La Femme de cire

Chapitre 3DEUX VILLAS À PRAIRIE-FIELDS

Ainsi que l’avait annoncé William Dow àM. Kelly, c’était bien à Boston, la ville qui, la première detoutes les cités américaines, s’est révoltée contre l’Angleterre en1773, c’était bien à Boston que James Gobson était venu s’installeraprès avoir quitté New-York, dans le but de fuir la curiositéindiscrète et fatigante de ses habitants.

Mais le bruit de l’erreur judiciaire dont ilavait failli être victime l’avait si bien précédé dans le chef-lieudu Massachusetts que huit jours après son arrivée, lorsqu’il épousamiss Ada Ricard, sa femme divorcée, les démocrates lui offrirent unbanquet et qu’il fut reçu avec acclamations au Parker-club, lecercle à la mode.

À l’imitation des désœuvrés et des richesindustriels, Gobson n’habitait pas la ville même ; il avaitloué à cinq milles de là, à Prairie-Fields, le Saint-Cloud deBoston, une jolie villa qui était devenue une somptueuse demeure,grâce au mobilier de miss Ada.

Cette habitation, ainsi que la plupart decelles de Prairie-Fields, était une élégante construction àl’italienne, au milieu d’un petit parc dont la grille ouvrait surune avenue.

Les murs qui la séparaient des propriétéscontiguës disparaissaient sous des plantes grimpantes, sauf dansune étendue de quelques mètres, à droite, où il existait une porteque les locataires précédents avaient fait ouvrir, pour pouvoircommuniquer, sans passer dehors, avec la maison voisine qui étaitoccupée alors par des personnes de leur famille. Mais ceslocataires avaient quitté Prairie-Fields, et comme James Gobsonn’habitait qu’une des deux villas, on avait condamné cetteporte.

Les deux époux vivaient bien sous le mêmetoit, mais à peu près séparés, ce qui aurait fort calmé la jalousiedu malheureux Saunders, s’il avait connu ce détail de l’existencede celle dont son cœur maudissait l’ingratitude.

La jeune femme occupait au premier étage de lamaison un ravissant appartement composé d’un grand salon, d’unboudoir, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de toilette. Laporte de cette dernière pièce se trouvait à la tête du lit,dissimulée par une portière de soie bleue. La chambre étaitentièrement tendue de la même étoffe.

James Gobson ne mettait, pour ainsi dire,jamais les pieds dans cette partie de la maison, car une foisinstallé et reçu dans le monde viveur de Boston, il avait reprisson existence et ses vices d’autrefois.

Sans se rappeler ce que ses habitudesd’ivresse, le jeu et ses mœurs brutales lui avaient coûté, depuisson divorce jusqu’aux soupçons qui l’avaient conduit au pied de lapotence, il était retombé dans les mêmes excès.

Il passait ses journées aux courses et sessoirées au club. Neuf fois sur dix, il était ivre lorsqu’ilrentrait chez lui au milieu de la nuit. Mistress Gobson avait alorstout à craindre des colères de son mari, et il fallait que cettefrayeur fut extrême, car elle n’osait ni répondre quand ill’injuriait, ni lui refuser l’argent qu’il gaspillait des deuxmains.

Si Saunders avait pu assister à une de cesscènes, il n’aurait certes pas reconnu la belle maîtressecapricieuse, fantasque et volontaire qui le menait jadis tambourbattant.

Cette vie était doublement pénible pourl’ex-miss Ada, car elle n’avait même plus Mary auprès d’elle. Aprèsavoir généreusement récompensé cette fille, Gobson l’avaitcongédiée, puis remplacée par une servante à laquelle iln’inspirait pas moins de frayeur qu’à sa femme.

Les autres domestiques de ce triste ménageétaient une cuisinière et un jardinier, gens qui s’intéressaientfort peu aux querelles conjugales des époux et qui, d’ailleurs, n’yassistaient que bien rarement, puisqu’elles se passaient fort tard,alors que, leur service étant terminé, ils s’étaient retirés dansle pavillon où ils logeaient.

Mistress Gobson vivait donc dans une solitudeabsolue. Sauf sa couturière, sa modiste et quelques autresfournisseurs, elle ne connaissait ni ne recevait personne, et cetisolement lui était douloureux, cela se lisait sur son visage.

Elle était toujours belle, mais son teintavait pâli, ses yeux s’étaient cernés. Toute sa physionomieexprimait le chagrin, la lassitude, le découragement.

Parfois, cependant, lorsque son maris’éloignait après quelque grossièreté ou quelque acte de violence,les regards de la jeune femme se faisaient éclairs et ses lèvres secrispaient dans un sourire menaçant.

On eût dit qu’en ces moments-là, il sesoulevait en elle un levain de révolte et de vengeance. Mais celane durait qu’un instant ; quelque pensée secrète et terriblefaisait passer en elle comme un frisson et elle éclatait ensanglots.

