La Ténébreuse Affaire de Green-Park

Chapitre 5Mauvais départ

Sans perdre une minute, je pris, comme on dit,mes jambes à mon cou dans la direction du petit bois qui m’avaitdéjà servi d’asile et j’en sortis presque aussitôt transformé enparfait gentleman.

J’avais même eu la chance de retrouver monchapeau.

Au lieu de rentrer chez moi, je me dirigeaiprécipitamment chez un marchand d’automobiles nommé Bloxham quidemeurait à l’entrée de la ville et je pénétrai dans son garage enhurlant :

– Bloxham !… Bloxham !…

Un petit homme aux yeux bigles sortit dederrière une auto dont il était en train de regonfler les pneus etme regarda d’un air ahuri :

– Qu’y a-t-il pour votre service,monsieur ? demanda-t-il en se découvrant.

– Voyons… avez-vous donc perdu la tête,Bloxham ? Comment ? vous ne me reconnaissezpas ?

– Non monsieur… c’est-à-dire qu’il me semblebien vous avoir déjà vu quelque part… mais…

Je songeai aussitôt à mon maquillage que jen’avais pas eu le temps d’enlever :

– Je vous dirai mon nom tout à l’heure… pourle moment contentez-vous de savoir que j’exige de vous un service…il faut que j’arrive à Melbourne avant le train qui part deBroad-West à onze heures quarante-six.

Le petit homme tressauta comme s’il eût étésurpris par un courant électrique, et ses deux pupilles vinrentaffleurer la racine de son nez.

– Vous n’y pensez pas ! s’écria-t-il ense retournant vers l’horloge placée dans le fond du garage… il estexactement onze heures quarante-deux ; le train va partir dansquatre minutes.

– Il le faut, vous dis-je… Je paierai ce qu’ilfaudra… et d’avance encore… Avez-vous une voiture prête ?

– Celle-ci… mais il faut que je regonfle unpneu…

– Faites vite alors !…

– Je vous assure, monsieur…

– M’avez-vous entendu, Bloxham ?

– Vraiment c’est impossible… oui, c’estréellement impossible… grognait le petit homme en ajustant sonraccord sur la valve… il faudrait faire du quatre-vingt-dix demoyenne…

– On fera du cent s’il le faut !m’écriai-je…

Et pendant que le pauvre Bloxham actionnaitdésespérément sa pompe, je pris un seau, allai le remplir à unefontaine et, me servant de mon mouchoir en guise de serviette,j’enlevai rapidement l’affreux enduit qui me barbouillait levisage.

– Eh bien ! me reconnaissez-vousmaintenant ? demandai-je en m’approchant.

– Oh ! Monsieur Dickson… Quellesurprise !… Ah ! par exemple !… Si jamais j’auraispu penser que c’était vous, ce vilain individu… pardon… je voulaisdire…

– C’est bon… hâtez-vous…

– Du moment que c’est pour vous obliger,monsieur Dickson, je ferai l’impossible…

Et de fait, Bloxham se mit à pomper avec uneénergie désespérée.

Cet homme me devait quelque reconnaissance,car je m’étais récemment occupé pour lui d’une affaire assezembrouillée, dans laquelle il se trouvait compromis, quoiqu’il fûttout à fait innocent, et j’avais fini par mettre la main sur lesvrais coupables.

J’avais sauvé la réputation de Bloxham etj’étais sûr qu’il ferait tout pour sauvegarder la mienne.

– Vite !… vite !… activons,m’écriai-je après avoir regardé ma montre… nous n’avons plus qu’uneminute…

– C’est prêt, monsieur Dickson, réponditBloxham en dévissant son raccord… Montez, nous allons partiraussitôt.

Et il appela :

– Jarry ! Jarry !

Une figure cramoisie s’encadra dans unguichet.

– Surveillez le garage… Jarry… je m’absentepour quelques heures… et surtout si M. Sharper veut encoreessayer la vingt-quatre chevaux, dites qu’elle est enréparation.

– All right ! réponditl’individu qu’il avait interpellé… on aura l’œil…

Déjà, Bloxham avait donné un tour de manivelleet le moteur battait avec une trépidation sonore.

Il sauta au volant, actionna le levier de miseen marche et nous partîmes.

À ce moment même, un coup de sifflet stridentnous annonçait l’arrivée en gare du rapide de onze heuresquarante-six.

La distance qui sépare Melbourne de Broad-Westn’est que de quarante-deux kilomètres par chemin de fer, mais on encompte cinquante-trois par la route qui décrit de nombreusescourbes et au milieu de laquelle se trouve une côte de douze centsmètres excessivement rapide.

