La Femme de cire

Chapitre 8SOUS LE WHARF 32

Harris Burnett, qui n’était autre qu’un agentmis par M. Kelly aux ordres de William Dow, avait exactementsuivi les instructions de ce dernier.

Après être arrivé sur les pas de James Gobsonjusque sur le seuil de sa villa, il avait passé par la grille de lamaison voisine, était venu se blottir contre la porte decommunication et, au coup de feu, il s’était élancé au premierétage, où il s’était empressé de prêter main forte à ses chefs.

Malgré le courage et la vigueur du capitaineet du détective, ce renfort n’était pas de trop, car James Gobson,fou de colère, devenait difficile à contenir. Il écumait, poussaitdes cris horribles, lançait contre sa femme d’épouvantablesmalédictions, se roulait sur le parquet et, à défaut d’autresarmes, se servait de ses dents comme une bête fauve.

Cependant, ses trois adversaires parvinrent às’en rendre maîtres, et il fut bientôt si solidement garrotté etbâillonné qu’on eût pu, sans danger, le laisser seul.

Quand à Ketty Bell, elle s’était affaissée surle chevet du lit et sanglotait.

– Madame, lui dit William Dow, je suisobligé de vous mettre en état d’arrestation, mais je vousrenouvelle la promesse que je vous ai faite : je parlerai devous à vos juges de telle sorte qu’en raison de votre franchise etdes services que vous nous avez rendus, ils auront pour vous toutel’indulgence possible.

– Ah ! faites de moi ce que vousvoudrez, monsieur, répondit la jeune femme.

– M. Young va vous accompagner chezmoi, afin que vous puissiez reprendre vos vêtements ; il vousramènera ensuite ici, où vous vous reposerez quelques heures. Nouspartirons pour New-York par le premier train du matin.

Mistress Gobson prit docilement le bras deYoung, car, sans cet appui, elle n’aurait pu se soutenir, et ellesortit de la chambre sans oser jeter un regard en arrière.

Quant à Saunders, son amour pour miss Adaétait revenu et il pleurait, toujours agenouillé auprès du lit.

William Dow le força de se relever et leconduisit dans le boudoir afin de l’arracher, autant que possible,à ses tristes souvenirs, en l’éloignant de cette statue qui luirappelait si cruellement le passé.

Le capitaine et mistress Gobson revinrent unquart d’heure après.

Épuisée, la jeune femme se laissa tomber surune chaise-longue, en se cachant la tête dans ses deux mains.C’était un singulier tableau que présentait cette chambre à coucherélégante et mystérieuse, nid d’amour et de volupté transformé en unchamp de combat. Celui dont l’intelligence en avait fait aussirapidement le théâtre de sa justice la parcourait du regard avec unjuste orgueil.

D’un côté, mistress Gobson, qui peut-êtrepleurait plus encore ses rêves évanouis qu’elle ne craignait laréalité ; d’un autre, réduit à l’impuissance, le misérable quiavait été vaincu par les mêmes armes dont il s’était servi.

– Burnett, dit William Dow à l’agentaprès quelques instants de silence, surveillez cet homme ;nous reviendrons dans un instant.

Et laissant alors le prisonnier et sa femmesous la garde de Burnett, William et le chef des détectivesenlevèrent la Femme de Cire et la reportèrent dans la villavoisine, sur le même divan où Ketty Bell l’avait aperçue.

– Maintenant, Young, dit William Dow àson ami, retournez auprès de Gobson ; dans quelques minutesj’irai vous rejoindre.

Le capitaine obéit et le détective monta chezmiss Jane.

La jeune fille était pâle et tremblante ;ainsi que sa gouvernante, elle avait entendu le coup de feu tirédans la maison voisine, et elle se demandait s’il n’était pasarrivé quelque malheur à son ami.

En l’apercevant elle jeta un cri de joie ets’élança dans ses bras.

– Venez, ma chère enfant, lui dit-il, etvous aussi, mistress Vanwright ; j’ai une explication à vousdonner.

Et, précédant l’institutrice et l’élève qui lesuivaient sans comprendre ce dont il s’agissait, il les conduisitdans son cabinet de travail.

À la vue de cette femme à demi nue sur undivan, miss Jane fit un pas en arrière.

– Non, ne craignez rien, dit-il, en luiprenant la main ; approchez, au contraire. Voici, Jane, lamistress Gobson que vous avez aperçue dans un jour de curiosité. Cen’est que la statue de miss Ada Ricard, la victime de ce mystérieuxattentat dont j’ai enfin découvert l’auteur.

