La Femme de cire

Chapitre 7LE RÉCIT DE KETTY-BELL

Si nous retournons sur nos pas pour entrerdans le cabinet de travail de William Dow, au moment où il yintroduisait mistress Gobson qui pensait venir chez un amant, nousassisterons à la scène qui explique comment s’étaient préparés lesévénements que nous venons de raconter.

Ada, affolée de passion, venait de franchir leseuil de cette pièce, lorsque l’homme, de qui elle n’attendait quedes sourires, prit soudain une physionomie sévère et, s’effaçant,lui montra du regard et du geste un corps de femme à demi-nu quireposait sur un divan.

– Miss Ada, miss Ada ! s’écriamistress Gobson.

– Vous avouez donc ? Ketty Bell, luidit William Dow.

C’est alors que la malheureuse poussa ce cride terreur et de désespoir dont nous avons parlé et que, ne pouvantrésister à une semblable émotion, elle s’affaissa comme une massesur le parquet.

À ce bruit, Young et Saunders s’élancèrent dela chambre à coucher dans la bibliothèque.

Rien ne saurait peindre la stupéfaction dufabricant de biscuits.

Il s’était précipité d’abord vers mistressGobson pour la secourir ; mais le détective l’avait arrêté enlui désignant le divan où était étendue la femme de cire, et lepauvre homme, les yeux hagards, la physionomie bouleversée, restaitimmobile, se demandant laquelle de ces deux femmes était son Ada àlui.

Craignant qu’une pareille secousse ne fût tropviolente pour le cerveau mal équilibré de Saunders, William Dow sehâta de lui dire :

– Calmez-vous, mon ami, votre maîtresseest bien morte ; ce corps n’est que le moulage que j’en aifait exécuter dans l’espérance secrète qu’il me servirait un jour.Quant à cette femme, son étrange ressemblance avec miss Ada en afait la complice de James Gobson ; mais c’est elle qui vadevenir notre instrument de justice et de vengeance.

Et pour que le trop impressionnable Yankeen’eût pas plus longtemps sous les yeux cette image qui lefascinait, il la recouvrit tout entière de la longue pièce d’étoffedont elle n’était qu’à demi enveloppée.

À ce spectacle inattendu, Young lui, n’avaitmanifesté aucune sensibilité : mais devinant, malgré sonintelligence médiocre, que son ami Dow allait prendre sa revanche,il avait eu pour lui un regard d’admiration.

Puis il s’était penché sur mistress Gobson etl’avait prise dans ses bras pour la porter sur un fauteuil, où,quelques minutes après, elle commença à reprendre connaissance.

– Ketty Bell, lui dit William, lorsqu’ilvit qu’elle était en état de le comprendre, revenez à vous. Votresort est entre vos mains.

– Ketty Bell ? Murray, pourquoim’appelez-vous ainsi ? balbutia la jeune femme.

– Parce que c’est là votre nom. Moi, jeme nomme William Dow, et, regardez bien ces messieurs, vous lesreconnaîtrez peut-être !

Mistress Gobson porta ses regardsalternativement sur Young et sur Saunders, et son visage quicommençait à reprendre ses tons rosés, redevint livide. Ellecomprenait qu’elle était perdue.

– Écoutez la lecture de ces quelqueslignes, reprit le détective, qui avait tiré de son carnet unefeuille de papier couverte de caractères imprimés etmanuscrits :

« Aujourd’hui, 20 février 184., par nous,Armand Rebours, vicaire de la paroisse de Saint-Joseph, ont étébaptisées selon les rites de la Sainte-Église catholique,apostolique et romaine, les nommées Ketty et Anna Bell, nées le 13de ce même mois, sœurs jumelles et filles légitimes des époux Bellen présence des témoins : les sieurs Jack Howey, Bernard Loweet les dames Mary Kellen et Lucy Molden, parrains et marraines.

» Signé : ARMAND REBOURS, prêtre.

» Pour copie conforme dudit extrait debaptême :

» ÉDOUARD BERNEY, curé de la paroisse deSaint-Joseph ;

» ROBERT HALL, coroner de la diteparoisse.

