La Femme de cire

Chapitre 5SHAKESPEARE’S TAVERN

L’enseigne de cette taverne n’était pasprécisément orthographiée ainsi que nous l’indiquons en tête de cechapitre ; Shakespeare y était écrit en deux mots, ce quifaisait que si elle rappelait le célèbre poète tragique anglais auxrares lettrés qui franchissaient le seuil du cabaret, elle nevoulait dire que la « taverne de l’Épieu agile » auxmatelots, gardiens de wharfs, débardeurs et autres gens decatégories moins recommandables encore, les habitués ordinaires decet assez mauvais lieu.

Située sur le quai, dans South street, en facede Brooklyn, cette taverne était admirablement placée au point devue de la clientèle. De plus, la police la voyait d’assez bon œil,car les rixes, les détonations de revolver et les scènes violentesy étaient moins fréquentes que partout ailleurs.

Cela tenait à ce qu’elle était administrée pardeux gaillards, qui n’avaient besoin de personne pour maintenir ouramener le bon ordre dans leur établissement : les honorablesThomas Bright et Davidson, deux des plus célèbres boxeurs desÉtats-Unis, jadis adversaires acharnés et maintenant excellentsamis et associés, tant il est vrai que la paix la meilleure estcelle qui se fait entre gens qui se sont battus.

Après s’être réciproquement cassé les dents etadministré les plus terribles black eyes – enfrançais : yeux noirs – Thomas Bright et Davidson s’étaientdit qu’ils avaient fait assez pour le public et leur réputation,mais trop peu pour leur fortune ; et, réunissant leurséconomies, ils avaient fondé Shakespeare’s tavern, quidevint bientôt le plus achalandé des bouges de ce genre.

L’établissement se composait aurez-de-chaussée d’une grande salle garnie de lourdes tables et debancs solidement scellés dans la muraille et au sol, afin qu’ils nepussent se transformer en armes meurtrières entre les mains desivrognes, puis d’un gigantesque comptoir avec sa carapace d’étainet son armée de pintes de même métal.

C’était là que se groupaient la clientèleflottante, les passants, les intrus, ceux enfin qui n’étaient pasinitiés aux délices du oysters-room – salledes huîtres – où on ne parvenait qu’en glissant le long d’unescalier doublement dangereux, car les marches en étaient humideset il y régnait, même en plein jour, une obscurité presquecomplète.

Dès les premiers pas sous la voûte de cettecrypte, on était saisi à la gorge par une atmosphère épaisse etchaude, chargée de mille émanations diverses, et les yeux neparvenaient qu’après quelques instants à percer le brouillard épaisque formait, au pied de l’escalier, l’air qui cherchait, en raisondes lois physiques, à se renouveler au dehors.

Cette seconde salle était moins sommairementmeublée que celle du rez-de-chaussée. Il s’y trouvait des tables etdes chaises mobiles, un immense buffet chargé de viandes et desalaisons, puis, au dessus d’un énorme fourneau, un gril de tailleà recevoir un bœuf tout entier.

Le sol était macadamisé et les murs, jadisblancs, étaient devenus noirs, sauf aux endroits où, grâce aucontact des épaules, ils apparaissaient presque gris et illustrésde dessins primitifs et de devises que nous pensons inutile detraduire.

Une douzaine de becs de gaz, noyés dans lafumée comme des nébuleuses dans la brume, éclairaient tant bien quemal, mais plutôt mal que bien, ce sous-sol, que les clients intimesenvahissaient dès que leur journée était finie.

Au moment où nous prions nos lecteurs de noussuivre dans l’oysters-room de Shakespeare’stavern, c’est-à-dire quarante-huit heures après latriste expédition de Willie Saunders à Staten-Island, la chambréeétait encore complète, bien que la nuit fût fort avancée.

Mais l’atmosphère humide et froide chassait duquai tous les travailleurs dont la présence n’y était pasindispensable ; il n’y était resté que les maraudeurs.Certains gardiens de wharfs eux-mêmes avaient déserté leurspostes.

De plus, çà et là, on reconnaissait, autour detables couvertes de verres de gin brûlant, des matelots de tous lespays, qui attendaient l’heure de rentrer à bord.

Un de ces groupes avait si victorieusementlutté contre l’intempérie du dehors qu’il y régnait une bruyantegaieté. C’étaient les matelots du Fire-Fly, qui faisaientgaiement passer de leurs poches dans le comptoir de Thomas Brightet de Davidson les dollars du pauvre Saunders : le prix deleur silence.

– Allons ! encore une tournée, ditl’un des marins, en frappant bruyamment sur la table. Garçon, duwhisky, et du bon !

– Non, observa son voisin, c’est assezpour aujourd’hui, il y a deux heures que nous devrions êtrerentrés. Que diable ! il fera jour demain. Tu es ivre,James !