Honteuse de savoir William aussi bien instruitde l’indiscrétion que sa jalousie lui avait fait commettre, lajolie enfant baissa la tête en rougissant ; mais elle lareleva bientôt pour arrêter sur son ami un long regard dereconnaissance et de bonheur, et elle murmura un :« Pardon ! » que celui qu’elle aimait paya aussitôtd’un sourire et d’une affectueuse caresse.

Puis, après avoir averti miss Jane et sagouvernante qu’il allait s’absenter pendant quelques jours, il lespria de remonter dans leur appartement et s’en fut rejoindre ceuxqui l’avaient aidé à l’accomplissement de son œuvre de justice.

Young et Burnett avaient traîné James Gobsoncontre la muraille et, par humanité, lui avaient glissé sous latête un coussin. Le misérable écumait de rage ; ses yeuxétaient injectés, mais il ne cherchait plus ni à crier ni à sedébattre.

Le capitaine et l’agent le veillèrent à tourde rôle pendant le reste de la nuit, et au point du jour WilliamDow courut chez le chef de la police de Boston pour le mettre aucourant de ce qui s’était passé et pour réclamer son aide, afin depouvoir transporter sans nul retard le prisonnier à New-York.

Ce fonctionnaire, auprès duquel notre hérosétait accrédité, donna immédiatement les ordres nécessaires et,vers midi, sans que la scène de la nuit précédente fût connue àPrairie-Fields, car Young avait consigné les domestiques à lamaison, James Gobson était transporté en chemin de fer et embarquésous la garde de Burnett, à qui on avait adjoint deux agents deBoston.

L’assassin était plus calme, mais ce qu’onsavait de son passé ordonnait de se défier constamment de lui.Aussi lui avait-on laissé les menottes, en lui promettant qu’aupremier cri, à la première tentative de révolte, on lui lierait lesjambes et on le bâillonnerait de nouveau.

Young prit place dans un compartiment réservéavec mistress Gobson, qui d’ailleurs était résignée à sonsort ; et William Dow, après avoir télégraphié à Kelly, montadans un coupé avec le gros Saunders, dont l’esprit était, denouveau, singulièrement ébranlé.

Le voyage se fit sans nul incident. À huitheures du soir, le même jour, tous nos personnages arrivèrent àNew-York.

La première figure que William reconnut sur lequai fut le visage épanoui du gros Kelly. Il était accompagné deMM. Mortimer et Davis, qu’il avait fait prévenir.

Inutile de dire comment ces messieurs reçurentl’habile détective. James Gobson était pris, c’était làcertainement le plus important ; mais ils étaient avides deconnaître les détails de cette capture. Aussi pressèrent-ilsWilliam Dow d’interrogations.

– Pardon, messieurs, leur réponditcelui-ci en souriant ; occupons-nous d’abord du prisonnier, ouplutôt des prisonniers ; nous causerons ensuite.

Le chef de la police fit évacuer la gare, et,dès que la foule eut disparu, Gobson et Ketty Bell descendirent àleur tour de leur compartiment.

James Gobson avait renoncé à toute résistance,mais il était sombre, et il serait impossible de rendre le coupd’œil qu’il jeta sur sa femme. Celle-ci se soutenait à peine. Ondut la transporter dans la salle d’attente.

Quant à l’assassin, après que son identité eutété constatée, il monta dans la voiture spéciale qui l’attendait,et M. Kelly ordonna à Young de le conduire immédiatement à laprison de Blackwell. Il devait rester là jusqu’au moment decomparaître une seconde fois devant la cour criminelle.

Nos lecteurs se souviennent que cette prisonde Blackwell s’élève sur l’île de ce nom, dans le North River,presqu’en face du faubourg de Yorkville, où s’est passée l’une despremières scènes de ce récit.

Le brave Saunders qui, lui aussi, avait mispied à terre, ne savait trop que devenir, lorsque William Dow luidit :

– Mon cher monsieur, retournez chez vous,remettez-vous à vos affaires et ne songez à tout ce drame que commeà un mauvais songe, jusqu’au jour où la justice aura besoin devous. Mais, d’ici là, j’irai vous voir.

Et serrant la main que le gros homme luitendait en soupirant, le détective s’en fut rejoindreMM. Kelly, Davis et Mortimer qui l’attendaientimpatiemment.