» New-Orléans, 14 juin186. »

Mistress Gobson était en proie à une siviolente émotion qu’elle ne pouvait prononcer une parole, mais sesyeux interrogeaient avec une telle angoisse que William Dowpoursuivit :

– Vous êtes Ketty Bell et cette statue decire c’est tout ce qui reste d’Anna votre sœur, que Gobson aassassinée et dont vous avez pris le nom et la place, grâce à votreincroyable ressemblance avec elle.

– Ma sœur ! s’écria la jeune femmeen recouvrant aussitôt la voix à cette horrible révélation ;ma sœur ! Oh ! messieurs, vous ne me croyez pas complicede cet épouvantable crime !

Elle s’était jetée à genoux en étendant versses juges ses mains suppliantes et répétait à travers sessanglots :

– Non, non, ne le croyez pas, je vous enconjure !

Il y avait un tel accent de vérité dans cetteprière que William lui-même en fut ému.

Il se pencha vers Ketty, la releva, la forçade reprendre place dans le fauteuil qu’elle venait de quitter, etsachant que les larmes sont le meilleur des calmants, il la laissapleurer pendant quelques instants, puis il lui dit :

– Soit ! je vous crois, mais il fautnous avouer toute la vérité, ne rien nous cacher. Ensuite il faudram’obéir.

– Disposez de moi, messieurs, gémit lamalheureuse. Ma pauvre Anna ! depuis plus de dix ans jen’avais pas entendu parler d’elle. Je la croyais toujours à laNouvelle Orléans, au milieu de notre famille que j’ai quittée poursuivre le misérable qui m’a perdue. Nous n’avions plus de mère,notre père s’inquiétait peu de nous. Je n’ai pas su le mariaged’Anna. Et c’est cet infâme, ce Gobson qui l’avait épousée !Et moi, moi ! j’ai été sa maîtresse, je suis devenue sa femme.Oh ! c’est horrible ! Laissez-moi.

En disant ces mots, Ketty Bell se débattaitentre les bras de William Dow et de Young, qui l’avaient arrêtée aumoment où elle s’élançait pour se jeter par la fenêtre.

Ils la portèrent dans la chambre à coucher etl’étendirent sur une chaise longue.

Saunders, qui assistait à cette scène avec unestupéfaction et un hébétement impossibles à rendre, les suivit.

Quelques minutes après, mistress Gobsonredevint un peu plus calme, et, William Dow l’ayant invitée à luifaire connaître les moindres détails de ses relations avec JamesGobson, elle dit en pleurant :

– C’est à San-Francisco, il y a six moisà peu près, que je fis la connaissance de James Gobson. J’étaisbar-maid (demoiselle de comptoir) dans un établissementdont cet homme était un des habitués. Il me fit la cour, je luicédai et il m’emmena chez lui, où j’étais relativement heureuse,malgré les scènes qu’il me faisait lorsqu’il était ivre.

« Un jour je voulus le quitter, parceque, dans un accès de colère, il m’avait blessée en m’arrachantbrusquement une de mes boucles d’oreilles, mais il s’excusa sihumblement de sa brutalité et me fit si bien soigner que je luipardonnai. Pourquoi ai-je eu cette faiblesse !

– Poursuivez, Ketty ; surtoutn’oubliez rien ! lui recommanda le détective.

– Je restai donc avec Gobson ; maisil y avait moins de quinze jours que s’était passé ce que je viensde vous raconter, lorsqu’un matin, après avoir pris une tasse dethé ; je m’endormis d’un étrange sommeil. Il dura trois ouquatre heures au moins. Quand je me réveillai, cet homme était prèsde moi, me regardant avec inquiétude. « Vous vous êtesévanouie, me dit-il, et en tombant vous avez failli vous tuer. Cene sera rien heureusement. » Je ressentais, en effet, à labouche une vive douleur. J’y portai la main, et, l’ayant retiréepleine de sang, je m’élançai devant une glace. Il me manquait unedent du côté droit. Je jetai un cri de désespoir, et le misérables’efforça de me consoler. Je m’étais cassé cette dent,affirmait-il, en glissant contre un meuble. Cet accident me causaune véritable épouvante, car je n’étais nullement sujette auxévanouissements. Mais, à partir de ce moment-là, Gobson devint sidoux, si empressé, si généreux, il n’attendait pas même quej’exprimasse un désir pour le satisfaire, que j’oubliai bientôt cetinexplicable événement.