Ce qui augmentait encore le martyre de lajolie délaissée, ce qui lui rendait son existence plus horrible etson isolement plus cruel, c’était le spectacle qu’elle avait sousles yeux, lorsque, cachée derrière les rideaux de sa chambre àcoucher, au premier étage, elle plongeait ses regards dans le parcde la villa voisine.

Là, tout était calme, bonheur, pureté.

Cette maison était habitée par un homme d’unequarantaine d’années, d’une grande distinction, d’une physionomieparticulièrement intelligente, et par une jeune fille de seize ansà peine, d’une ravissante et douce beauté, qui avait auprès d’elle,en qualité d’institutrice ou de gouvernante, une femme déjà d’uncertain âge.

L’abandonnée mistress Gobson avait cru devinerlà d’abord un ménage dans la lune de miel et son cœur, sans qu’ellepût se dire pourquoi, en avait éprouvé un tressaillementdouloureux ; mais, s’étant renseignée, elle avait appris queson voisin s’appelait Charles Murray et que la jeune personne, quise nommait Jane, était sa fille ou sa pupille, et elle en avaitressenti comme un soulagement inespéré.

Dès ce moment, ce fut sans cette jalousieinconsciente des premiers jours qu’elle poursuivit ses observationsindiscrètes, et bientôt elle comprit, au despotisme avec lequel sapensée la ramenait à Charles Murray, qu’elle aimait cet inconnu quele hasard avait amené si près d’elle.

Peu disposée par son passé, son tempérament etses habitudes, aux amours platoniques et patientes, l’ex-Ada Ricardfit si bien que son voisin s’aperçut rapidement de l’attention dontil était l’objet, et il en fut évidemment aussi flatté que touché,car, moins de quinze jours après les premiers regards échangés,mistress Gobson, les lèvres humides et le sein oppressé, dévoraitfiévreusement ces deux lignes, qui lui étaient parvenues par dessusle mur, dans un bouquet de roses :

« Vous êtes adorablement belle et je vousaime. Comment me rapprocher de vous ? »

Son mari venait de partir pour son club ;il devait y dîner et y passer, selon sa coutume, la soirée et unepartie de la nuit ; mistress Gobson monta dans sa chambre, où,de sa fenêtre, elle aperçut son voisin, qui, feignant d’êtreabsorbé dans la lecture d’un journal, l’interrogeait des yeux.

Elle écrivit aussitôt quelques mots, lesglissa sous une enveloppe, dans laquelle elle enferma en même tempsun dollar pour lui donner le poids nécessaire, et lança le tout siadroitement que, franchissant l’espace, le projectile amoureuxtomba aux pieds de Charles Murray.

Celui-ci s’en saisit et lut :

« À huit heures, ce soir, au bout del’avenue. »

Il remercia d’un long regard, qui fit rougirde bonheur la jeune femme, et disparut pour rentrer dans sonappartement.

Charles Murray avait abandonné à miss Jane lepremier étage de sa villa, mais il s’était réservé aurez-de-chaussée deux pièces qui avaient une entréeparticulière.

L’une de ces pièces, la première, était unechambre à coucher ; la seconde, un cabinet de travail. Laporte de cette pièce était toujours soigneusement fermée ;personne n’y pénétrait jamais, pas même les domestiques de lamaison.

Murray, qui s’occupait de sciences, avait là,disait-il, des produits dangereux et des appareils fragiles qu’iltenait à défendre contre toute curiosité et tout contact. Lorsqu’ilétait venu s’installer à Prairie-Fields, lui seul avait reçu etouvert les caisses qui contenaient ces objets.

Ses ordres étaient rigoureusement respectés.Lorsque son ami ou tuteur était chez lui et qu’elle désirait levoir, miss Jane elle-même ne franchissait pas le seuil de cetappartement mystérieux ; elle l’appelait du dehors.

C’est dans son cabinet de travail que Murrayse rendit en quittant mistress Gobson, et si celle-ci l’avaitsuivi, elle eût été étrangement surprise, car, au lieu de couvrirson billet de baisers amoureux, comme elle le pensait peut-être,son voisin, une fois chez lui, prit dans son bureau un volumineuxdossier, en tira une lettre toute froissée, et, comparant cettelettre avec les lignes de la jeune femme, murmura :

– C’est bien la même écriture !

Pendant ce temps-là, Ada était plongée dansses rêves d’amour. Le moment de son dîner venu, elle se mit àtable, mais pour manger à peine. À huit heures, profitant de ce queses gens étaient à l’office, elle sortit furtivement de savilla.

La nuit commençait à tomber, l’atmosphèreétait tiède et parfumée. Mistress Gobson, enveloppée dans unemantille, pressa le pas, et bientôt elle aperçut, sous un desgrands arbres de l’avenue, celui qu’elle venait rejoindre.