Ils avaient décidé que, vu son état de santéet en raison du service qu’elle avait rendu à la justice, mistressGobson resterait en liberté provisoire, mais sous la surveillancede deux agents, et la jeune femme était déjà partie pour len° 17 de la 23e rue.

Toute choses ainsi réglées, M. Kellyemmena bien vite William Dow à l’office central.

Il avait hâte, ainsi que MM. Mortimer etDavis, de connaître les moindres détails de cette chasse aucoupable, qui n’avait pas duré moins de trois mois et s’était siheureusement terminée.

Notre héros la leur raconta tout entière,depuis son excursion à Jefferson et chez les Sioux en compagnie deYoung et de Saunders, jusqu’à son voyage à San-Francisco pour yretrouver les traces de Ketty Bell, et son autre voyage à laNouvelle-Orléans, où il s’était procuré l’extrait de baptême desdeux sœurs jumelles.

Ensuite, il conduisit ses auditeurs,émerveillés de cette énergie, à Boston, et les fit assister à sesscènes d’amour avec mistress Gobson ; puis, terminant par lerécit du drame de la précédente nuit, il dit à Kelly qui luiserrait les mains à les lui briser :

– Eh bien, avais-je raison, ai-je tenumon serment ?

– Vous êtes un homme admirable, mon cherDow, répondit le chef de la police. Mais comment diable vous sontvenus vos soupçons ? Maintenant vous pouvez bien le dire.

– Certes oui ; d’ailleurs, rienn’est plus simple ni moins mystérieux. Je dois d’abord vous avouerque j’avais en ma possession certain rapport de votre rivalRobertson qui renfermait des renseignements précieux. Ah ! sesagents sont habiles !

– Ils n’ont pas de peine à l’être plusque ce grand niais de Young, observa M. Kelly en haussant lesépaules.

– Soit ! poursuivit William Dow.J’avais donc ce rapport, et, tandis que, dans le vôtre, on perdaitla trace de miss Ada à l’entrée de Yorkville, dans celui deRobertson, au contraire, on signalait cette malheureuse sur leyacht du colonel Forster, à Staten-Island, soixante-douze heuresavant le jour où a été trouvé, devant Shakespeare-Tavern, lecadavre de la femme noyée.

« Saunders m’avait bien raconté qu’à lasuite d’un abordage une embarcation que montaient le colonel etmiss Ada avait chaviré et que cette dernière s’était noyée ;mais j’interrogeai les meilleurs marins de la rade ; je fismoi-même des expériences avec des objets flottants, et tout entenant compte des courants sous-marins, j’obtins la certitudepresque complète qu’un corps humain n’avait pu être ramené en aussipeu de temps de Staten-Island dans le haut de la rivière. Du reste,rien n’était moins certain que les suites funestes de l’accidentdont s’accusait Saunders. Je conclus de là, ou que miss Ada nes’était pas noyée à Staten-Island, ou que, si elle avait péri dansces parages, son corps ne pouvait avoir été ramené par le courantjusqu’au wharf 32. Donc, la femme qui se trouvait dans la yole deForster n’était pas miss Ada, bien que l’agent de Robertson quiavait sa photographie, l’unique que possédât Saunders, l’eûtreconnue à bord du Gleam. À moins qu’il n’y eût deuxfemmes sur le yacht, mais le colonel n’a parlé que d’uneseule : de miss Ada qu’il avait fait enlever.

– C’est parfaitement raisonné !

– Il y avait donc, soit près du colonelForster, soit noyée à Staten-Island, une femme qui était ou n’étaitpas miss Ada, au moment même où gisait au fond de Est-River unefemme qu’on allait reconnaître bientôt pour être également miss AdaRicard. Cette coïncidence était trop étrange, trop complète, tropinvraisemblable, pour qu’elle ne me conduisît pas immédiatement àpenser que j’étais en présence d’un crime admirablement combiné,d’une substitution de personne. Or, comme ce n’était pas à une Adavivante qu’on avait pu substituer une Ada morte, car où eût été lebut ? c’était donc à une Ada morte qu’on avait substitué uneAda vivante.

– Très juste, monsieur Dow, trèsjuste ! dirent les magistrats s’inclinant devant cettelogique.