– Vous comprenez maintenant quel était lebut de Gobson ?

– Oh ! oui ! l’infâme ! Mapauvre Anna ! Nous nous ressemblions à ce point lorsque nousvivions l’une auprès de l’autre que notre père lui-même, pour nousdistinguer, nous faisait porter des colliers de velours de couleursdifférentes.

– Or, comme Gobson avait déchiré uneoreille et cassé une dent à sa femme, il fallait que celle quidevait la remplacer eût également une dent de moins et unecicatrice à l’oreille. Arrivez à votre départ de San-Francisco.

– Nous quittâmes San-Francisco vers lemois de novembre de l’année dernière pour venir habiter une petitemaison de campagne auprès de Washington. Là, je vivais dans unisolement complet. Gobson me défendait d’aller en ville et nerecevait jamais personne. Lui, il s’absentait souvent des semainesentières. Comme il me témoignait beaucoup d’affection et merépétait à chacun de ses retours qu’il travaillait à mon bonheur,qu’il voulait faire de moi sa femme, je lui obéissais. Cependant,instinctivement je le craignais ; j’aurais voulu le fuir.

« C’est dans ces conditions que nousavions atteint le mois de janvier lorsqu’un jour James rentra à lamaison dans un état d’exaltation qui m’épouvanta. Ce qu’il me ditalors. Oh ! je ne sais si je pourrai jamais m’en souvenir.

– C’est indispensable, observa sévèrementWilliam Dow, car c’est de la franchise que vous apporterez dans cequi vous reste à nous faire connaître que dépend votre sort. Deplus, est-ce que vous ne voulez pas que votre sœur soitvengée ?

– Oh ! oui, oui, il le faut,répondit Ketty vivement en relevant sa tête qu’elle tenait cachéeentre ses deux mains.

Et, précipitant alors ses paroles, ellepoursuivit :

– Il me parla d’une femme à laquelle jeressemblais d’une façon tellement extraordinaire que tout le mondeme prenait pour elle. Elle s’appelait Ada Ricard. Un homme, lecolonel Forster, en était amoureux ; il voulait la faireenlever et partir avec elle pour un long voyage. Avec de l’audaceet du sang-froid, je pourrais me faire passer pour cette femme.Gobson se chargeait de me conduire lui-même auprès du colonel, quilui avait promis une somme considérable. « M. Forster,ajouta l’infâme, connaît à peine miss Ada, son erreur seracomplète, il vous adorera ; et comme il est généreux et riche,vous en aurez tout ce que vous voudrez. » C’était horrible,ignoble, mais j’étais une femme perdue : une fille qui s’étaitvendue. Une semblable proposition ne pouvait me répugner beaucoup.Et puis, j’y voyais l’occasion de me séparer enfin de cet homme.J’acceptai. Il me raconta les moindres particularités de la vied’Ada Ricard, il les connaissait par quelqu’un qui vivaitcertainement dans sa maison ; enfin il m’apprit ce rôle quej’allais jouer sans savoir tout ce qu’il avait d’odieux. Je me tinsprête et un matin nous partîmes pour New-York, où nous arrivâmespendant la nuit. Il me logea dans une maison que je ne pourraismême reconnaître, car si nous y allâmes à pied, ce fut à travers unépais brouillard. Je crois seulement que c’était dans un horriblequartier ; les rues y étaient étroites et boueuses. La rivièreétait à deux cents pas de là. Après avoir fermé la porte de machambre, où il m’avait d’ailleurs apporté toutes les provisionsnécessaires, il me laissa seule dans cette maison pendant toute lajournée du lendemain. Ce lendemain, un mardi, je m’en souviens, ilarriva vers deux heures du matin. Il portait un paquet qu’il ouvritdevant moi. Il contenait un costume d’Indienne du temps des Incas.Il m’ordonna de m’en revêtir. J’eus alors un pressentiment lugubre,car Gobson était pâle et beaucoup plus ému qu’il ne voulait leparaître.