De plus, – et là était la difficulté – lerapide qui ne s’arrête plus entre Broad-West et la capitale del’État de Victoria met juste vingt-cinq minutes pour effectuer leparcours.

Il fallait donc que nous le gagnions devitesse.

Avec une quarante chevaux comme celle que nousmontions, la chose était facile, en admettant que nous nerencontrions sur la route aucun encombrement et que noustraversions à toute allure Long-House et Merry-Town, deux petiteslocalités assez désertes, situées sur notre passage.

Pendant sept kilomètres environ, nouslongeâmes la voie du chemin de fer et je pus constater avec un vraibonheur que nous « semions » le rapide, mais il nousfallut bientôt nous engager dans un chemin sinueux et aborder lafameuse côte de Devil, dont la pente, d’après les cartes, est devingt pour cent !

L’auto de Bloxham enleva la rampe en troisièmeet dévala ensuite vers Long-House à une allure fantastique.

Le rapide devait être à cette minute très loinderrière nous et je jubilais intérieurement, en songeant à latranquillité de Slang, qui était à cent lieues de se douter qu’undétective allait le prendre en filature au débarcadère de Melbournepour ne plus le lâcher d’une semelle.

Mon plan était simple.

Je m’attacherais à ses pas, ou si besoinétait, je le ferais suivre par des agents secrets, ma modestepersonne, quelque active qu’elle fût, n’étant pas encore parvenue àse dédoubler.

Il fallait, en effet, avant de mettre lesmenottes à mon « pseudo-cousin », recueillir certainsindices qui m’étaient indispensables. L’assassin de M. UgoChancer pouvait avoir des complices. Je me trouverais alors avoiraffaire à une bande puissamment organisée pour le cambriolage et levol.

Si cela était, la découverte d’une associationde malfaiteurs, sur d’aussi faibles indices, me classeraitdéfinitivement parmi les plus fins limiers de police et une penséed’orgueil intime, autant que de curiosité professionnelle,m’aiguillonnait de plus en plus à mesure que nous approchions deMelbourne.

Oui, plus je réfléchissais, plus j’arrivais àme persuader que j’allais me trouver en présence d’une sorte deRobber’s Company semblable à celle de Brisbane.

Slang paraissait trop sot pour avoir conduitseul cette affaire… Cependant il était l’instrument du meurtre,tout en témoignait et il importait d’élucider promptement ce quirestait de ténébreux dans l’exécution d’un crime aussi habilementconçu.

Et d’abord, il n’était pas admissible que levoleur-assassin s’en fût allé sans tirer aucun profit de soncrime.

Nous avions trouvé dans le secrétaire deM. Ugo Chancer une forte somme en or, mais il n’était pascroyable que la fortune du vieux de Green-Park se réduisît à centquatre-vingt-trois livres en monnaie courante.

Il devait avoir des titres déposés chez un ouplusieurs hommes d’affaires, comme l’insinuait le chief-inspectorBailey.

Peut-être ?

Mais cela n’expliquait pas le geste,véritablement par trop désintéressé, du cambrioleur assassin.

De toute façon, il était urgent que j’entrasseen relations avec l’homme d’affaires de la victime ; or unhasard providentiel m’avait, on le sait, livré le nom de M. R.C. Withworth, 18, Fitzroy Street, à Melbourne.

Je devais donc m’adresser à ceM. Withworth qui envoyait au défunt des plis cachetés etsemblait être, sinon le confident, du moins l’intermédiaire entreM. Ugo Chancer et les différentes banques d’Australie.

Nous venions de dépasser Merry-Town et nousapercevions déjà les premières maisons de Melbourne, quand notreautomobile eut soudain des ratés.

Cela se traduisit d’abord par quelquesexplosions rapides et bruyantes qui peu à peu s’atténuèrent pour sechanger en un pénible crachotement de valétudinaire.

C’était la panne ! l’affreuse pannedevenue pourtant si rare aujourd’hui grâce aux merveilleuxperfectionnements de l’industrie automobile.

J’avais pâli et Bloxham avait proféré un moténergique que la bienséance ne me permet pas de reproduire ici…

– Voyez vite ce que c’est ! m’écriai-jeen secouant mon malheureux conducteur par le bras.

Bloxham sauta sur la route, releva le capot dela voiture et se mit à examiner les quatre cylindres.

– Eh bien ? demandai-je…

– C’est l’allumage qui ne se fait plus,répondit-il, le nez sur le moteur.

