La Femme de cire

Chapitre 15LE SERMENT DE WILLIAM DOW

Afin de calmer l’opinion publique, en partiedu moins, en lui donnant une des deux satisfactions qu’elleréclamait, le ministre de la justice invita la haute courcriminelle à presser la révision du procès de James Gobson, quiétait devenu un homme tout à fait important. Tous les journauxillustrés avaient publié son portrait ; sa photographie ornaitla vitrine de tous les libraires.

Lorsque la première instruction s’était faite,MM. Mortimer et Davis avaient bien recueilli certains bruitsconcernant le rôle que le colonel Forster avait dû jouer dansl’enlèvement d’Ada Ricard, mais ils s’en étaient peu préoccupés,d’abord parce que rien ne leur avait démontré que ce bruit eût unebase sérieuse, ensuite parce que l’officier était un homme tropconsidérable pour qu’il fût possible de le compromettre sur desimples soupçons.

Plus tard, lorsque le cadavre avait étédécouvert, le docteur O’Nell avait assigné à la mort de la victimeune date postérieure au départ du yacht, qui pour tout le monde, eneffet, s’était éloigné le lendemain même du bal donné au n° 17de la 23e rue.

Puis étaient venues l’arrestation de Gobson etla démonstration de sa culpabilité, et les magistrats s’étaientapplaudis de la perspicacité dont ils avaient fait preuve, en neprononçant pas le nom du colonel Forster, que, seuls, quelquesennemis politiques auraient été enchantés de voir figurer danscette scandaleuse et dramatique affaire.

Mais, après ce qui s’était passé et le retourde miss Ada, retour qui n’avait précédé que de quelques jours larentrée du Gleam sur la rade de New-York, la complicité dugalant officier dans l’enlèvement de la jolie New-Yorkaise n’étaitplus douteux.

Or, bien que ni la justice ni la policen’eussent rien à voir dans cet acte, puisque miss Ada ne seplaignait pas, MM. Mortimer et Davis jugèrent qu’ils nepouvaient faire autrement que d’interroger le colonel, afind’obtenir de lui une déclaration de nature à éclairer lesmagistrats chargés de la révision du procès, à propos de l’emploidu temps de celle dont l’absence avait causé cette fâcheuse erreurjudiciaire.

Ce qu’il pourrait arriver de pire, c’est quele colonel Forster refusât de rien dire, et nulle loi alors nesaurait l’y contraindre, car ce qu’il avait fait n’était passibled’aucune peine et appartenait essentiellement à la vie privée.

Dans ce cas, il faudrait bien se passer delui. Sur Ada Ricard, on ne pouvait compter. Interrogée déjà deuxfois, elle avait répondu :

– Je ne puis vous faire connaîtrel’emploi de mon temps sans compromettre quelqu’un à qui j’ai promisle silence. Si cette personne me dégage de mon serment, jeparlerai, bien que je ne voie pas en quoi cela intéresse lajustice. Je ne suis pas morte, me voilà : il me semble quec’est le point essentiel.

MM. Mortimer et Davis savaient si bienque la jeune femme était dans le vrai qu’ils usèrent de tous lesménagements avant de demander quelques renseignements àM. Forster ; mais, à leur grande joie, dès leurspremières ouvertures à ce sujet, l’officier leur dit :

– Vous comprenez, messieurs, que je tiensbeaucoup à ne figurer à aucun titre dans ces débats auxquels jesuis absolument étranger, sauf par le fait seul de l’erreurcommise ; cependant, comme je suis d’avis que nul ne doitrefuser son aide à la justice de son pays, je suis prêt à tout vousdire, pourvu que vous preniez l’engagement d’honneur de ne pasprononcer mon nom, de ne livrer ni moi ni l’aventure elle-même à lapublicité.

Le sheriff et le coroner s’empressèrent depromettre tout ce que désirait le colonel, et le lendemain de cetteconvention, M. Forster se rendit chez M. Douglas, leprésident de la cour criminelle.

Il y trouva MM. Kelly, Mortimer et Davis,et lorsque ces magistrats l’eurent remercié de sa bonne volonté àse mettre à leur disposition, lorsqu’ils se furent aussi engagés denouveau à la plus entière discrétion, on introduisit miss AdaRicard, qui avait été invitée à se trouver à ce rendez-vous.