– Ce premier raisonnement, continua ledétective, m’amena tout naturellement à supposer que c’était bienJames Gobson, le mari jaloux, qui avait conduit au colonel Forsterune femme, mais non pas miss Ada, sa femme, qu’il avait vendue à unamant. Ce ne pouvait être qu’une autre femme ; et, puisquej’admettais que c’était lui le ravisseur, ce devait être luil’assassin.

« Quant à l’heure où le crime avait étécommis, rien n’était plus facile à préciser : c’était dans lavoiture même, puisque dans le canot avec lequel James Gobson atraversé Est-River se trouvait une seule femme et que cette femmeétait vivante. L’officier de quart du Libérial’a entenduejeter un cri de frayeur lorsque le steamer a failli la fairechavirer.

« Ce que m’a dit plus tard Ketty Bell, lafausse miss Ada, m’a prouvé que j’avais raisonné juste et m’a toutà fait fixé sur le lieu et le moment du crime, Gobson a asphyxié savictime dans la voiture même, et, s’il a prononcé les motsrapportés par le cocher Katters, cela n’a rien d’étonnant, sonhabileté étant connue : il voulait que cet homme pût affirmerun jour, si cela devenait nécessaire, que miss Ada vivaitlorsqu’elle a quitté la voiture, mais elle était morte. Ketty Bellattendant James Gobson dans une maison de Yorkville, le meurtriern’aurait jamais commis la maladresse d’introduire dans cette maisonune femme vivante qui aurait pu crier, appeler à son secours,trahir sa présence enfin, et faire craindre, à celle qui allait laremplacer, de se rendre complice d’un assassinat. Mais, Ada morte,il l’a déshabillée à son aise, lui a enlevé tous ses bijoux, saufle bracelet d’or que nous avons retrouvé chez les Sioux et qu’un deces Indiens a sans doute ramassé sur le pas de la porte de la jeunefemme, qui l’aura laissé tomber au moment de son enlèvement ;puis, tout cela fait, Gobson a revêtu Ketty Bell des vêtements desa victime, il a conduit la fausse miss Ada à Forster et est revenuaccomplir le dernier acte de son forfait : c’est-à-dire qu’ila emporté le cadavre, s’est embarqué de nouveau avec lui et l’ajeté à l’eau, après lui avoir attaché ce baril de goudron qu’il atrouvé dans son embarcation ou qu’il a volé, peu importe !

« Lorsque, plus tard, après avoir échappéà la potence, malgré Ketty Bell, qui eût été ravie de le trouverpendu, James Gobson épousa cette femme, ce fut tout à la fois pouravoir sa part de la fortune de miss Ada et pour s’assurer dusilence de sa complice. Mistress Gobson ne pouvait dénoncer sonmari sans se perdre elle-même ! Ce mariage seul eût suffi pourme donner l’éveil. Est-ce que c’était féminin, ce que faisait làcelle qu’on croyait la première épouse de Gobson ? Miss Adaeût laissé pendre son mari, car elle le craignait, et, l’eût-ellesauvé, qu’elle ne serait jamais redevenue sa femme. Entre Gobson,qui se serait souvenu, et Saunders, qui ne demandait qu’àpardonner, elle n’aurait pas hésité.

« Voilà, messieurs, comment les choses sesont passées ; vous savez le reste.

– Vous êtes un policier étonnant, moncher Dow, s’écria le gros Kelly au comble de l’enthousiasme.

– C’est peut-être beaucoup dire, repritWilliam en souriant, mais ce qui est plus certain, c’est que jesuis un homme et, comme tel, je n’en puis plus. Je vous demanderaidonc, ainsi qu’à ces messieurs, la permission de rentrer chez moi.Voilà quarante-huit heures que je ne me suis mis sur un lit.

– Certes oui, mon ami ; un seul motencore. Puisque vous saviez tout cela, pourquoi n’avez-vous pastout simplement arrêté ce Gobson, sans vous donner la peined’amener cet épisode dramatique de Prairie-Fields ?

– Cher monsieur Kelly, je vais vousl’expliquer, mais je suis certain que MM. Mortimer et Davis,qui sont des jurisconsultes, ont déjà deviné.

Les deux magistrats s’inclinèrent en souriantet le détective poursuivit :

– Acquitté et réhabilité par la courcriminelle, Gobson ne pouvait plus être poursuivi pour le mêmecrime, si évident que fut devenue sa culpabilité, lors même qu’ilaurait tout avoué. Or, moi, William Dow, je m’étais juré que cethomme serait puni parce qu’il avait assassiné miss Ada, et je lalui ai fait assassiner une seconde fois. En frappant de son couteaucette statue de cire qu’il a prise pour sa femme, James Gobsons’est rendu coupable d’une tentative de meurtre dont l’effet n’aété suspendu que par une circonstance indépendante de sa volonté.Il est donc justiciable de la cour criminelle et comme je levoulais, ce meurtre a été tenté réellement sur miss Ada.Comprenez-vous, maintenant ?

