chaussée et s’enveloppant soigneusement dans safourrure, car la nuit était glaciale.

Ils cheminèrent ainsi tous deux pendantplusieurs centaines de mètres, sans échanger un seul mot, en sedirigeant vers le fleuve.

Bientôt ils en atteignirent la rive.

Elle était déserte et on n’apercevait sur leEst-River que les panaches enflammés des bateaux à vapeur qui lesillonnent nuit et jour.

L’inconnu descendit jusqu’au bord de l’eau, ydécouvrit le long du quai un petit canot qu’il savait trouver làsans doute, y sauta le premier, puis offrit sa main à la jeunefemme, qui s’embarqua sans hésitation et s’assit à l’arrière,pendant que son compagnon s’emparait des avirons.

Dix minutes après, habilement manœuvré par sonunique rameur, le canot filait en dérivant le long deBlackwell-Island. De là, appuyant sur la gauche, il se dirigea versla rive opposée.

Afin de pouvoir nager à son aise, le matelotimprovisé s’était débarrassé de son caban, et c’était vraimentchose fantastique que cette embarcation, qui, montée seulement parun Indien et par une femme en costume du temps des Incas,traversait à pareille heure ce véritable bras de mer, dont lecourant et la nuit rendaient la navigation doublementdangereuse.

La voyageuse était évidemment inquiète, carelle s’efforçait de sonder le brouillard qui l’entourait. Nepouvant y parvenir, elle finit par demander à soncompagnon :

– Est-ce que nous en avons pour longtempsencore ?

– Pour une demi-heure à peine, réponditcelui-ci en se garant, par un vigoureux coup d’aviron, d’un steamerqui descendait vers New-York à toute vapeur, en crachant la suie etle feu.

– Quelle idée d’avoir pris cechemin ?

– Il n’y en a point d’autre ; lecolonel nous a donné rendez-vous de l’autre côté, à GreenPoint.

– Il était donc bien certain que vousréussiriez ?

– Dame ! il paraît ! Avouez, dureste, amour-propre d’auteur à part, que c’est un enlèvementadroitement exécuté.

– Certes ! mais Saunders sera dèsdemain à notre recherche, et, si bien que vous ayez payé le cocher,comme il le payera plus généreusement encore, cet homme n’hésiterapas à dire où il a arrêté sa voiture.

– C’est le moindre de mes soucis ;car, lors même que ce gros imbécile découvrirait la maison d’oùnous sortons, il n’y trouvera plus personne. Vous pensez bien queje ne vais pas retourner l’y attendre.

– Où le colonel Forster va-t-il meconduire ?

– Ah ! ça, c’est son affaire et lavôtre. Il m’a promis mille dollars si j’enlevais Ada Ricard, dontil est amoureux fou.

– Sans l’avoir vue !

– Suffisamment, à ce qu’il paraît ;j’ai enlevé Ada Ricard, je vais toucher mes mille dollars, le restene me regarde pas.

– Je ne puis cependant rester avec cecostume.

– Oh ! le colonel est un parfaitgentleman ; vous allez trouver chez lui, j’en suis certain,une garde-robe complète. Tenez, voilà les lumières deWilliams-Burgh ; encore dix coups d’aviron et nous seronsarrivés.

On apercevait, en effet, à l’avant du canot,les fabriques éclairées de cet important faubourg de New-York.

Le nageur se courba sur ses rames et, cinqminutes après, l’embarcation accostait la rive de Green-Point.

Avant de débarquer, le mystérieux personnagefit entendre un sifflement aigu. Un autre sifflement lui réponditaussitôt.

– Venez, dit-il à la jeune femme.

Et, sautant sur la berge, il l’aida à mettrepied à terre ; puis, la prenant par la main, il la conduisitvers la route, où brillaient les lanternes d’une voiture.

– C’est vous ? leur demanda tout àcoup un homme en faction le long du mur d’un chantier.

– Nous-même, colonel, répondit l’Indien.Tout s’est bien passé ; miss Ada ne s’est pas troprévoltée.

– Oh ! madame, reprit vivement lecolonel Forster, car c’était lui-même qui était venu au-devant decelle qu’il avait fait enlever, me pardonnerez-vous cetteviolence ?

– Je n’en sais rien encore, monsieur,répondit la jeune femme, mais, pour le moment, je vous déteste.Vous m’avouerez que le procédé est brutal ! C’est un véritablerapt, et au milieu de mes invités qui, les niais, n’ont vu làqu’une plaisanterie de carnaval. D’abord, j’ai eu très peur,maintenant, je suis gelée.

– Rejoignons vite mon coupé ; plustard je m’excuserai et réparerai tous mes torts.

