La Ténébreuse Affaire de Green-Park

Chapitre 8Où je retrouve ma piste

L’agence Pinkerton brothers, 446, Broadway, àNew-York est, sans contredit, la plus puissante organisation derecherches privées qui soit dans le monde entier.

Je n’ai pas ici à en faire l’éloge ni à enexposer les procédés, car on pourrait croire que je reçois unesubvention de cette agence.

Elle est d’ailleurs universellementconnue.

Qu’il me suffise de constater que les frèresPinkerton concurrencent quotidiennement la police de l’ancien commedu nouveau continent et qu’ils livrent en un jour à la justice plusde criminels que toutes les polices réunies.

L’agence a des ramifications dans tous lespays du globe et il n’est pas de ville ou de comptoir commercial oùelle n’entretienne un ou plusieurs représentants.

Tous les voleurs, escrocs, maîtres-chanteurset criminels ressortissent à la maison-mère de New-York où leursfiches sont gardées, classées par ordre et sériées, suivant lacatégorie de malfaiteurs à laquelle ils appartiennent.

Là est la force de l’agence Pinkerton.

Les professionnal robbers (voleurs,cambrioleurs et pick-pockets) forment une de ces séries ; lesfaussaires, une autre ; les « fractureurs » decoffres-forts, une troisième ; les voleurs de titres, unequatrième ; et ainsi des escrocs, incendiaires, assassins,faux-monnayeurs et tutti quanti.

Il a été prévu chez les frères Pinkertonautant de catégories qu’il y a de façons d’abuser de son prochain,au mépris des lois.

Et la liste n’est pas close !… elle ne lesera probablement jamais !…

Dès qu’un malfaiteur est signalé au siègesocial de l’agence Pinkerton, son nom reçoit aussitôt l’étiquettecorrespondant à sa spécialité. Il se trouve là en compagnie demilliers d’individus de toute nationalité réunis par la fraternitédu crime.

Qu’un attentat se produise quelque part :effraction ou cambriolage, communication est aussitôt donnée auxautorités qui la demandent, de toutes les références de la sériecorrespondante : cambrioleurs ou« fractureurs ».

Il est dès lors aisé à la police de découvrirles complices de son triste client, s’il en a.

C’est même le seul procédé vraiment rapide etsûr de reconstituer une bande organisée.

Tous les détectives connaissent la maisonPinkerton de New-York et s’y adressent dès qu’ils ont en main lemoindre indice à fournir.

Les services qu’elle leur a rendus sontinappréciables.

Et c’est ce puissant auxiliaire que je tenaismaintenant, pour ainsi dire, à l’autre bout du câble dont l’employédu télégraphe de Parade-Avenue manœuvrait le transmetteur sous mesyeux.

La maison Pinkerton brothers est, en effet,reliée par des fils spéciaux à toutes les grandes villes dumonde.

Je rédigeai une longue dépêche en langagechiffré, suivant l’alphabet conventionnel adopté par la grandeagence, et j’y mentionnai les numéros et la nature des titresdérobés à M. Ugo Chancer. Je donnai également un signalementprécis de Slang, aiguillai les recherches sur la corporation desdomestiques-cambrioleurs, puis la dépêche expédiée, je me rendis àla succursale de l’Australian Bank Exchange.

Aussitôt arrivé dans le hall luxueux de cettemaison de banque, je fis passer ma carte au directeur,M. Dubourdiew, que je connaissais déjà et qui me reçutaussitôt.

Il fut tout de suite au fait :

– Vous venez sans doute au sujet de ladénonciation que nous avons faite au Police-Court ?

– Oui, monsieur.

– Voici l’affaire en deux mots : unindividu qui n’est nullement client de la maison s’est présenté ànos guichets pour négocier une obligation de la NewcastleMining C°, obligation qui était frappée d’opposition. C’estmoi qui ai rédigé la plainte contre le porteur du titre. Jeregrette d’avoir été mis au courant trop tard, lorsque cet individuétait déjà dehors ; sans cela je l’aurais fait garder àvue.

– C’eût été préférable, en effet.

– Oui, monsieur Dickson… mais c’est notrepréposé au service des titres, un jeune auxiliaire très novice, quia reçu le visiteur. Il n’a pas eu la présence d’esprit qu’exigeaitla situation et il a laissé fuir le gredin…

– C’est vraiment regrettable, murmurai-je.

Le directeur s’excusa du geste :

– J’en ai fait l’observation à M. Carrey,l’employé coupable.

– A-t-il au moins gardé un souvenirsuffisamment précis de cet individu ?

– Je vais le faire appeler.

Bientôt M. Carrey parut.

C’était un petit jeune homme blond, fortélégant, aux cheveux également séparés sur le milieu de la tête, etqui semblait s’hypnotiser dans la muette contemplation de sessouliers vernis.