Murray, qui l’avait reconnue, s’avançavivement à sa rencontre et lui dit d’une voix émue :

– Madame, pardonnez-moi d’avoir osétroubler votre solitude.

– Je vous pardonne, monsieur,répondit-elle, puisque me voici.

– Merci, merci de tout cœur !

Il lui offrit son bras ; elle le prit enlui disant :

– Vous m’avez écrit que vous m’aimiez,savez-vous qui je suis ?

– Je pourrais vous répondre non ;mais ce serait indigne de vous et de moi. Oui, je sais qui vousêtes. Le nom de votre mari m’a appris que vous étiez l’héroïne decet événement étrange dont tout New-York s’est occupé pendant deuxmois.

– Et c’est pour cela que vous m’avezadressé une déclaration ?

Elle avait prononcé ces mots d’un tonpiqué ; son bras s’était détaché de celui de son cavalier.

Après avoir pensé que l’homme vers lequel ellese sentait si violemment attirée ne connaissait rien de son passéet n’avait vu en elle que sa beauté et sa tristesse, la courtisanese disait qu’elle ne devait cet amour ou plutôt ce désir qu’à lavictoire facile que promettait sa réputation. La déception étaitcruelle !

Comprenant ce qui se passait dans l’esprit demistress Gobson, Charles Murray s’empressa de lui répondre, ens’emparant doucement de nouveau de son bras :

– Oh ! vous ne le croyez pas,madame ; je vous aime parce que vous êtes isolée, que je vousai jugée malheureuse, que vous êtes belle et que mon cœur, avided’affection, s’est lancé au devant du vôtre.

– C’est bien vrai, tout cela ?

Ada, qui ne demandait qu’à être convaincue,souriait.

– C’est bien vrai, répéta Murray, enpressant tendrement la petite main que la jeune femme s’étaitlaissé prendre.

– Et où nous conduira cet amour ? Jesuis mariée. M. Gobson est violent et jaloux.

– Comment avez-vous épousé une secondefois cet homme dont vous aviez eu tant à vous plaindre ?

– Ah ! je ne sais. La situationbizarre que la justice nous avait faite, le dégoût de l’existenceque je menais, la faiblesse !

– Divorcez une seconde fois.

– Impossible !

– Impossible ! pourquoi ?

– Parce que, sur le simple soupçon d’uneintention semblable de ma part, mon mari me tuerait. Vous le voyez,si je suis venue vous trouver, c’est surtout pour vous avertir dudanger auquel vous m’exposez. J’ai pu m’échapper aujourd’hui, maisdes sorties renouvelées sembleraient étranges à mesdomestiques ; nous ne recevons personne. M. Gobson nevous connaît pas.

– Je puis me lier avec lui.

– Je ne le crois pas et j’espère que non,pour vous.

– Si c’est le seul moyen de vous voir, devous parler, de vous dire que je vous aime.

– Oui, ce serait le seul ! Vousm’aimez donc ?

– Je n’ai jamais rencontré une femme plusséduisante que vous. Donnez-moi un peu d’espoir et je serai l’amide votre mari dans moins de huit jours.

– Faites cela et nous verrons. Enattendant, laissez-moi partir, mon absence pourrait êtreremarquée.

Charles Murray et la jeune femme retournèrentsur leurs pas, puis se séparèrent à une centaine de mètres de leursvillas, mais non sans avoir échangé un serrement de main rempli depromesses.

De retour chez elle, mistress Gobson gagnaimmédiatement sa chambre, où son premier regard fut pour une glacequi lui renvoya son sourire.

Les quelques instants qu’elle venait de passerdans un tête-à-tête amoureux lui avaient rendu toute sa beauté. Soncœur de courtisane ne battait pas moins de l’espoir de tromper qued’amour. Sa passion était faite autant de vengeance que d’appétitssensuels. Chacune des brutalités, chacun des mots blessants de sonmari lui seraient payés, à elle, par une caresse de son amant. Elleallait donc pouvoir se venger ! Tout son être en tressaillaitde joie.

Quant à Murray, après avoir refermé sans bruitla porte de son jardin qu’il avait laissée ouverte en sortant, ilétait rentré dans son cabinet de travail.

Tout à ses pensées, il n’avait pas aperçu, àdeux pas de la grille et dissimulée derrière un massif, une jeunefille qui le guettait sans doute, car l’émotion qui la saisit à savue fut si violente qu’elle dut se couvrir le visage de ses deuxmains pour étouffer un sanglot.

C’était cette jolie enfant dont la chastebeauté, éveillant la jalousie de mistress Gobson, avait, plusencore peut-être que tout autre sentiment, fait naître en son cœurde fille l’impérieux désir d’être aimée.

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