La Femme de cire

Chapitre 9CE QUE PENSAIT L’HONORABLE CORONER DAVIS ET CE DONT ÉTAIT CONVAINCUM. ROBERTSON JUNIOR.

M. Davis, le coroner chargé de cettemystérieuse affaire, était un homme intelligent, laborieux, mais,ainsi que tous ses collègues de la magistrature américaine, ilavait éprouvé si souvent les difficultés dont sont hérissées lesenquêtes judiciaires dans le Nord-Amérique qu’il n’espérait guèreobtenir un prompt résultat.

Dans nul pays, en effet, les malfaiteurs nesont aussi complètement protégés par les lois elles-mêmes ;nulle part la police n’est aussi médiocrement armée contre lescriminels, à quelque catégorie qu’ils appartiennent.

Ennemis, au nom de la liberté, de toutecontrainte administrative, les citoyens des États-Unis semblentapporter comme à plaisir mille entraves à la justiceofficielle ; ce qui les a conduits jadis à l’organisation desregulators, associations volontaires pour la répressiondes crimes et délits, et à cette terrible et sommaire loi du Lynch,que le peuple applique encore çà et là, lorsqu’il craint lafaiblesse, la lenteur ou l’impuissance des tribunaux réguliers.

Chaque État a ses lois et ses coutumes. Lesjuges sont nommés, selon les provinces, de diverses manières. Ladurée de leurs fonctions varie. Les juges de paix font fonctionsd’officiers de police judiciaire et ne peuvent être révoqués qu’envertu d’une décision prise par l’Assemblée législative de leurÉtat.

Quant au code américain, si tant est qu’onpuisse donner ce nom aux innombrables lois en usage, il est composéd’emprunts faits à tous les pays. Ici, c’est le droit communanglais, common law ; là, l’ancien droit français.Dans une province voisine, le droit espagnol ; puis des loisspéciales basées sur la constitution de l’Union et sur lesconstitutions particulières des États.

Le plus savant des magistrats américains seperd dans ce dédale. Dans les questions correctionnelles etcriminelles, grâce à l’organisation du jury, les choses marchentplus rapidement, mais seulement lorsque le prévenu est arrêté,qu’il est devenu accusé et que la procédure est terminée, carjusqu’à ce point les sheriffs, coroners et juges de paix ont àlutter contre des coutumes, des traditions, des privilègesinvétérés qui multiplient les difficultés de leur tâche.

C’est ce qui explique l’importance etl’influence des avocats de l’Union. La jurisprudence de chacun desÉtats leur fournit des armes, et Dieu sait comment ils s’en serventpour éterniser les causes, embarrasser la justice et soustraire descoupables reconnus à la pénalité.

Le coroner Davis, qui était un légistedistingué, n’ignorait rien de tout cela, mais il ne s’en mit pasmoins bravement à l’œuvre et, quinze jours plus tard, l’enquêteavait déjà fait un grand pas, grâce à la publicité donnée àl’affaire, grâce aussi à la prime de cent dollars promise à toutindividu qui fournirait un renseignement utile à la justice.

Toby, tout naturellement, s’était présenté lepremier, pour déclarer que le baril de goudron attaché à la jambede la noyée était celui qui lui avait été volé pendant la nuit dubal, de deux à trois heures du matin. Il en était certain, carc’est à ce seul moment-là qu’il avait quitté sa faction sur lewharf 43, pour aller se réchauffer à Anchor-tavern.

Ce cabaret était sur le quai, sept ou huitcents mètres plus haut que Shakespeare’s tavern, en montant versYorkville.

Après Toby, ce fut le loueur de voituresThompson et son cocher Tom Katters ; mais ce dernier ne putraconter au magistrat que son voyage en compagnie de trois Indienset d’une femme jusqu’aux premières maisons de Yorkville.

Au delà de ce point d’arrêt, la justiceperdait les traces de la malheureuse miss Ada et de sesravisseurs.