– Ivre ! riposta ce dernier. Ehbien ! Charly, après ? Le gros homme ne nous a pas donnécent dollars à chacun pour nous faire des rentes !

– C’est tout au moins pour nous taire,riposta vivement Charly. Or, manquer à sa parole n’est pas d’un bonmatelot américain.

Les deux autres marins approuvèrent du regardet du geste, en désignant les tables voisines d’où les autresclients de Shakespeare’s tavern pouvaient entendre.

– Allons ! suffit ! grondaJames ; on sera muet comme un cachalot ; mais j’aisoif.

Et attrapant au passage un des garçons, il luiintima l’ordre d’apporter quatre verres de whisky.

Le mieux, pour les amis de l’ivrogne, était decéder. Ils firent donc signe au domestique de se hâter de lesservir, mais ils se levèrent et Charly murmura :

– Et si, pendant que nous flânons, onvole à bord comme on a volé Toby l’autre nuit sur son wharf,pendant qu’il était à boire au lieu de surveiller sesmarchandises ?

– De quoi ! hurla un grand gaillardenveloppé de toile cirée de la tête aux pieds ; de quoi ?Toby volé ! C’est son voleur qui a été volé !

– Comment donc ? s’écrièrent lesmatelots.

– Eh ! sans doute ! au lieu deprendre un baril d’eau-de-vie, comme il en avait sans doutel’intention, il a enlevé un baril de goudron ! S’il ne lui apas collé aux pattes, il a dû le jeter à l’eau ! À la santé decet imbécile, quoiqu’il m’ait fait donner mon compte. Je m’enmoque, car je me suis rapproché de Shakespeare’s tavern. Or, c’estplus gai ici que dans le haut de la rivière.

Et, après avoir bruyamment trinqué avec leshommes du Fire-Fly,le gardien du wharf, car c’étaitlui-même, avala d’un seul trait son verre de gin !

– C’est égal, je n’ai pas confiance,reprit Charly ; depuis quelque temps c’est une véritable rafleà bord et le long du fleuve. Allons, en route, mesgarçons !

En disant ces mots, le marin avait pris sousson bras celui de James et il l’entraînait vers l’escalier.

Toby les suivit.

Ils arrivèrent ainsi sur le quai, l’unpoussant l’autre.

Le jour commençait à poindre, mais la rivièreétait encore enveloppée dans la brume. Les mâtures des bâtiments àl’ancre s’esquissaient indécises au-dessus de leurs coquesinvisibles. On eût dit qu’elles étaient suspendues dansl’atmosphère.

Le canot du Fire-Fly était amarré àl’un des pilotis du wharf dont Toby était le gardien depuisseulement deux jours.

– Embarquons, garçons, dit Charly enhâlant la yole.

– Tiens ! qu’est-ce que c’est queça ? demanda tout à coup Toby, qui s’était avancé sur le borddu quai et désignait de la main un objet flottant que le remous ducanot avait poussé jusqu’à la rive : un pied !

– Mais oui, un pied ! fit le mateloten soulevant le membre avec l’extrémité de sa gaffe. Un pied et unejambe !

– Et le reste ! poursuivit legardien ; c’est un noyé. Nom de nom, qu’il est lourd ! Ila quelque pierre au cou pour être ainsi la tête en bas. Voyons,aidez-moi, vous autres !

Les matelots se penchèrent sur la rivière et,unissant leurs efforts, amenèrent à la surface un corpscomplètement nu, dont la pesanteur inaccoutumée leur fut bientôtexpliquée. Un baril de goudron était attaché à sa jambe gauche.

C’était par ce baril à demi défoncé que cecadavre avait été retenu entre deux eaux et s’était présenté d’unefaçon si anormale à ceux qui l’avaient aperçu.

– C’est une femme, s’écria Charly.

– Et une superbe !

– En voilà une idée de la jeter à larivière avec un baril de goudron.

– C’est drôle, tout de même !

– Un baril de goudron ? C’estpeut-être bien celui qu’on m’a volé !

Tout en échangeant ces exclamations, lesmarins, aidés par Toby, avaient soulevé le corps et l’avaientétendu sur les planches du wharf, sans détacher de sa jambe lebaril qu’une corde solide y retenait.

C’était, en effet, le cadavre d’une femmetoute jeune. Il n’offrait pas de traces de blessures et n’était pasdécomposé. Le visage seul était un peu boursouflé, mais nullementdéfiguré.

Si bronzés qu’ils fussent contre toutes lesémotions, les matelots regardaient ce corps avec stupeur. Sa vueavait dégrisé l’ivrogne. Ces hommes comprenaient qu’ils avaient là,sous les yeux, la victime de quelque drame horrible.

