La Ténébreuse Affaire de Green-Park

Chapitre 12Un coup d’audace

Je comprends l’infortuné Pellisson élevant unearaignée dans son cachot de la Bastille pour charmer les loisirsd’une horrible captivité.

Je n’étais pas depuis une demi-heure en prisonque je m’étais moi-même découvert une araignée à apprivoiser.

Cette bestiole rétive d’abord, et absolumentinaccessible, parut peu à peu vouloir s’apprivoiser. Elle souffritensuite que je la regardasse sous toutes ses faces, se prêta à ceque je demandai d’elle pour que je visse bien sans doute à quelgenre d’araignée j’avais affaire, puis se laissa prendre enfin etsi bien que je ne la lâchai plus.

Cette araignée, c’est dans un coin de moncerveau que je l’avais découverte.

Je la sentis quelque temps confusément metrotter par la tête et je n’y prêtai pas plus d’attention qu’ilconvenait.

Cependant, comme elle devenait obsédante,force me fut bien d’en faire cas.

Je me livrai alors au jeu de la manipuler avecune curiosité d’instant en instant grandissante.

« Voyons, me disais-je, que signifie toutcela ? Je suis trouvé dans l’espace de deux minutes enpossession de l’argent dérobé à M. Ugo Chancer… cet argent estde l’argent criminel et le policier du Pacific Club a bienfait de me mettre en état d’arrestation… Il a obéi à la consigneque j’avais donnée moi-même… Cependant, comment me suis-je trouvéavoir en main cet or coupable ? Je n’avais plus un pennyvaillant et je venais d’emprunter cinq livres à M. Crawford…c’est donc de M. Crawford que je tenais les souverains marquésdu signe de Hugo Chancer… Comment se faisait-il qu’il eût lui-mêmeces souverains ? Les avait-il gagnés au jeu ? c’étaitplus que certain… Donc, un des assassins de Green-Park se trouvaitdans la salle et écoulait, sans se douter qu’elles fussentmarquées, les pièces de M. Chancer… »

La seule réponse satisfaisante, c’estM. Crawford lui-même qui pouvait me la donner.

J’avais timidement émis cette opinion devantle chef de poste mais il avait passé outre avec une indifférencequi m’avait surpris.

Je sentais, peut-être à tort, dans la façondésinvolte avec laquelle ce fonctionnaire avait agi à mon égard,une manifestation de cette jalousie sourde que vouent les officielsaux détectives amateurs.

J’aurais eu tort, évidemment, de compter surla moindre bienveillance de la part d’un inspecteur de police.

M. Crawford n’ayant pas été appelé às’expliquer, il me restait à découvrir avec mes propres moyens laclef de l’énigme.

Deux explications étaient égalementplausibles.

M. Crawford qui jouait au moment où jelui empruntai cinq livres, pouvait avoir à son insu, comme je ledisais tout à l’heure, ramassé les pièces suspectes avec songain.

Ou bien les souverains étaient auparavant lapropriété de M. Crawford et alors il fallait de toutenécessité que ledit M. Crawford justifiât de leurprovenance.

Je ne pouvais pas, de la prison où j’étais,établir, grâce à mon habituelle méthode inductive, par quelsprocédés, quelle succession d’intermédiaires, mon voisin deBroad-West se trouvait avoir dans sa poche l’argent provenant d’unvol qualifié.

Je pensai un moment à la possibilité d’unéchange de monnaie consenti par le chauffeur Slang à son maître…Sans doute cela était admissible, mais je n’en aurais le cœur netqu’en me retrouvant face à face avec M. Crawford.

Le lendemain, sans nul doute, suivant la loiaustralienne, on me ferait subir un interrogatoire plussérieux.

Il serait alors tout naturel que j’insistassepour être confronté avec le millionnaire.

Cela allait de soi et faisait si peu dedifficulté que j’en vins à penser qu’on me le proposeraitspontanément.

Cette formalité me parut même tellementinévitable, nécessaire, inéluctable que je résolus d’éviter à toutprix une telle confrontation.

En effet, la réponse de M. Crawfordserait certainement décisive.