» Mais il me dit d’un ton simenaçant : « Finissons-en ; c’est avec cedéguisement que miss Ada a été enlevée, il faut donc que vousarriviez habillée comme elle auprès du colonel Forster », quej’eus peur, que je n’osai demander ce qu’était devenue la femmedont j’allais prendre la place. Je m’habillai ainsi que mel’ordonnait Gobson et selon ses indications. Il avait tout prévu. Àchacune des stations du yacht du colonel, je devais lui envoyer unmot aux initiales A. Z., à Baltimore, poste restante, et luiannoncer mon retour de la même façon. S’il lui arrivait malheur, jedevais, en rentrant à New-York, me présenter hardiment aun° 17 de la 23e rue Est, où je trouverais unefemme, Mary, qui me reconnaîtrait pour être miss Ada. »

Ketty Bell avait éprouvé en prononçant cedernier mot, le nom de sa sœur, une telle émotion que les sanglotsétouffaient sa voix.

Après lui avoir laissé quelques instants pourse remettre, William Dow lui ordonna de continuer son récit.

« Cette domestique, poursuivit la jeunefemme en pleurant, était la complice de ce misérable. Tout se passacomme l’avait prévu Gobson : dès que je fus prête, il me fittraverser la rivière et me livra au colonel Forster, avec qui j’aivoyagé plus de deux mois sans qu’il ait eu jamais le moindresoupçon. Lorsqu’en débarquant à Baltimore, j’ai appris ce crimemystérieux par les journaux, j’ai compris, mais je n’ai pas osédire la vérité, j’ai eu peur. Seulement, je l’avoue, entraînée,affolée, j’ai voulu jouer mon rôle jusqu’au bout pour me venger deJames Gobson.

» Sans l’accident du bourreau Meyer, jeserais arrivée trop tard. Je savais quel jour avait été fixé pourl’exécution, et c’est pourquoi je ne suis rentrée à New-York qu’àl’heure où je croyais tout terminé. Mais la fatalité avait décidéqu’il en serait autrement, et il m’a fallu arracher l’infâme à lapotence. Vous savez le reste, mais je vous jure sur mon salutéternel, – Oh ! si bas tombée que soit une fille comme moi,elle n’oserait faire un pareil serment, – je vous jure que, lorsquej’ai été livrée au colonel Forster, j’ignorais que miss Ada eût étéassassinée, et que c’est seulement là, dans cette chambre, que j’aisu que la victime de Gobson était sa femme, ma sœur, ma malheureuseAnna !

» Maintenant, faites de moi ce que vousvoudrez ; livrez-moi à la justice ; tuez-moi oulaissez-moi mourir !

– Non, Ketty Bell, répondit William Dowvous ne mourrez pas et la justice sera indulgente pour vous ;mais il faut nous aider à punir.

– Ordonnez !

– Ce costume d’indienne qui vous a permisde tromper un galant homme, vous allez le revêtir de nouveau pourque nous puissions atteindre le coupable.

En disant ces mots, le détective avait tiréd’un coffre une toilette absolument semblable à celle que portaitAda Ricard la nuit de son enlèvement, et, pendant que Ketty Bells’habillait, il avait transporté, avec l’aide de Young, la statuede cire sur le lit de mistress Gobson.

Ils étaient ensuite revenus chercher celle-ciainsi que Saunders, qui avait assisté avec des étonnementsinénarrables à ces diverses scènes ; et le lecteur saitcomment James Gobson, attiré chez lui par cette lettre de sa femmequ’il devait croire adressée au coroner Davis, avait donné dans lepiège si habilement tendu par le héros de ce récit.

Retournons maintenant dans cette chambre oùnous avons laissé James Gobson, assassin pour la seconde fois demiss Ada, entre les mains de Young et de William Dow.

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