Le capitaine Young et ses plus habiles agentsavaient eu beau fouiller toutes les tavernes, tous leslodging-houses, tous les bouges, tous les lieux suspects enfin desbords de la rivière et de Yorkville, ils n’avaient rien découvertde nature à les renseigner.

Cette campagne ne leur avait servi qu’àarrêter une centaine de repris de justice, gens de bonne prise,mais absolument étrangers au crime qui surexcitait au plus hautpoint l’opinion publique.

Interrogée plusieurs fois, Mary avait faitinvariablement le même récit : celui de l’enlèvement dont elleavait été témoin, ainsi que tous les invités de la jeune femme.

Comme tout le monde, affirmait la servante, etrien ne permettait de supposer qu’elle mentît, elle avait priscette scène pour une plaisanterie de carnaval.

Mary s’était bien gardée de prononcer le nomdu colonel Forster, qu’elle devait évidemment soupçonner, ellel’avait dit à M. Saunders ; mais elle craignait d’êtrecompromise par quelque accusation de complicité. De plus, il sepouvait parfaitement que son silence fût motivé par l’impossibilitéqu’elle voyait à ce que le brillant officier fût pour quelque chosedans le crime dont sa maîtresse avait été victime, en admettant quela noyée fût vraiment, quoi qu’elle en eût dit, la malheureuse missAda.

De plus, lorsque le coroner lui avait proposéde retourner à la Morgue pour examiner de nouveau le cadavre, lajeune fille s’était mise à trembler, à pleurer, à dire queprobablement elle s’était trompée, mais qu’à aucun prix ellen’aurait le courage d’affronter une seconde fois un semblablespectacle.

M. Davis s’était donc résigné à en resterlà avec la femme de chambre, mais il l’avait soumise, sans qu’elles’en doutât, à une surveillance de tous les instants.

Du reste, les interrogatoires de cette fillen’avaient pas été inutiles, car M. Davis lui devaitl’énumération et la description détaillée des bijoux que miss Adaportait sur elle le jour de son enlèvement.

Mary fournit ce renseignement d’une importancecapitale avec une telle mémoire et une si grande intelligence quele coroner put faire estimer, dessiner et photographier – onretrouva aisément ceux qui les avaient vendus – chacun de cesbijoux, de façon à prévenir les principaux joailliers d’Amérique etd’Europe.

L’assassin pourrait, il est vrai, démonter lescolliers, les bracelets et les bagues, mais le coroner comptaitbeaucoup sur les boutons d’oreilles de la victime pour fairedécouvrir son meurtrier. Il savait que ces diamants étaient dessolitaires d’une valeur de 10,000 dollars. Or, il est difficile dese défaire de pierres de cette taille sans éveiller les soupçons,même en Amérique.

Ce qui déroutait l’honorable magistrat, c’estque miss Ada avait été conduite bien au delà du wharf où le barilde goudron avait été volé. Or, comme le rapport du docteur O’Nelldémontrait que la victime avait cessé de vivre avant d’être jetée àl’eau, il en concluait que le meurtrier était revenu sur ses pasavec le cadavre et que, ne s’étant pas muni d’une pierre pour fairecouler le corps, il s’était alors emparé du premier objet qu’ilavait pu saisir.

Cette première déduction conduisait forcémentle coroner à cette seconde : que l’assassin n’avait pudescendre que par eau, depuis l’endroit où Tom Katters s’en étaitséparé – miss Ada étant encore vivante, puisque le cocher avaitentendu lui parler l’individu qui la portait – jusqu’au wharf 43,d’où avait été enlevé le baril.

M. Davis arrivait ainsi à établir cepremier point : en quittant la voiture l’inconnu s’étaitembarqué avec la jeune femme, l’avait étouffée, empoisonnée ouasphyxiée à l’aide d’un poison ou d’un stupéfiant impossible àpréciser, et c’était ensuite qu’il l’avait précipitée dans larivière.