– My God, mon cherami, fit le chef de la police en se levant, je ne suis qu’un niaiscomme ce stupide Young ; et vous, vous…

– Moi, j’ai tout simplement tenu mapromesse envers vous et le serment que je m’étais fait à moi.

MM. Mortimer et Davis joignirent leursfélicitations et leurs remercîments à ceux de Kelly et, comprenantque William Dow avait besoin de repos, ils lui rendirent laliberté.

Le lendemain, cela se conçoit aisément, il nefut question à New-York que de la nouvelle arrestation de JamesGobson ; car les journaux, exactement renseignés par lesordres du chef de la police, purent satisfaire complètement lacuriosité de leurs lecteurs, en leur racontant les moindrescirconstances des événements qui s’étaient passés à Boston.

Le mystère dont était resté enveloppél’assassinat d’Ada Ricard était enfin dévoilé ; cet horriblecrime allait donc être puni ! La conscience publique étaitsatisfaite, et Kelly qui, depuis la réhabilitation de James Gobson,avait perdu tant de terrain auprès de ses électeurs, était en passede devenir un grand homme. Car, si tout avait été dit sur le dramede Prairie-Fields, le nom de William Dow était resté secret ;il l’avait exigé.

Seuls, les adversaires politiques du chef dela police étaient désespérés ; et le chef de l’agenceRobertson brothers and C°, qui s’était mis sur les rangs pour leParlement, comprenait qu’il n’avait plus nulle chance desuccès.

Les partisans de Kelly profitèrent si bien del’événement que, au fur à mesure que le jour des électionsapprochait, la victoire du chef de la police devenait pluscertaine.

Pendant ce temps-là, MM. Davis etMortimer instruisaient le procès de James Gobson qui était toujoursà la prison de Blackwell, en attendant qu’il fût transféré auxTumbs, mais seulement quelques jours avant sa comparution devant lejury.

Ketty Bell avait renouvelé ses aveux devantles magistrats instructeurs, et l’audience avait été fixée aulendemain des élections, lorsqu’un matin le capitaine Young seprécipita comme une avalanche dans le cabinet du gros Kelly, ens’écriant :

– Ah ! monsieur, quelmalheur !

– Quoi ? demanda le chef de lapolice.

– James Gobson s’est noyé.

– Comment, noyé ?

– Oui, au moment où il traversait lapasserelle pour embarquer à Blackwell sur le bateau de service quidevait l’amener aux Tumbs, il a bousculé ses gardiens et s’est jetéà l’eau en entraînant un de ces malheureux.

– Et cet homme a égalementdisparu ?

– Non, heureusement, on l’a sauvé ;mais on n’a pu repêcher Gobson.

– C’est dommage, car j’aurais eu vraimentplaisir à le voir au bout d’une corde ; mais qu’y faire ?A-t-on sondé la rivière au moins ?

– On y travaille toujours.

– Eh bien ! qu’on cherche, et, si ontrouve le corps de ce chenapan, vous l’enverrez àBellevue-Hospital, au docteur O’Nell. Il servira au moins à quelquechose après sa mort.

Ces mots prononcés, Kelly congédia lecapitaine, qui ne comprenait pas la philosophie avec laquelle sonchef prenait le suicide de James Gobson.

C’est que l’honorable fonctionnaire s’étaitimmédiatement fait cette réflexion ; que l’assassin se seraitlivré devant ses juges à des révélations qui auraient pu mettre enlumière William Dow et réduit à fort peu de chose son rôle à lui,Kelly. Il était donc enchanté que l’accusé eût disparu.

Il restait bien Ketty Bell, mais il savaitqu’en promettant l’indulgence de la cour à la jeune femme, elle nedirait que ce qu’il voudrait.

Néanmoins, à la nouvelle de ce suicide, ledésappointement fut général et les adversaires du chef de la policetentèrent d’en profiter, mais l’élan était donné et le jour del’élection fut, pour le gros Kelly, un jour de triomphe.