Fort heureusement, si la présence d’esprit luifaisait défaut, il ne manquait pas de mémoire.

– Pourriez-vous, lui dis-je, me donner lesignalement de l’individu qui a tenté de vous vendre un titrefrappé d’opposition ?

– Il avait plutôt l’air d’un domestique,répondit d’un ton méprisant le fashionable employé.

– Grand ?

– Oui, de belle taille et fort massif.

– Jeune ?

– Trente ans environ.

– Blond ?

– Plutôt roux…

– Point de signe particulier ?

– Si… les yeux très écartés du nez, ce quidonne à sa physionomie une expression assez obtuse.

C’était le signalement de Slang.

Je ne m’étais donc pas trompé dans mesprésomptions : ce chauffeur était bien l’assassin ou tout aumoins le complice des meurtriers de M. Ugo Chancer.

Je tirai encore quelques renseignements ducomplaisant jeune homme.

Le porteur de l’obligation de la NewcastleMining C° était vêtu d’un complet bleu et coiffé d’un chapeaugris.

Le commis avait même noté une autreparticularité : son client d’occasion avait à la main unebadine de bambou qu’il avait placée sur le guichet, à côté de sesgants… des gants jaunes qui n’avaient jamais été portés…

J’étais fixé… cependant je demandaiencore :

– Quand vous avez annoncé à cet homme que sontitre était frappé d’opposition, que vous a-t-il dit ?

– Rien… il a paru stupéfait, puis il a pris sacanne et ses gants et s’est enfui comme un voleur… avant que j’aieeu le temps de faire fermer les portes…

Je remerciai le directeur de l’agence,recommandai paternellement à M. Carrey d’avoir à l’avenir plusde décision, puis je sortis.

Au fond, j’étais très heureux…

Grâce à l’inexpérience de cet employé novice,Slang me restait.

L’assassin de M. Ugo Chancer n’était pasaccaparé par la police officielle.

Oui, mais voilà ! après cette équipéerentrerait-il à la villa Crawford ?

Je repris immédiatement le train pourBroad-West et profitai du court répit que m’imposait ce voyage pourclasser mes impressions.

Ainsi que je l’avais pressenti, la suite demon enquête ne faisait qu’accumuler les charges contre Slang.

Le hasard même parlait contre lui.

Il n’était plus possible de douter qu’il eûten mains les valeurs ayant appartenu à la victime du crime deGreen-Park.

Le drôle ne manquait pas d’un certainhumour.

Tandis que nous épiloguions là-bas,M. Crawford et moi, sur les probabilités d’un vol, il faisaitbombance à la santé de son patron avec l’argent dérobé au mort… Iln’avait pas encore vendu de titres, mais il devait avoir lessouverains, les vrais, ceux qui étaient marqués d’une étoile…

Cependant j’étais arrivé à Broad-West.

Il faisait nuit.

« À cette heure, me dis-je, assezinquiet, Slang est de retour pour recevoir son maître ou bien il nerentrera plus. »

Je procédai rapidement dans le petit bois quel’on connaît à ma rapide transformation en lad, je mepassai encore sur le visage une couche de mon vilain enduit, puisje m’acheminai vers la villa Crawford.

Aucune lumière ne brillait aux fenêtres ducottage… seule une imperceptible clarté, pareille à un pâle refletde lune, filtrait à travers les bow-windows de la galerie dupremier étage.

J’atteignis la grille latérale qui donnait ducôté des communs et tirai le cordon de sonnette.

– Slang ! lançai-je en même temps d’unevoix nasillarde… Slang ! êtes-vous là ?

Comme je n’obtenais aucune réponse, je sonnaide nouveau, mais avec plus d’énergie.

Enfin, des pas craquèrent sur le sable et unepetite lanterne scintilla dans une allée…

– C’est vous, Slang ? demanda une voix defemme.

Je reconnus le tablier blanc de Betzy.

– Oui… répondis-je… ouvrez-moi, je vousprie.

La maid eut un mouvement de recul en medévisageant à la lueur de sa lanterne.

– Mais non… balbutia-t-elle…

– Pardon… protestai-je… pardon, miss Betzy, jesuis Ralph Slang, le cousin de John…

La fille me reconnut aussitôt.

– Ah ! oui, je comprends, dit-elle, vousêtes allés fêter ensemble votre rencontre… et Slang est, à cetteheure, ivre-mort dans quelque coin de Broad-West.

– Comment ! fis-je… il n’est pas encorerentré ?

– Non… bien sûr… vous n’étiez donc pas aveclui ?

– Pas le moins du monde… moi, j’ai cherchétout le jour une place dans les maisons bourgeoises desenvirons.

Betzy était de fort méchante humeur, noncontre moi, je pense, mais contre l’indiscret chauffeur qui abusaitcyniquement de sa complaisance.