Le lieutenant du Liberia était venufaire à l’intelligent magistrat la déclaration qu’il avait faiteprécédemment à l’Agence Robertson, c’est-à-dire que, dans la nuitdu mardi au mercredi, nuit de l’enlèvement, il avait failli coulerun canot où se trouvaient un Indien et une femme, canot sedirigeant vers Williams-Burgh, et que cette femme avait jeté un cride frayeur ; mais cela permettait seulement de supposer que lecrime avait été commis de l’autre côté du fleuve, car, tous cesparages étant soumis à la marée, le corps pouvait aussi bien avoirété rapporté du large par le flot qu’être descendu du haut de larivière avec le courant.

Sur la rive opposée, en effet, à Green-Point,à Williams-Burgh, à Brooklyn, les perquisitions n’avaient pas donnéde meilleurs résultats qu’à Yorkville.

Aucun des hommes du Fire-Fly, pasmême ceux de l’embarcation que nous avons vue faire côte àStaten-Island, n’était venu au secours de la police. D’abord,l’équipage du yacht ignorait absolument le but de l’excursion quenous avons racontée, et, de plus, si les matelots du canot savaientbien que, dans la brume, ils avaient abordé une yole, c’étaittout.

Dans leur précipitation naturelle à se sauver,ils s’étaient aussi peu inquiétés de ceux qui leur avaient faitcourir un aussi grand danger que de ce gros homme qui, sans douteseulement pour s’excuser du bain froid qu’il leur avait faitprendre, leur avait donné cent dollars à chacun.

Les marins n’aiment pas, en général, à semêler des affaires de la justice, et ces braves gens, sans sedemander pourquoi on leur avait fait promettre de garder le silencesur leur promenade nocturne, ne se doutaient guère d’ailleursqu’ils avaient été les instruments inconscients d’un amoureux à lapoursuite de sa maîtresse.

Du reste, ils l’eussent supposé un instant,que l’endroit où la noyée avait été trouvée et le baril de goudronattaché à l’une de ses jambes, ces deux faits seuls auraient chassécette idée de leur esprit.

Quant à Saunders, il était impossible d’enobtenir quoi que ce fût.

À deux ou trois reprises différentes,M. Davis s’était transporté chez lui et l’avait questionnéavec tous les ménagements possibles ; mais l’infortuné, auseul nom de miss Ada, roulait des yeux hagards, balbutiait des motssans suite, s’accusait de sa mort, demandait pardon, éclatait ensanglots, puis offrait dix mille dollars à celui qui découvriraitson assassin.

Il battait enfin si bien la campagne que lecoroner, d’accord avec MM. Kelly et Mortimer, avait renoncé àle tourmenter, et cela malgré les jurons du capitaine Young qui, sesouvenant de la reconnaissance dont il avait été témoin à laMorgue, pariait mille dollars contre deux cents que le richenégociant était le meurtrier de sa maîtresse.

Le malheureux fabricant de biscuits nerecevait sans terreur qu’une seule visite : celle de WilliamDow. Il se rappelait que celui-ci lui avait offert son bras poursortir de Bellevue-Hospital et, en sa présence, il divaguait un peumoins.

Aussi le gentleman détective venait-il le voirde temps en temps, sous le prétexte de s’informer de sa santé.

M. Robertson junior, lui, qui ne suivaitpas sans intérêt, cela se comprend, la marche de l’enquête,raisonnait tout autrement que M. Davis, et il faut bien lereconnaître, ses déductions, vu les faits à sa connaissancepersonnelle, n’étaient pas moins logiques que celles de l’honorablemagistrat.

Selon l’intelligent agent, c’était bien sur lacôte de Staten-Island que miss Ada s’était noyée accidentellement.Son corps, entraîné par le courant, n’était revenu à la surface del’eau qu’au large, où même quelque pêcheur l’avait relevé dans sesfilets, et, tenté par les bijoux précieux que portait la jeunefemme, cet homme l’avait complètement dépouillée, puis rejetée à lamer, après lui avoir attaché à la jambe un baril de goudron dont laprésence dans son bateau de pêche était bien naturelle.

