La Ténébreuse Affaire de Green-Park

Chapitre 14Où je stupéfie successivement mon geôlier, le directeur de laprison et le chief-inspector de Melbourne

Lorsque, fidèle comme Régulus à la paroledonnée, je me fis ouvrir la porte de Wellington-Gaol, la premièrepersonne que je rencontrai sous la voûte fut le gardien-chef aucrâne piriforme et au nez écarlate.

– Comment !… vous voilà, vous,s’écria-t-il… Votre affaire est bonne… ah ! vous pouvez vousvanter de donner du tracas aux gens ! Que désirez-vous àprésent ? Que voulez-vous ?

Je laissai passer ce premier flot de mauvaisehumeur, puis soulevant très poliment mon chapeau :

– Voudriez-vous, dis-je, avoir l’obligeance dem’annoncer au directeur ?

– Je crois bien que je vais vousannoncer ! Vous n’aviez pas besoin de le demander ! il vavous recevoir le Directeur…

Et comme le gardien ne semblait guère presséde me conduire auprès de son chef, je hasardai :

– Qu’attendons-nous ?

– Que huit heures aient sonné. M. ledirecteur est en train de prendre son bain. Mais venez avec moi…vous pourriez vous échapper encore et maintenant que je voustiens…

– Serais-je revenu si mon intention était defuir ?

– C’est juste, mais avec un humbug devotre espèce, on ne peut jamais savoir… Tenez, vous me rappelezHarry Fowler ; c’était un type dans votre genre.

La comparaison n’avait rien de flatteur, carce Harry Fowler était le plus détestable gredin qu’eût jamaisproduit l’Australie…

Huit heures sonnèrent.

– Allons ! dit le gardien.

Nous traversâmes la cour d’honneur, montâmesun perron orné de fleurs en haut duquel s’ouvrait une porte vitrée,puis, une fois dans le vestibule, nous attendîmes.

Derrière la cloison j’entendais la voixirritée du directeur.

Il gourmandait un de ses scribes, le traitaitde paresseux et d’incapable, en frappant à coups de poings sur lesmeubles.

Enfin mon tour d’audience arriva.

En me voyant entrer, le directeur s’inclinafort cérémonieusement de quarante-cinq degrés, mais quand legardien-chef lui eut appris qui j’étais, il changea aussitôtd’attitude.

– Ah ! dit-il, c’est ce voyou qui nous abrûlé la politesse… Qui l’a repincé ?

– Personne, répondit le gardien… Il est venude lui-même se constituer prisonnier.

Le directeur qui était un gros hommeapoplectique faillit suffoquer d’étonnement et me regarda d’un airébahi.

– Vous n’êtes pas un prisonnier ordinaire,vous… finit-il par articuler.

– En effet, lui dis-je… et si vous voulez bienm’accorder seul à seul un moment d’entretien, je vais vousapprendre une chose qui va certainement vous surprendre.

Le directeur hésita quelques instants, puisaprès s’être assuré que son revolver était dans le tiroir de sonbureau, il se campa devant la cheminée et dit au gardien :

– Sortez, Plumcake.

Le gardien obéit.

Quand il eut refermé la porte :

– Eh bien ! je vous écoute, me ditfroidement le directeur.

– Monsieur, commençai-je, je vous dois d’aborddes excuses pour la façon assez cavalière dont j’ai dû me séparerde vous… Cela répondait aux procédés un peu brusques que la policeavait employés pour me confier à vos soins… sans même se donner lapeine de vérifier mon identité.

Et après avoir sorti les pièces justificativesdont je m’étais muni, lors de mon court passage chez moi, je reprisd’un ton calme :

– Je vous répéterai donc ce que j’ai déjàvoulu faire entendre au chef de poste : je suis Allan Dickson…Voici mes papier !

Le directeur parcourut négligemment lescertificats dûment revêtus d’estampilles que je lui soumettais etme dit brusquement :

– S’il est vrai, monsieur, que vousapparteniez par quelque côté à l’administration de la justice, vousauriez dû vous montrer, plus qu’un autre, respectueux de sesarrêts.