L’affaire de Green-Park entrerait dès lorsdans sa dernière phase, mais elle m’échapperait en mêmetemps ; elle deviendrait la chose de la police.

J’en serais pour mes frais, mes calculs et mondévouement – dévouement qui allait jusqu’à me faire dévaliserd’abord et emprisonner ensuite – D’autres recueilleraient leslauriers de cette gloire si chèrement acquise.

Et cela, je ne le voulais à aucun prix.

Il fallait que j’eusse une explication avecM. Crawford ; mais il importait que cette explication eûtlieu en dehors de toute ingérence policière.

Il n’y avait à ce problème qu’unesolution : la fuite.

C’est alors que je commençai à prêter quelquecomplaisance à la petite bête qui me trottait dans le cerveau.

Cela avait une voix menue qui me murmuraitsans relâche :

– S’évader ? mais rien de plus simple…Est-il déshonorant de s’évader quand on a été emprisonné parerreur… Les barreaux ? ils ne sont jamais bien solides à laprison préventive… de simples épouvantails, tout au plus… Cepremier pas franchi, se laisser glisser en bas ? Rien… un jeud’enfant pour un homme de sport… Ah ! ça ne serait certes pasun tour de force héroïque à la Monte-Cristo.

Mais j’entends une grosse voix couvrir ici lepetit cri tentateur qui m’obsédait de plus en plus.

Cette voix est la vôtre, lecteur… Elleproteste, elle se récrie avec véhémence :

– À d’autres !… on ne s’évade pas ainsides prisons modernes… D’abord, pour se ménager une issue, il fautdes outils… Or vous n’aviez pas d’outils, monsieur… on vous avaitfouillé, vous nous l’avez dit vous-même.

– Oui, cher lecteur, on m’avait fouillé… etcependant j’avais sur moi un petit attirail d’évasion.

Je ne pensais certes pas avoir jamais à meservir d’une lime pour scier les barreaux d’une geôle ni d’unecorde solide pour me soustraire à la justice de mon pays.

Non, cette éventualité-là, je ne l’avais pasenvisagée…

Mais on ne sait jamais ce qui peut arriverdans le métier de détective.

Tout est possible ; on vient d’en avoirla preuve.

Je pouvais un jour ou l’autre être séquestré,mis au secret par des malfaiteurs, des jaloux, quesais-je ?

Et en prévision de cela j’avais toujours surmoi une de ces petites scies dont la description a été faitemaintes fois : un ressort de montre finement dentelé dont lesmorsures sont funestes aux barreaux des fenêtres, un vrai joujouqui ne tient pas plus de place qu’un cure-dent et que je conservaistoujours avec une petite pièce d’or, dans la doublure de mongilet.

J’avais aussi mon grand pardessus beige dontje ne me sépare jamais, quelque temps qu’il fasse et l’on a vu lesservices que cet overcoat m’avait déjà rendus en me permettant,grâce à sa doublure, de me livrer aux plus rapidestransformations.

Cette doublure avait aussi un autreavantage : elle recelait, outre quelques menus objets que jetenais à sauver des curiosités indiscrètes, une longue corde desoie aussi solide qu’un câble, grâce à la qualité de la soieemployée et au procédé de tissage.

Cette corde, à peine grosse comme un chalumeaud’avoine, et que je pouvais grossir en la doublant ou en latriplant, faisait plusieurs fois le tour de mon pardessus dans lacouture des bords inférieurs où l’épaisseur normale du vêtementrendait sa présence invisible.

Il faut être prévoyant quand on est détectiveet l’on voit que j’avais plus d’un tour dans mon sac… ou plutôtdans mon pardessus.

L’électricité brilla tout à coup au plafond dema cellule qui était des mieux aménagées. Outre la lumièreélectrique, elle comportait un lavabo complet avec jet d’eau froideet d’eau chaude, une table à écrire pourvue d’un menu matériel debureau, deux sièges dont un fauteuil en bambou et une crédence oùvoisinaient, avec des commentaires de la Bible, quelques livres devoyage et d’histoire.

Le lit, très simple, monté sur un sommiermétallique avait cet aspect d’élégance sobre que donnent l’extrêmepropreté et le luisant du cuivre soigneusement entretenu.