– Vérifiez vite… by God !

– Les bougies sont en bon état…

– Votre huile donne bien ?

– Oui…

– Alors ?

Tout à coup, il se frappa le front d’un gestedésespéré, courut au réservoir de cuivre placé à l’arrière de lavoiture, en dévissa rapidement le bouchon et s’écria, après avoirjeté un coup d’œil dans l’intérieur :

– Il n’y a plus d’essence, monsieurDickson !…

J’eus envie de sauter sur cet homme, de leprendre à la gorge et de l’étrangler comme un poulet…

Fort heureusement, je me contins et ma rages’exhala en injures et en imprécations.

– Je croyais que nous aurions assez d’essence,monsieur Dickson, balbutiait Bloxham en se frappant la poitrine àcoups redoublés comme un gorille aux abois.

– Vous croyiez ! vous croyiez !…Ah ! idiot ! crétin ! triple brute !… Vousmériteriez… À cause de vous un assassin des plus dangereux vam’échapper… Je vais être perdu de réputation… Je…

Le sifflet narquois du rapide passant àquelques mètres de la route me coupa la phrase sur les lèvres et mejeta dans un état de fureur indescriptible…

Si encore j’avais pu télégraphier, téléphonerà la gare de Melbourne… Mais non, nous étions à trois milles aumoins de Merry-Town et le train serait arrivé avant que j’eusseatteint le bureau de poste de cette localité.

J’étais hors de moi… Je trépignais comme unenfant à qui on a volé ses billes, et un facteur qui passait sur laroute me prit sans doute pour un fou, car il s’enfuit de toute lavitesse de ses jambes.

Quant à Bloxham il s’était accroupi dans lapoussière et poussait des cris déchirants.

Je regrette qu’un photographe amateur ne nousait pas pris à ce moment avec son kodak car cela aurait fait uncliché des plus amusants pour le Great Humoristic oul’Australian Jester.

Enfin je me calmai et regardai ma montre.

Il était exactement midi dix et l’expressallait entrer en gare de Melbourne…

– Tout n’est peut-être pas perdu… pensai-je.Il se peut fort bien que mon Slang revienne à la villa Crawford…Somme toute, il n’a aucune raison de se méfier… Pourquois’enfuirait-il ? Ce serait avouer son crime…

Et j’en arrivai presque à me persuader que jele retrouverais le soir, dans le petit pavillon dont il m’avaitfait les honneurs avec une cordialité si touchante.

En tout cas, puisque je l’avais laissééchapper, il fallait que je continuasse mon enquête, que je visseM. Withworth et le chief-inspector de Melbourne. Et qui saitsi je ne rencontrerais pas ce bandit de Slang dans quelque rue dela ville ? C’était un alcoolique invétéré et il serait biensurprenant qu’il ne fît pas de nombreuses stations dans les bars deCollingswood ou de Northcote.

– Combien d’ici à Melbourne ? demandai-jeà Bloxham qui se lamentait toujours dans la poussière.

– Quatre milles, monsieur Dickson… bégaya lepauvre homme en agitant ses petits bras pareils à des ailerons.

– C’est bien… je vais les faire à pied.Excusez-moi, Bloxham, si je vous ai un peu malmené tout à l’heure,mais je ne vous en veux plus… Combien vous dois-je ?

– Vous plaisantez, monsieur Dickson…D’ailleurs je n’accepterai jamais de vous quoi que ce soit… je vousdois trop pour cela… Ah ! quelle fatalité, byGod ! quelle fatalité ! Pour une fois que je voulaisvous être agréable !

– L’occasion se représentera, Bloxham,soyez-en sûr… Et tenez… puisque vous désirez m’obliger, il y a unmoyen…

– Oh ! dites, monsieur Dickson !

– C’est d’avoir toujours dans votre garage deBroad-West une voiture prête à partir… une voiture avec del’essence… par exemple…

– Comptez sur moi, monsieur Dickson… etveuillez encore une fois agréer toutes mes excuses…

– Vous êtes tout excusé, mon ami, répondis-jeen donnant au malheureux chauffeur une tape amicale dans le dos –ce qui eut pour effet de soulever un affreux nuage de poussière –et croyez que je regrette vivement les qualificatifs un peudésobligeants dont je me suis servi à votre endroit… Allons,good bye !… J’irai probablement vous rendre visite cesoir…

Et après m’être épousseté tant bien que malavec mon mouchoir, je me dirigeai pédestrement vers Melbourne.

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