– C’eût été mon plus vif désir, mais cettesoumission passive n’eût abouti qu’à la constatation stérile d’uneerreur… D’autre part, je suis détective et, hier encore, j’étaissur la piste de l’assassin de M. Ugo Chancer… Ma présence àBroad-West était absolument indispensable… et à tel point que jetiens maintenant cet assassin, monsieur… et puis le livrer à lajustice.

Le directeur me regarda d’un airméfiant :

– Qu’est-ce qui me prouve que vous dites lavérité ?

– Ceci, monsieur (et je désignais mes papiers)ceci d’abord… et puis le témoignage du chief-inspector lui-même quiest au courant de certains détails et auprès duquel je vous prie deme faire conduire sans retard.

Le fonctionnaire parut choqué de ce derniermot.

– Sans retard… répéta-t-il ironiquement.

– Sans retard, oui monsieur… parce qu’il y vade l’arrestation d’un malfaiteur des plus dangereux et que chaqueminute d’atermoiement fait peut-être une victime de plus sur leterritoire australien…

Le directeur parut ébranlé :

– Vous allez être confronté à l’instant avecle chef de police, dit-il… Je vous accompagnerai moi-même, maisprenez garde… Si vous avez voulu en imposer à la justice, votresituation sera particulièrement grave, cette fois…

Je regardai fixement moninterlocuteur :

– Serais-je ici, monsieur, si telle avait étémon intention ?

Le directeur prit son chapeau, un vieux gibusde forme archaïque, aux bords minuscules, endossa un long pardessusmastic exagérément garni d’américaines, puis ouvrit la porte de soncabinet.

– Plumcake, dit-il au gardien, allez mechercher Big.

Quelques instants après, le geôlier revenaitavec une sorte de géant qui portait l’uniforme bleu et rouge desgardes-chiourme de Wellington-Gaol.

Le directeur qui ne semblait avoir en moiqu’une confiance médiocre me remit entre les mains – et quellesmains ! – du surveillant Big, puis nous montâmes tous lestrois dans un coupé automobile qui stationnait au bas duperron.

Il était exactement huit heuresquarante-cinq.

À neuf heures précises, nous arrivions auPolice-Office où M. Coxcomb nous recevait immédiatement dansson cabinet.

Là, le directeur de la prison entrepritd’abord d’exposer mon odyssée : le chef de police parut prêterpeu d’attention à ce discours.

– C’est une erreur regrettable, dit-il, quiest à la charge de mes agents… comme il y a, à votre charge,M. Allan Dickson, un acte de rébellion, d’effraction et dedétérioration de matériel appartenant à l’État. Cette affairesuivra son cours à part. Vous avez tenu à me parler… je vousécoute…

– Monsieur le chief-inspector, dis-je d’unevoix vibrante, l’assassin de Green-Park est démasqué.

– Par vous ?

– Par moi.

– Seul ?

– Seul… et je dirai même envers et contre lesefforts qu’a faits la police pour m’en empêcher.

– Passons… L’assassin a-t-il descomplices ?

– Peut-être… du moins cela paraîtprobable…

– Son nom ?

– Gilbert Crawford, de Broad-West.

Le chief-inspector et le directeur de laprison sursautèrent en même temps.

– M. Gilbert Crawford, lemillionnaire ?

– Il passe pour tel, en effet, monsieur lechief-inspector.

– Le richissime propriétaire deBroad-West ?

– Propriétaire de quoi ? monsieur… Nousvivons ainsi d’idées toutes faites… les apparences sont parfoistrompeuses…

– Mais… un tel homme…, reprit le hautfonctionnaire de la police, interloqué… un tel homme… pour quellesraisons se serait-il fait assassin ?

– Pour voler… tout simplement… le volconstitue ses seuls moyens d’existence.

Le chief-inspector parut consulter du regardle directeur de la prison et je lus dans ses yeux une nuanced’incrédulité.

– Au surplus, repris-je, je m’offre à faire,dès ce soir, la démonstration de ce que j’avance.

– À l’instant même, monsieur Allan Dickson, àl’instant même…

– Non, si vous le permettez, monsieur lechief-inspector… ce soir seulement… Je vous dirai pourquoi après…ou plutôt vous le comprendrez vous-même… Voulez-vous me laisser laconduite de cette affaire que j’ai menée jusqu’à ce jour ?