– Comment, votre coupé ! Oùallons-nous donc ?

– À bord de mon yacht, qui nous attend àBrooklyn. Ensuite, où vous voudrez.

– Excepté chez moi ?

– Excepté chez vous, répéta galammentl’officier américain.

En échangeant ces mots, nos trois personnagesavaient atteint la voiture, dont les chevaux piaffaientd’impatience.

Le colonel y fit monter la jolie New-Yorkaise,et, après avoir pris place auprès d’elle, dit au pseudo-Indien, enlui tendant un portefeuille :

– Tenez, voici ce que je vous aipromis ; surtout, pas un mot ! Vous savez que si j’aiSaunders ou la police sur mes talons, c’est à vous que je m’enprendrai ; tandis que si vous êtes discret, j’ai encore lamême somme à votre disposition.

– Comptez sur moi, colonel, affirmal’inconnu ; j’ai tout intérêt à me taire.

Puis, au moment de fermer la portière, ilajouta :

– Dites-moi, miss Ada, n’avez-vous pasquelque commission à me donner pour la 23e rue ?Vos gens sont peut-être inquiets.

– Non, c’est inutile, répondit l’étrangefille ; j’écrirai aujourd’hui même un mot à ma femme dechambre pour lui demander ce dont je puis avoir besoin. J’ai touteconfiance en Mary. D’ailleurs, j’espère bien que le colonel ne vapas me retenir longtemps prisonnière.

L’officier protesta contre cette suppositionen se rapprochant amoureusement de sa compagne.

– Alors, all right ! et bonvoyage ! termina l’Indien en fermant la portière du coupé,dont le cocher enleva immédiatement l’attelage.

Et, regagnant rapidement la berge, il sautadans son canot, qu’il poussa au large, pour reprendre ensuite laroute qu’il avait déjà parcourue quelques instants auparavant.

Pendant ce temps-là, la voiture d’EdwardForster traversait Williams-Burgh et se dirigeait versBrooklyn.

En moins de vingt-cinq minutes, elle atteignitcette seconde ville qui s’étend en face de New-York, de l’autrecôté de l’Est-River.

Le colonel avait employé la route en milleprotestations d’amour auxquelles, seulement peut-être parcoquetterie sa compagne avait répondu à peine.

Lorsque le coupé s’arrêta enfin sur le quai deBrooklyn, il était à dix pas d’un grand yacht qui attendaitévidemment des passagers, car il était sous vapeur.

– Nous sommes arrivés, miss Ada, ditForster ; venez.

Il avait sauté à terre et offrait son bras àla jeune femme pour lui faire franchir la passerelle qui reliait leyacht avec le quai.

– Avez-vous de la pression ?demanda-t-il à l’officier qui s’était présenté à la coupée pour lerecevoir abord.

– Oui, colonel, répondit le marin.

– Alors, débordez de suite. Vous ferezroute vers Staten-Island.

Staten-Island est une petite île, située àl’entrée de la rade de New-York. C’est là que les millionnaires dela grande cité américaine ont leurs maisons de campagne. Pendant labelle saison, c’est une des plus charmantes stations balnéaires dunord de l’Amérique.

Ses ordres donnés, Forster entraîna doucementsa victime, résignée, vers l’escalier qui conduisait dansl’intérieur du bâtiment.

Quelques secondes après, il l’introduisaitdans une cabine spacieuse et délicieusement meublée, et lui disait,en s’agenouillant devant elle :

– Miss Ada, vous êtes encore plus belleque je ne vous rêvais ; dites-moi que vous me pardonnez.

La jeune femme s’était laissée tomber sur undivan et sa fourrure avait glissé de ses épaules. Le colonel ladévorait des yeux.

Edward Forster était un fort beau garçon, eton comprenait aisément la jalousie que ses tentatives auprès de samaîtresse avaient inspirée au gros Saunders.

Âgé de trente-cinq ans à peine, blond, élancé,mais de charpente à la fois élégante et robuste, l’officieraméricain représentait bien cette race anglo saxonne, dont un troppetit nombre de Yankees ont gardé les qualités morales et ladistinction physique.

De plus, il était colossalement riche et l’undes plus remarquables officiers de l’armée fédérale.

C’est là, probablement, et ce que savait saprisonnière et l’effet qu’il produisait sur elle, car ce ne futqu’après un instant de silence qu’elle se décida à lui répondre,mais avec un sourire :

– Je crois, colonel, qu’il est temps denous expliquer. Vous m’avez enlevée, c’est très militaire,maintenant, qu’allez-vous faire de moi ?

– Le bonheur de ma vie ! interrompitForster. Vous savez que je vous adore.