Ce baril de goudron pouvait être celui qu’onavait volé à Toby, soit que le pêcheur l’eut volé lui-même quelquesjours auparavant, soit qu’on le lui eût vendu ; mais cepouvait être aussi seulement un baril portant la même marque queceux en dépôt sur le wharf 43 et non pas précisément celui quiavait disparu de ce wharf.

On voit que MM. Davis et Robertson, touten partant chacun d’un point différent, arrivaient au mêmerésultat : à la constatation de l’identité du cadavre de lanoyée.

Le coroner avait aussi donné tous ses soins àreconstruire le passé d’Ada Ricard, et, à l’aide de quelquesrenseignements sommaires recueillis à New-York, puis complétés parles anciens domestiques de la jeune femme et les amis de sonpremier amant, Thomas Cornhill, il avait pu remonter ainsi jusqu’àson mariage avec James Gobson, mariage qui s’était accompli àBuffalo, mais, on le sait, pour être rompu au bout d’un an par lacour des divorces.

Le dossier relatif à ce procès relatait lesbrutalités de Gobson envers sa femme, son ivrognerie, sesdissipations, tous les motifs enfin qui avaient amené la séparationdes deux époux, et il était aussi question dans ce document desparoles de vengeance prononcées par le mari, lorsque le tribunall’avait condamné à restituer à miss Ada une somme relativementconsidérable.

Tous ces détails étaient bien de nature àfaire soupçonner Gobson, et quand il apprit que cet homme, quiavait disparu pendant plus de six mois, avait été vu quelques joursavant le crime à Jefferson, c’est-à-dire à quarante-huit heures deNew-York, M. Davis ne douta plus que ce ne fût lui lecoupable.

C’était également l’avis de William Dow,envers et contre tous les raisonnements du terrible capitaineYoung.

Il ne s’agissait plus que d’arrêter JamesGobson, mais ce n’était pas chose facile, car il était bien évidentque, le crime commis et en possession des bijoux de sa victime,l’assassin avait fait diligence pour mettre entre lui et la justicela plus grande distance possible.

Or, par malheur, on n’avait de lui qu’un deces signalements insuffisants qui ne servent à rien, et pas lamoindre photographie.

William Dow, qui était allé à Buffalo, n’yavait rien recueilli d’intéressant, sauf ce détail qui restaitgravé dans sa mémoire : c’est que l’ex-mari d’Ada Ricard avaitparlé d’une excursion qu’il voulait faire chez les Siouxméridionaux.

L’intelligent détective s’était égalementefforcé d’obtenir quelques renseignements sur les antécédents de lamalheureuse Ada, mais personne n’avait pu lui en donner.

Gobson, qui, lorsqu’il habitait Buffalo,s’absentait souvent pour ses affaires, était arrivé un jour del’Ouest avec celle dont il avait fait sa femme, et, comme cetteunion avec une fille dont on ignorait le passé et la famille avaitséparé le négociant de ses parents ainsi que de la plupart de sesamis, il devenait presque impossible de retrouver miss Ada au delàde l’époque de son mariage.

Ce nom de Ricard, qu’elle avait pris ou reprisen arrivant à New-York, était-il même le sien ? M. Davisn’aurait osé l’affirmer et William Dow en doutait.

Les choses, on le voit, marchaient lentementet le mystère semblait se faire de jour en jour plusimpénétrable.

Albert Moor seul avait mené son œuvre à bonnefin. Douze ou quinze jours après sa nuit à la Morgue avec WilliamDow, il avait livré à M. Kelly une tête en cire qui, selontous ceux qui avaient connu Ada Ricard, était son imagefrappante.

Cette tête, véritable objet d’art, avait étéplacée par ordre dans une vitrine en dehors de la salled’exposition, dans la grande galerie publique, et elle attiraitencore chaque jour une foule considérable.

Elle devait rester là jusqu’à ce que l’affairefût terminée, d’une façon ou d’une autre, pour prendre placeensuite dans le curieux musée où l’on conserve, àBellevue-Hospital, les têtes des assassins et celles de leursvictimes.

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