C’était en réalité un « home »confortable où il faisait bon vivre et je compris fort bien que depauvres diables préférassent cette hospitalité à l’abri précairedes garnis borgnes et des logis de rencontre.

Le repas qu’on me servit était fort mangeableet le gardien-chef de la prison me fit même l’honneur de venir metenir compagnie pendant que j’étais à table.

C’était un gros homme, au crâne piriforme, auxyeux rieurs et au nez rouge et pointu comme un piment.

– Vous savez, me dit-il, la lourde préventionqui pèse sur vous ?

– Je sais, monsieur… répondis-je en m’excusantde poursuivre la dégustation d’un haricot de mouton dont je lui fiscompliment.

– Votre affaire est très grave… Je n’ai pas àvous interroger… mais si j’ai un conseil à vous donner, c’est defournir sans réticences tous les détails possibles sur votrecomplicité dans le crime de Green-Park. Vous avez été écroué icisous un faux nom, hein ?

– Pourquoi aurais-je donné un faux nom,monsieur ?

– Ah ! ah ! ah ! mais pourégarer la justice, parbleu !

Je haussai les épaules.

Le gardien-chef me regardacurieusement :

– Vous paraissez avoir reçu une certaineéducation… c’est regrettable… oui, très regrettable… Allons,avouez-le, c’est la noce, n’est-ce pas, qui vous a conduitlà ? Ah ! ah ! ah ! Enfin la nuit porteconseil… pensez à ce que je vous ai dit…

Je remerciai le brave gardien et trèsostensiblement je fis mine de me coucher.

Le bonhomme me souhaita le bonsoir ; jelui rendis ses souhaits et il me laissa seul.

Neuf heures sonnaient à ce moment à l’horlogede Wellington-Gaol qui possède, par parenthèse, un carillon desplus harmonieux.

Bien que très calme de nature et aussi parprofession, j’étais, on le conçoit, d’une impatience fébrile.

Je n’osais pourtant mettre mon projet àexécution avant que les derniers bruits se fussent éteints dans laprison.

Il convenait d’agir avec prudence.

Je montai sur une chaise et jetai un coupd’œil par la fenêtre.

Des ombres passaient et repassaient dans unegrande cour à demi obscure ; c’étaient probablement desgardiens qui allaient prendre leur service de nuit.

De temps à autre, j’entendais de longs appels,un grand bruit de verrous et par-dessus tout cela le ronflementsourd et régulier de la machine à vapeur qui distribuel’électricité dans la prison modèle de Wellington-Gaol.

Enfin, vers onze heures, les couloirs et lesfenêtres des cellules parurent moins lumineux et un silence relatifremplaça le vacarme de tout à l’heure.

– Allons ! à l’œuvre… me dis-je.

J’atteignis au toucher la petite scie rouléeen spirale et dissimulée dans mon gilet, puis j’ouvris la fenêtreavec précaution.

C’était une sorte de baie cintrée de moyenneouverture qui présentait deux barreaux verticaux espacés l’un del’autre de vingt centimètres environ.

Comme je suis très mince, il me suffisaitd’enlever un seul barreau.

Je me mis donc au travail.

Les dents imperceptibles de ma scie faisaientmerveille. Je les sentais mordre âprement le fer et c’est à peinesi l’on entendait un léger crissement.

Tout en activant ma besogne, je mesurais del’œil la hauteur à laquelle je me trouvais. Rien d’une évasionromanesque du haut d’un donjon, en effet !… car ma celluleétait au premier étage du bâtiment. N’eussent été le risque defaire une chute sur quelque obstacle invisible et la crainte dubruit que produirait inévitablement la rencontre de mes bottinesavec le sol, j’aurais pu sauter simplement sans avoir recours à macorde.

Le barreau céda enfin.

D’une violente poussée, je l’écartai au dehorspour y glisser ma modeste corpulence. Cela fait, je revins à monlit, y pris mon overcoat, et d’un coup de dent, je pratiquai dansla doublure un tout petit trou par lequel je pinçai du bout desdoigts la corde enroulée à l’intérieur.