– Cela, c’est entendu ; mais commentvous est venue cette idée extravagante ? Ce ne peut êtresimplement parce que j’ai refusé de vous recevoir.

– Vous n’étiez pas à New-York depuisquinze jours que je vous aimais déjà, et Cornhill, véritable roi deCandaule, faisait bien d’ailleurs ce qu’il fallait pour éveiller lacuriosité de tous et augmenter encore mon amour pour vous. Il étaitde mon club et il ne se passait pas un jour sans qu’il nous parlâtde votre esprit et de votre beauté. C’est de ce moment que datentmes premières démarches pour vous rencontrer ; mais, vous vousen souvenez, c’est à peine si, à trois ou quatre reprisesdifférentes, je pus vous entrevoir et vous parler pendant quelquesinstants. Lorsque Cornhill mourut, j’étais absent de New-York,j’avais été envoyé en mission dans la Louisiane, mission que jemaudis à mon retour, quand j’appris que vous aviez été libre et quevous ne l’étiez plus. Chercher querelle à Saunders, qui n’est pasde mon monde, m’eût rendu absolument ridicule.

– De plus, vous êtes marié et aviez peurdu scandale.

– C’est vrai ! Ne sachant alors quefaire, car je sentais que chaque jour je vous aimais davantage,j’allais certainement me décider à quelque folie, puisque vous nerépondiez pas à mes lettres et que votre porte me restaitimpitoyablement fermée, lorsqu’un matin, un homme que je neconnaissais pas vint me proposer de vous enlever et de vous amenerici, à bord de mon yacht. J’avoue que je ne m’inquiétai pas uninstant de la façon dont cet individu avait appris ma passion pourvous ; je ne vis que le but à atteindre. Il me parla avec unetelle assurance que j’acceptai ses offres ; nous convînmes denos faits et gestes, je lui promis une certaine somme d’argent s’ilréussissait et une somme égale s’il se taisait. Il a réussi :voilà comment nous descendons en ce moment l’Est-River et pourquoije suis à vos genoux, vous demandant pardon et vous priant dem’aimer un peu.

– Nous en reparlerons.

– J’ai obtenu du ministre de la guerre uncongé de trois mois et j’ai prévenu ma famille que je m’absentaispour faire une excursion dans le Sud ; nous sommes libres, parconséquent, pour aussi longtemps que vous le voudrez.

– Ce plan est parfaitement combiné ;il n’y manque plus que mon approbation.

– Il est bien tard pour me larefuser.

– Le croyez-vous ?

– Je l’espère.

– Et ce pauvre Saunders ?

– Oh ! je vous en supplie, neprononcez pas ce nom.

– Vous savez qu’il vous tuera, lorsqu’ilapprendra ce qui s’est passé.

– Ce ne serait un malheur que s’il metuait avant que j’aie été heureux.

La courtisane ne tint pas contre cettechevaleresque boutade du colonel ; aussi lui répondit-elle, enlui tendant ses deux petites mains, qu’il pressa vivement dans lessiennes :

– Allons, je suis vaincue. Touchezlà ; on ne fait ni plus brusquement ni plus galamment leschoses. Seulement je ne puis rester dans cette toilette decarnaval.

La coquette fille, en se dépouillantcomplètement de sa fourrure, se fit voir dans toute la richesse desa luxuriante beauté.

– J’ai prévu cela, répondit le colonel ense relevant, complètement ébloui ; vous avez là – il luiindiquait une cabine dont la porte était entr’ouverte – tout cequ’il vous faut. S’il vous manque quelque chose, nous pourronsenvoyer demain un de mes gens à New-York.

– Décidément vous êtes charmant, réponditla jeune femme avec son plus gracieux sourire. À tout àl’heure !

– Moi, en vous attendant, je vais donnerl’ordre qu’on nous serve à souper. Vous devez mourir de faim.

– Ma foi, oui ! Vous n’oubliezrien.

Et la charmeuse disparut dans la cabinevoisine, mais non sans s’être laissé prendre un baiser aupassage.

Moins d’un quart d’heure plus tard, ellerevenait enveloppée dans une ravissante robe de chambre de soiebleue ; les deux amoureux prenaient place l’un près de l’autreà une table délicatement servie, et le colonel Forster, follementépris, préludait à son repas de fiançailles par un toast passionnéà la beauté de sa passagère.

Le yacht filait à toute vapeur vers la granderade, et pendant ce temps-là le malheureux Saunders, qui avaitréintégré son domicile légal et dépouillé son uniforme dehighlander, se désespérait en se demandant ce que pouvait êtredevenue sa bien-aimée miss Ada Ricard.

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