William Dow était dans son cabinet lorsqu’onvint lui annoncer le résultat du scrutin. Il était élu avec vingtmille voix de plus que la dernière fois.

– C’est à vous que je dois cettevictoire, mon cher ami, dit-il au détective en l’embrassant aveceffusion ; comment pourrai-je vous prouver mareconnaissance ?

– En me fournissant le plus tôt possiblel’occasion d’être utile, répondit William avec un triste sourire.En faisant vos affaires, je fais aussi les miennes.

– Ah ! oui ! ce mystère devotre vie, mystère dans lequel la jolie et charmante miss Jane doitjouer un rôle. Voyons, quand aurez-vous assez de confiance en monamitié pour me juger digne d’être votre confident ?

– Plus tard, mon cher Kelly, plus tard.Jane est rentrée à New-York avec sa gouvernante, mais je vais lafaire voyager, car elle est souffrante. Je vous dirai un jour quellien terrible m’attache à cette chère enfant, pour laquelle jedonnerais ma vie et que je fais souffrir, hélas ! d’un malqui, pour tout autre que moi, serait une joie immense, car ilpourrait la guérir.

Fort intrigué par ces paroles que soninterlocuteur avait prononcées avec un accent plein de tristesse,M. Kelly allait peut-être insister pour avoir la clef de cetteénigme, lorsque, après s’être fait annoncer, le capitaine Youngparut.

– Monsieur, dit-il à son chef, aprèsavoir serré la main de son visiteur, on vient de retrouver le corpsde Gobson.

– Ah ! fit le fonctionnaire ;où ça ?

– Sous le wharf 32, en face deShakespeare-Tavern.

– Sous le wharf 32, s’écria William Dow.Eh bien, mes chers amis, avais-je raison en affirmant qu’Ada Ricardavait été jetée à l’eau à la hauteur de Blackwell et de ce côté dela rivière ? On dirait que le ciel lui-même a voulu fournir lapreuve de ma démonstration. Tombé dans le fleuve à peu près àl’endroit où il y a précipité sa femme, James Gobson, et,remarquez-le, après le même intervalle de temps, James Gobson areparu juste là où le cadavre de la malheureuse a été découvert,sous le wharf 32.

– C’est prodigieux ! exclamaM. Kelly.

Quant au terrible Young, il ne trouvait pas unmot pour exprimer sa pensée ; seulement ses regards disaientassez que son admiration de jadis pour l’intelligent détectiveétait devenue de l’enthousiasme.

Quelques jours après cet entretien, Ketty Bellcomparut seule devant la cour criminelle, car la femme de chambre,Mary, qu’on supposait bien complice de Gobson, restait introuvable,mais la jeune femme ne fut traduite devant le jury que sous lasimple accusation de complicité de vol, et ses juges, quin’ignoraient pas le service qu’elle avait rendu à la justice, ne lacondamnèrent qu’à une année d’emprisonnement.

Quant à ce qui restait de la fortune de missAda ou plutôt d’Anna Bell, elle alla à son père, qui vivait encoreà cette époque.

Six mois plus tard, à la demande deM. Kelly, Ketty Bell fut graciée et entra comme demoiselle decomptoir, à New-York même, dans un café dont elle fit la fortune enmoins d’un an, parodiant ainsi, sans s’en douter, le rôle qu’ajoué, sous le règne de Louis-Philippe, Nina Lasave, la maîtresse deFieschi, qui trôna au café du Vaudeville après l’exécution de sonamant.

Puis, mise en goût par son succès de l’autrecôté de l’Océan, la toujours jolie mistress Gobson vint tenterfortune à Paris, où nous l’avons rencontrée chez le directeur del’une de nos scènes d’opérette qui a failli l’engager. C’eût été làévidemment une great attraction, mais l’imprésario n’a pasosé risquer l’aventure, et la belle Américaine a disparu.

Peut-être se retrouvera-t-elle un jour avec legros Saunders, qui, après avoir conservé chez lui pendant quelquessemaines la Femme de Cire, en a fait un jour le sacrifice en faveurdu musée de Barnum… et s’est consolé avec une danseuse de sesamours tragiques d’autrefois.

Quant à William Dow, il resta l’ami etl’auxiliaire de M. Kelly jusqu’à l’époque où se produisit danssa vie un événement que nous raconterons un jour, événement qui luipermit de reprendre enfin dans le monde la place qu’une horribleaventure, suivie d’un serment, lui avait fait abandonner.

FIN.

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