La Ténébreuse Affaire de Green-Park

Chapitre 11L’étoile à six branches

Sans en rien laisser paraître, je dévisageais,tout en ayant l’air de suivre la partie, les joueurs réunis autourde moi, et mon attention fut tout à coup éveillée par un individu àl’allure assez gauche qui rôdait près des tables. Cettepréoccupation me retint-elle trop ? La fortunetourna-t-elle ?

Toujours est-il que je me mis à perdre.

Dès lors, entraîné sur la pente, je perdis ceque je voulus.

Tout mon gain y passa et aussi ce qui merestait de monnaie disponible.

Je voulus me retirer de peur d’être tentéd’attaquer ma réserve de banknotes, mais je m’étais sottementengagé au delà de ce que j’avais devant moi, et je dus donc, bongré mal gré, avoir recours à mon portefeuille.

Je mis la main dans la poche intérieure de monveston et soudain j’eus peine à réprimer un cri :

Mon portefeuille avait disparu !

Je me tâtai, fouillai mes autres poches…

Rien !

J’étais volé !

Cette petite fantaisie me coûtait cinquantelivres… mon revenu d’un mois…

Il fallait cependant que je fisse figure.

Je me souvins alors de l’offre obligeante deM. Crawford et m’approchant du millionnaire, je lui exposaimon cas à voix basse.

M. Crawford gagnait maintenant… mamésaventure ne lui parut mériter qu’une médiocre attention.

– Qu’à cela ne tienne, dit-il sans lever lesyeux… Combien vous faut-il ?

– Cinq livres… ce sera suffisant.

Et le regard toujours fixé sur la roulette, lemillionnaire prit à côté de lui, sur le tapis, cinq souverainsqu’il me glissa discrètement dans la main.

Je remerciai mon obligeant ami, puis je revinsà ma place et jetai les cinq livres sur la table.

À ce moment, je vis le louche individu quej’avais déjà remarqué se pencher sur mes pièces d’or, en prendreune entre ses doigts avec un sans-gêne qui m’exaspéra, puis lareposer en souriant d’un air stupide.

– C’est quelque fou, pensai-je… un fétichistequi consulte le millésime de mes souverains.

– Laissez donc cela… lui dis-je.

Il me regarda effrontément et prit deuxsouverains après avoir fait un signe au croupier.

– C’est à vous, ces pièces d’or ?demanda-t-il.

– Oui, répondis-je… ce n’est pas à vous, jesuppose ?

L’inconnu s’avança vers moi et me dit à voixbasse :

– Veuillez me suivre.

Et comme je protestais, il tira de sa pocheune carte orange que je connaissais bien.

Cet homme était un inspecteur de la policesecrète !

Si le lecteur manifeste ici quelqueétonnement, qu’il sache bien que ma stupéfaction ne le céda en rienà la sienne, quelle qu’elle soit.

Arrêté, moi Allan Dickson, détective !arrêté dans l’exercice de mes fonctions ! arrêté par une sortede confrère d’ordre inférieur, alors que j’étais venu en cetendroit précisément pour m’assurer de sa présence, et par combled’ironie, au moment où je venais d’être volé par un habilepick-pocket !

Je ne sais ce qui l’emportait à ce moment,dans mon âme tumultueuse, de la surprise ou del’indignation !

Ceci ou cela me laissa quelques minutes sansréplique, dans l’impossibilité absolue de formuler uneprotestation.

Je me suis rarement vu dans un étatd’ahurissement aussi complet.

Heureusement, les impressions les plusviolentes sont chez moi de courte durée.

Sous les regards étonnés des joueurs, j’avaissuivi l’agent hors de la salle sans dire le moindre mot, mais unefois dehors, je recouvrai toute ma présence d’esprit.

Regardant alors dans le blanc des yeux lereprésentant de la force publique, je lui dis d’une voixsifflante :

– M’expliquerez-vous, monsieur, ce quesignifie cette comédie ?

– Je n’ai rien à vous dire, monsieur.

– Je suis Allan Dickson… insistai-je… veuillezvoir vous-même…

– Je n’ai rien à voir… vous vous expliquerezau poste.

Tous les efforts que je fis pour arracher àcet obscur suppôt de police un semblant d’explication furentabsolument inutiles.

L’agent appela un policeman et nous montâmestous trois dans un cab qui partit à vive allure.