L’élégant officier s’empressa de tendre lamain à la jeune femme ; elle répondit à cette étreinte avec uncharmant sourire, qui prouvait assez que les amoureux s’étaientquittés dans les meilleurs termes, et le colonel Forster fit alorsd’un ton rempli de franchise le récit suivant :

– Fort épris de miss Ada et toujoursrepoussé, j’étais résolu à user de ruse, du moins dans la mesurepermise à un galant homme, lorsqu’un individu que je ne connaissaispas et que quelques amis indiscrets sans doute avaient mis aucourant de mes intentions, vint me proposer d’enlever madame.J’acceptai, pourvu qu’il ne lui fût fait aucune violence. Voussavez comment l’enlèvement a eu lieu. Miss Ada, elle me permet delui dire avec reconnaissance, ne se défendit pas. Je l’attendais àWilliams-Burgh ; nous nous embarquâmes sur mon yachtle Gleam, et après une station de vingt-quatreheures à Staten-Island, où j’ai une maison de campagne, nous prîmesla mer. Quinze jours plus tard, après nous être arrêtés çà et là lelong de la côte, nous étions à la Havane, puis le Gleamfit route vers les Açores. Enfin, je gardai ma prisonnière à monbord pendant plus de deux mois, qui me parurent bien courts, et ily a une dizaine de jours, mon yacht mouilla devant Baltimore, oùmiss Ada et moi nous nous séparâmes. Vous comprenez, messieurs, queje n’ai pas eu l’indiscrétion de lui demander ce qu’elle a faitdepuis qu’elle est débarquée.

– Vous êtes le plus galant homme que jeconnaisse, colonel, fit vivement la jeune femme en offrant sapetite main à Forster.

– Et nous, monsieur, nous vous remercionssincèrement, dit M. Douglas. Ainsi que la promesse vous en aété faite, votre nom ne sera pas prononcé. La disparition de madamequi coïncidait d’une façon si fatale avec le crime qui nouspréoccupe, et cette ressemblance si extraordinaire entre elle et lavictime, tout cela explique la regrettable erreur dont nouspoursuivons la réparation.

La réunion se termina sur ces mots ; etaprès avoir dit adieu à miss Ada d’un geste amical, le colonel seretira d’un côté pendant que la jeune femme s’éloignait del’autre.

Moins de quinze jours plus tard, la courcriminelle se réunit pour la revision du procès de James Gobson,qui demeurait, ainsi qu’il l’avait dit à M. Mortimer, àl’hôtel des États-Unis, mais qui voyait presque tous les jourscelle qui avait porté son nom.

On eût dit que les événements si graves aumilieu desquels s’étaient retrouvés les deux époux divorcés avaientamoindri leurs anciens griefs, qu’ils s’étaient pardonné leurstorts mutuels, et que la femme oubliait les brutalités du maricomme le mari oubliait les infidélités de la femme.

On savait que cette dernière devaitcomparaître devant la justice pour défendre James contre lessoupçons qui avaient amené son arrestation, puis sa condamnation,et cette perspective donnait aux nouveaux débats un attraitdoublement piquant.

Aussi, le jour de l’audience, la salle de lacour fut-elle promptement envahie.

À l’entrée de James Gobson, qui dut prendreplace, ainsi que le voulait la loi, sur le banc des accusés, unesalve d’applaudissements retentit, et lorsque miss Ada Ricard parutau bras de l’avocat Macready, la foule leur fit à tous deux unevéritable ovation.

Cependant la cour entra en séance et l’avocatde l’État exposa la cause, en expliquant avec une grande clarté etune parfaite loyauté comment la justice avait été conduite à uneerreur qui, heureusement, était réparable. Il termina en demandantau jury de rendre un verdict négatif et à la cour d’acquitter, etde réhabiliter l’homme si injustement condamné.

Les choses auraient pu finir ainsi, mais celan’eût pas fait le compte de l’avocat Macready. L’occasion étaittrop belle pour critiquer la police, l’instruction criminelle, laloi et la justice.

Pour le défenseur de James Gobson, ce procèspouvait être le point de départ de sa carrière politique. Ils’agissait donc d’en profiter.

D’abord, ainsi que cela avait été convenu, lajeune femme se leva et prononça, d’une voix suffisamment émue, lesparoles suivantes :

– Messieurs, je regrette vivement que lajustice soit allée chercher dans mon existence conjugale avecM. Gobson des griefs de nature à éveiller ses soupçons. Si,pour des motifs que je n’ai point à rappeler, j’ai dû demander ledivorce, je dois protester contre le caractère que les besoins del’instruction ont donné à celui dont j’ai été la femme.M. Gobson n’a jamais cessé d’être un honnête homme et il eûtété facile, en s’adressant à ceux qui l’ont connu autrefois,d’acquérir la conviction qu’il ne pouvait être devenu un voleur ouun assassin. Pour ma part, en attendant la juste réparation àlaquelle il a droit, je lui demande pardon d’avoir été la causeinvolontaire du malheur qui l’a frappé.

On pense aisément avec quels bravosl’auditoire accueillit ce petit discours. M. Macready luilaissa le temps de se calmer, puis il prit à son tour laparole.