La découverte d’un noyé, ouvrier ou marin, leseût laissés à peu près insensibles. Mais cette femme, jeune, belle,complètement dépouillée de ses vêtements, les épouvantait.

– Nous ne pouvons pas cependant lalaisser là, dit enfin Charly. Allez donc prévenir à Shakespeare’stavern !

Celui de ses camarades auquel s’adressait lematelot s’élança de l’autre côté du quai.

Toby, avec ce sentiment de décence plus communqu’on ne le croit chez les gens du peuple, se dépouilla de savareuse de toile cirée et l’étendit sur le cadavre.

Deux minutes après, Thomas Bright, Davidson etles clients attardés dans leur établissement se précipitaient surle wharf.

Charly les mit au courant de ce qui s’étaitpassé.

– Et bien ! mes garçons, il n’y aqu’une chose à faire, dit Davidson : aller prévenir le coronerde Saint-Vincent et l’attendre sans toucher au corps.

Un des spectateurs partit aussitôt pour lebureau de police du quartier, bureau qui se trouvait d’ailleursdans une des rues voisines, et plusieurs policemen, que cerassemblement avait attirés, se firent les gardiens du cadavre,après avoir repoussé les curieux sur le quai et ne gardant auprèsd’eux que les hommes du Fire-Fly et Toby.

Le jour s’était levé ; le brouillardétait moins intense.

C’était une étrange scène que celle queprésentait ce wharf sur lequel étaient groupés, immobiles et muets,quelques individus autour de ce corps nu et inanimé.

– C’est bizarre, murmura Toby, deretrouver là mon baril de goudron. C’est bien le mien, j’enreconnais la marque.

– Tais-toi donc, imbécile ! lui ditCharly à demi-voix ; il y aura certainement une prime pourceux qui mettront la police sur la voie des assassins ; ilsera temps, alors, de parler.

Le gardien comprit, remercia d’un sourire etredevint silencieux.

Moins d’un quart d’heure plus tard, le coronerarrivait avec son secrétaire.

Furieux, sans doute, d’avoir été dérangéd’aussi bonne heure, il interrompit Charly, qui avait commencé lerécit de sa triste découverte, et dit :

– C’est bon ! je vois bien ce quec’est. Allons, deux hommes de bonne volonté pour porter ce corps àla morgue de la station. Vous autres, qui l’avez tiré de l’eau,suivez-moi pour faire votre déposition.

La station-morgue est un de ces tristes asilesinstallés sur les quais de New-York comme sur ceux de Paris poursoigner les blessés et recevoir provisoirement les morts.

La station-morgue du quartier Saint-Vincentétait à peine à deux cents mètres de Shakespeare’s tavern.

Deux hommes soulevèrent le corps ; untroisième se chargea du baril que le coroner avait recommandé de nepas détacher, puis, précédé du fonctionnaire de la policequ’accompagnaient les matelots du Fire-Flyet Toby, etescorté par les curieux, le lugubre cortège se mit en route.

Après dix minutes de marche, il arriva àdestination.

La porte de la morgue s’ouvrit pour lesporteurs et les témoins, et se referma sur la foule.

En quelques instants le coroner reçut lesdépositions des matelots et du gardien, puis, après avoir prisleurs noms et adresses, il les renvoya.

Les hommes du yacht se hâtèrent de rejoindreleur embarcation pour retourner à bord.

Quant à Toby, qui s’était gardé de reconnaîtrele baril de goudron, mais qui avait endossé de nouveau sa vareusecirée, il reprit le chemin du quai, où la foule, devenueconsidérable, se groupa aussitôt autour de lui.

Il lui fallut recommencer vingt fois sonrécit, et cet événement se répandit si rapidement que Shakespeare’stavern, à la grande joie de ses honorables propriétaires, futbientôt assiégée comme en un jour de fête.

Pendant ce temps-là, le coroner deSaint-Vincent faisait son rapport, expédiait le corps de la noyée àla morgue centrale, à Bellevue-Hospital, et se rendait à l’officegénéral de la police, chez M. Kelly.

Le gros fonctionnaire écouta sans l’ombred’émotion son subalterne, approuva ce qu’il avait fait et envoyaimmédiatement au directeur de la morgue l’ordre de fairephotographier la noyée.

Le cadavre devait ensuite être livré audocteur O’Nell, afin que l’autopsie en fût pratiquée sans nulretard. Cette opération terminée, l’exposition du corps aurait lieuainsi que le voulaient les règlements.

Ces instructions données et le coronercongédié, l’honorable Kelly gagna tranquillement sa salle à manger,où, comme de coutume, il prolongea longuement son déjeuner.

À trois heures seulement, il se souvint de lanoyée et monta dans un cab pour se rendre à Bellevue-Hospital.

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