– Faites…

– En ce cas, je vous demanderai deuxinspecteurs expérimentés, déterminés et de taille à soutenir unelutte, s’il y a lieu… J’emmènerai ces messieurs à Broad-West… lereste me regarde.

– Vous aurez vos deux inspecteurs, monsieurDickson, mais prenez garde… vous pouvez vous tromper… Songez auxterribles conséquences, que pourrait entraîner une arrestationarbitraire… surtout l’arrestation de M. GilbertCrawford !…

– Est-il nécessaire, monsieur lechief-inspector, de vous rappeler mes précédents états de serviceet de vous remettre en mémoire les différentes affaires qui m’ontvalu du lord-chief des félicitations et des témoignages desympathie ? N’est-ce pas moi qui ai élucidé l’affaire siembrouillée de la Tortue rouge le meurtre mystérieux dubanquier Pound, le drame de Wimblester-House, n’est-ce pas moiencore qui…

Le chief-inspector m’arrêta, d’ungeste :

– Je sais… je sais… dit-il… que vous aveztoujours fait preuve de tact et d’habileté… mais il faut y prendregarde, monsieur Allan Dickson… notre métier est dangereux… onréussit dix affaires et un beau jour on commet une« gaffe » impardonnable qui rejaillit sur la police toutentière…

– Si je parle avec tant d’assurance, monsieur,c’est que j’ai fait une enquête minutieuse et que je tiens en mainle fil de l’affaire de Green-Park… J’ai des preuves… des preuvespalpables… et quand je vous dis : M. Crawford estl’assassin de M. Ugo Chancer, c’est que j’en suis sûr… c’estque j’ai vu chez lui les titres volés et les pièces d’orpoinçonnées d’une étoile…

– Cela suffit, monsieur Dickson, j’aiconfiance en votre flair… cependant… j’avoue ne pas très biencomprendre pourquoi vous vous êtes fait arrêter au PacificClub…

– M. Gilbert Crawford vous l’apprendraavant peu, monsieur le chief-inspector.

– C’est bien… je vous donnerai deuxinspecteurs ainsi que je vous l’ai promis, mais pour dégager maresponsabilité en cette affaire – dans le cas peu probabled’ailleurs où elle tournerait mal – je vous serais obligé, monsieurDickson, de vouloir bien rédiger devant moi une dénonciationformelle.

Je pris une plume et traçai ces mots sur unefeuille à en-tête du Police-Office :

« Je soussigné Allan Dickson, détective,demeurant à Broad-West, affirme sur l’honneur que M. GilbertCrawford est l’assassin de M. Ugo Chancer et qu’il a pris à cedernier les titres de la Newcastle Mining Cofrappés d’opposition par M. Withworth ainsi que les piècesd’or poinçonnées d’une étoile à six branches.

« J’affirme en outre que M. GilbertCrawford m’a dérobé mon portefeuille. »

Et je signai.

Le chief-inspector lut le papier, le tendit audirecteur de la prison, puis prononça d’une voix grave :

– Cette accusation est formelle… SiM. Crawford est innocent, M. Dickson supportera seul lepoids de son erreur… C’est bien entendu, n’est-ce pas ?… vousn’avez plus rien à ajouter ?

– Non, monsieur, répondis-je.

– En ce cas, vous êtes libre… Voulez-vous quej’envoie immédiatement les agents à Broad-West ?

– Non, c’est inutile, répondis-je… D’ailleurs,si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je pourrais requérir surplace l’inspecteur Bailey et le constable Mac Pherson qui ontprocédé aux premières constatations, à la maison du crime.

– Je vous y autorise.

Et le chief-inspector s’asseyant à son bureaume signa un mandat d’arrêt en bonne et due forme, en spécifianttoutefois en marge que c’était sur ma demande qu’il ledélivrait.

Il évita aussi de faire allusion à l’affairede Green-Park.

C’était un homme prudent qui craignait lescomplications et ne se compromettait jamais ; il laissait cesoin à ses agents et aux pauvres détectives.

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