Nous ne dirons pas ce plaidoyer ; il futécrasant pour MM. Mortimer et Davis, et surtout pour le chefde la police.

M. Kelly était un ennemi politique ;le défenseur fut impitoyable. Il le signala aux électeurs commeindigne d’être réélu, et il termina en disant, ce qui étaitd’ailleurs absolument exact au point de vue de la loi, que lesmagistrats qui avaient failli faire pendre un innocent devaients’estimer fort heureux que James Gobson ne leur demandât pasd’énormes dommages-intérêts.

Cette terrible mercuriale n’eut pas moins desuccès que les quelques mots de miss Ada, et moins d’un quartd’heure après, le jury s’étant prononcé négativement à l’unanimité,la cour acquittait et réhabilitait James Gobson.

Bien qu’attendu, cet arrêt excita un véritableenthousiasme qui devint du délire, lorsqu’on vit la jeune femme sediriger, le sourire aux lèvres, vers son ancien mari et lui tendreamicalement la main.

Parmi les assistants se trouvaient William Dowet le capitaine Young, dissimulés derrière les curieux privilégiésqui avaient trouvé place sur l’estrade de la cour.

– Eh bien ! monsieur Dow, dit lechef des détectives à son ami, dès que tout fut terminé, voilà quiest fait ; j’en suis enchanté. Cette affaire-là me pesait, àmoi aussi, un peu sur la conscience.

– Mon cher Young, répondit William endésignant de la main James Gobson et miss Ada qui s’éloignaient parla porte des magistrats afin d’éviter la foule, je crois que cesdeux gaillards-là viennent tout simplement de se moquer de lajustice.

– Que voulez-vous dire ?

– Rien que vous puissiez comprendre en cemoment.

Et le détective officieux, sans ajouter unmot, se sépara du capitaine, qui se permit de leverirrévérencieusement les épaules.

Il était évident que, par le fait de l’erreurjudiciaire qu’il avait provoquée, notre mystérieux personnage nesemblait plus que fort peu digne d’admiration au terribleYoung.

Mais celui qui en voulait le plus à WilliamDow, c’était le gros Kelly. Aussi le reçut-il assez froidementlorsque, huit jours plus tard, il se présenta à son bureau.

– Vous aurez beau vous excuser, luidit-il d’un ton bourru, et me donner les meilleures explications,il n’en est pas moins vrai que, politiquement, je suis un hommeperdu. Si encore nous pouvions arriver à l’identité de cette noyéeet à la découverte de son assassin, je me rattraperais ; maisrien, rien ! Cet imbécile de Young arrête tous les soirs unevingtaine d’ivrognes et autant de pickpockets en guise dedédommagement. C’est à en perdre la tête ! Je n’ai plus qu’àdonner ma démission.

– Gardez-vous-en bien, cher monsieurKelly, dit notre héros, après avoir laissé le chef de la policeexhaler toute sa bile. Vous savez que Gobson et Ada Ricard ontquitté New-York ce matin.

– Que Satan les emporte et qu’ils aillentse faire pendre ailleurs !

– Pour quelle époque sont lesélections ?

– Dans quatre mois, byGod ! dans quatre mois !

– Pouvez-vous donner un congé de quinzejours au capitaine Young ?

– Parbleu oui. Pour ce qu’il fait de bonà New-York ! Où l’envoyez-vous ?

– Je ne l’envoie nulle part, jel’emmène !

– Où cela ?

– Ah ! c’est mon secret !

– Si vous en aviez un pour me rendre mesélecteurs !

– Par combien de voix avez-vous éténommé ?

– Par 45,000 !

– Eh bien ! mon cher monsieur Kelly,dans quatre mois, vous aurez dix mille suffrages de plus. C’est moiqui vous le promets. J’en suis à ce point certain que je vous enfais le serment.

– Par saint Georges ! dites-moi, aumoins…

– Rien, si vous me le permettez. Faitesdonner à Young son congé et comptez sur moi. Tout ce que je vousdemande, ce sont des lettres de recommandation très pressantes pourvos collègues de Boston, de Buffalo, de Jefferson et de SanFrancisco.

– Ce soir même ces lettres seront chezvous.

William Dow s’était levé. Le chef de la policevoulut le reconduire jusqu’à la porte de son cabinet.

– C’est que ce diable d’homme est capablede le faire comme il le dit, murmura ensuite Kelly en reprenantpossession de son fauteuil. Seulement, pourquoi emmène-t-il lecapitaine, qui n’est bon à rien ? Après tout, je m’en souciepeu. Qu’il tienne sa promesse, que dans quatre mois je batte uneseconde fois ce Robertson de malheur, et je ne lui demanderai riende plus, pas même ce qu’est devenu cette brute de Young, s’il nel’a pas ramené avec lui.

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