En dix minutes, nous fûmes rendus aucommissariat où le chef de poste, montrant un empressement dont jefus intérieurement très flatté, se trouva aussitôt en dispositionde procéder à mon interrogatoire.

C’est ici que ma surprise devint del’ébahissement, mon ébahissement de la stupeur !

J’étais le jouet d’un enchaînement de faitsdont l’ordre logique échappait absolument à ma méthode, et lespremiers mots du chef de poste me laissèrent béant :

– C’est vous, Alsop, dit-il à l’agent encivil, qui étiez de service au Pacific Club ?

– Oui, chef.

– C’est là que vous avez arrêté cetindividu ?

– Oui, chef.

– Dans quelles circonstances ?

– J’ai suivi point par point la consigne quim’avait été donnée… Monsieur jouait à la roulette… ses alluresétranges ont attiré mon attention… il avait l’air de se méfier dequelque chose et regardait sans cesse autour de lui. Je l’aisurveillé et pris sur le fait…

– Que faisait-il ?

– Il venait de jeter sur la table de jeu cinqsouverains…

– La déclaration de l’agent est-elleexacte ? demanda le fonctionnaire.

– Absolument exacte, répondis-je, necomprenant pas encore de quel délit j’étais accusé.

– C’est bien… Continuez, Alsop.

– Monsieur avait donc jeté sur la table cinqsouverains… J’en vérifiai l’effigie, suivant les instructions quej’avais reçues… Deux étaient tournés du côté face et portaient trèsnettement l’étoile à six branches à la section du cou de laReine…

Je ne savais si je devais m’indigner ouéclater de rire… Le comique d’un homme arrêté d’après ses propresindications était vraiment irrésistible, encore que je fussevictime du quiproquo le plus fantastique.

J’essayai de mettre un peu de lumière dans cesténèbres.

C’était vouloir tenter l’impossible !

Le chef ne m’écoutait pas ; il fouillaitdans ses dossiers.

De son côté, l’agent qui m’avait arrêté tiraitdeux souverains de sa poche et les faisait sonner sur lebureau.

– Voici, dit-il avec un fin sourire, lespièces que j’ai saisies…

Le chef examina attentivement les souverains,puis il me les soumit :

– Vous reconnaissez que vous avez été enpossession de ces pièces ? demanda-t-il.

– Je ne sais, répondis-je… mais du moment quevotre agent l’affirme…

– Eh bien ! ces pièces proviennent toutsimplement d’un vol avec effraction accompagné d’assassinat sur lapersonne de M. Ugo Chancer, de Green-Park… Qu’avez-vous àrépondre ?

– Que je n’y comprends absolument rien…Cependant, on pourrait utilement invoquer le témoignage deM. Crawford, le millionnaire, de Broad-West de qui je tiensces souverains… Lui seul en indiquerait certainement la provenance…mais je puis d’ores et déjà vous donner mon opinion…

– Nous n’avons que faire de votre opinion,répondit le chef d’un ton sec… Vous prétendez être le détectiveAllan Dickson ?

– Cela, oui…

– Vous persistez à l’affirmer ?

– Je persiste.

– C’est bien… Vous êtes un gaillard audacieux,mais vous ne vous tirerez pas de là facilement…

– C’est ce que nous verrons.

Le policier appuya sur un timbre et deuxpolicemen parurent.

– Conduisez cet homme à Wellington-Gaol, leurdit-il…

Je suis fataliste et je crois que lesévénements s’enchaînent suivant un ordre rigoureusementmathématique. Ils ne nous apparaissent pas toujours logiques, maisils ont évidemment une raison d’être. S’il nous est permisd’employer notre sagacité à en découvrir le premier chaînon, enrevanche, il serait absurde de vouloir nous opposer à leurdéveloppement naturel.

C’est pourquoi je me résignai.

Je me prêtai de bonne grâce à la formalité dela fouille, me laissai docilement passer les hand-cuffs etmontai dans un affreux fourgon grillagé en cédant courtoisement lepas, en gentleman correct, aux deux policemen quim’accompagnaient.

Un quart d’heure après, j’étais jeté dans unecellule de la prison de Wellington-Gaol, comme le dernier desvagabonds ramassé sur le port de Melbourne ou dans quelque boardinginterlope de Footscray street.

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