Cette corde extraite de sa cachette, je latriplai, non pour lui donner plus de force, car elle était, commeje l’ai dit, d’une solidité à toute épreuve, mais de façon àpouvoir la serrer avec mes mains, puis j’en fixai une extrémité aubarreau demeuré intact.

Tout était prêt…

J’écoutai encore pendant quelques minutes,puis j’endossai mon inséparable overcoat, enfonçai mon chapeaujusqu’aux oreilles et enjambai l’appui de la petite fenêtre.

En trois flexions de bras, j’avais atteint lesol où j’atterris sans faire plus de bruit qu’un oiseau se posantsur une branche.

J’éprouvai, je l’avoue, une réellesatisfaction à me sentir à l’air libre, quelque chose comme la joiedu collégien partant en vacances ou du militaire qui vient d’êtrelibéré.

– Aïe ! je m’étais réjoui troptôt !

J’étais dehors, sans doute, mais dans la cour…c’est-à-dire encore entre les murs de la prison.

Il me restait à franchir le pas le plusredoutable : la grande porte… et le cerbère qui la gardait nemanquerait certainement pas de s’étonner en me voyant surgir desténèbres. Il fallait payer d’audace jusqu’au bout.

Je me dirigeai donc, d’un pas assuré et enfaisant sonner le talon, vers la voûte sous laquelle s’ouvrait laloge du concierge.

Devant moi la lourde porte dressait sesvantaux ferrés et rébarbatifs.

Au delà c’était la liberté !

Ma foi, tant pis ! je jouai mon va-toutet, me ruant sur le guichet, je l’ébranlai d’un coup de poingformidable.

– Holà ! criai-je… holàdoor-keeper !(portier) awake !…awake !… (Réveillez-vous).

Il se fit un mouvement à l’intérieur de laloge… j’eus une seconde de véritable angoisse…

– M’entends-tu, brute, repris-je en haussantle ton… Lève-toi et vivement !

Une porte s’entre-bâilla et je vis apparaîtreà la lueur du falot qui éclairait la voûte, une figure d’homme maléveillée enfouie dans une barbe à la Robinson.

Je ne laissai pas le temps au brave portierd’ouvrir la bouche :

– Cours vite chercher un cab, enjoignis-je,une voiture quelconque à deux places… Monsieur le directeur mesuit…

L’homme me regarda en clignant des yeux, commeun hibou surpris par l’aurore :

– Ah ! c’est vous, monsieur Nash ?dit-il enfin.

– Bien sur… tu ne me reconnais donc pas ?Allons, dépêche-toi… nous venons de recevoir un coup de téléphone…il faut que nous allions immédiatement chez le chief-inspector…

Le portier balbutia, me sembla-t-il, quelquesexcuses, puis, ne prenant que le temps de s’envelopper d’une grandecapote, il sortit, fit jouer les ferrures sonores de la grandeporte, l’ouvrit mais se plaça devant moi pour me barrer lepassage.

– Eh bien… et ce cab ? répétai-je d’unton furieux.

– J’irai le chercher quand Monsieur leDirecteur sera là… Vous savez bien, monsieur Nash, qu’il ne veutpas que l’on sorte, passé dix heures…

– C’est vrai, dis-je en m’approchantsournoisement.

Et d’un swing vigoureusementappliqué, j’envoyai le malheureux door-keeper rouler sousla voûte.

Inutile de dire que lorsqu’il se relevaj’étais déjà loin.

Cette fois j’avais été bien servi par lehasard, puisque je ressemblais, paraît-il, à un certainM. Nash qui devait être quelque fonctionnaire important deWellington-Gaol.

Et, de fait, j’eus plus tard l’occasion deconstater qu’entre M. Nash et moi on pouvait parfaitement seméprendre.

Ainsi, sans m’en douter, j’avais un sosie dansune prison… un bon sosie, un sosie providentiel à qui je doisaujourd’hui d’avoir pu m’illustrer dans l’affaire deGreen-Park.

Un quart d’heure après, étendu sur labanquette d’un confortable wagon de première classe, je roulaisvers Broad-West.

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