– Il reviendra encore ivre comme un nègre…murmura-t-elle… et M. Crawford qui va rentrer… pourvu qu’il nele rencontre pas, au moins !

On sentait, malgré tout, que Betzy avait unesecrète sympathie pour le robuste chauffeur… Elle m’ouvrit lagrille en disant :

– Allons, entrez… je ne puis pourtant pas vouslaisser dans la rue… mais c’est égal… Slang abuse vraiment… Montezvite vous coucher… et surtout si M. Crawford appelait, nerépondez pas… cachez-vous au besoin… Que penserait-il s’il savaitqu’on a introduit un homme ici, pendant son absence ?

Je remerciai Betzy et gagnai rapidement lachambre de Slang.

Aussitôt monté, j’avais allumé un bout debougie, qui traînait avec quelques autres sur la table de nuit demon pseudo-cousin, et muni de ce lumignon vacillant, je m’étaisdirigé vers la rangée de chaussures.

Il y avait, ai-je dit, au nombre de ceschaussures une paire de boots caoutchoutés ; celle-ci était àéliminer.

Je retournai vivement les autres : deuxpaires de brodequins à lacets… Aucune n’avait été ressemelée.

Il était donc de toute évidence que lesbottines qui avaient laissé leur empreinte dans le jardin du crimeétaient bien celles que le misérable avait aujourd’hui auxpieds.

Je fis, par habitude professionnelle, unrapide inventaire des objets contenus dans la chambre de Slang etne découvris rien d’intéressant.

Je songeais déjà à m’en aller, mais aprèsréflexion, je résolus d’attendre encore, espérant toujours que monassassin reviendrait.

Je m’assis donc sur le lit et me mis àréfléchir, roulant dans ma tête mille projets plus absurdes les unsque les autres, quand soudain le grincement d’une porte me rappelaà la réalité.

C’était Slang qui rentrait… ivre comme unnègre ainsi que l’avait prévu Betzy… ivre comme une tribu denègres.

Dans l’escalier il tituba et je l’entendispousser un juron formidable.

J’éteignis la bougie.

Bientôt, il pénétra dans sa chambre, chercha àtâtons son lit et s’y abattit comme une masse.

Alors une idée me traversa l’esprit :

À la faveur de ce beau désarroi physique etmental ne pourrais-je pas tirer des aveux de cetinconscient ?

Je m’approchai donc de l’ivrogne et prononçaid’une voix caverneuse :

– Slang ! tout est découvert… il fautsauver les amis… ceux qui ont pris les autres titres… dis-moi leursnoms que je courre les prévenir…

Slang fit un mouvement et bégaya en selaissant rouler sur le parquet :

– Les titres !… les titres !…Ah ! c’est le petit blond de la banque qui a parlé… Je ne suispas un voleur… non…, je vous le jure… pardon… le voilà, le titre…Ah ! malheur !… ils l’ont conservé… mais je le ren… drai…je vous le… pro… mets…

Et il se mit à pousser des hurlementsépouvantables.

– Voyons, parleras-tu ? repris-je dansl’obscurité… Où t’es-tu procuré ces titres ? C’est toi qui astué M. Chancer !

– M. Chancer !…M. Chancer ! répétait la brute d’une voix pâteuse…

À ce moment Betzy, un bougeoir à la main,entrait, attirée par ce tapage.

– Donnez-moi un coup de main, lui dis-je, pourm’aider à coucher, ce pauvre John… qui est un peu pris deboisson.

– Ah ! oui… vous pouvez le dire… maugréala maid.

Néanmoins, elle me vint en aide. Nousallongeâmes Slang sur le lit et rapidement je lui enlevai sesbottines.

Le chauffeur prononçait maintenant des parolesinintelligibles et Betzy s’occupait de le border tout habillé dansses couvertures.

Comme elle me tournait le dos, j’en profitaipour glisser une des chaussures, dans la poche intérieure de monovercoat.

– Il n’a plus conscience de rien, soupiraBetzy ; peut-on se mettre dans des états pareils !

– C’est triste en effet, opinai-je d’un airdésolé, mais bah ! demain matin il n’y paraîtra plus… Je necoucherai pas ici cette nuit, il vaut mieux que ce pauvre John,reste seul…

– Ah ! oui… je vous comprends, dit lamaid, en jetant sur l’ivrogne qui hoquetait d’une façon inquiétanteun long regard de dégoût.

– Il sera mieux et moi aussi, repris-je :il me reste quelque argent, je vais louer une chambre àl’auberge.

Betzy m’approuva d’un signe de tête.

Elle descendit avec moi, m’ouvrit la grille,la referma soigneusement et je l’entendis qui s’éloignait enbougonnant.

Mon voleur était dans la souricière ; ils’agissait maintenant de ne plus le laisser fuir.

Tout en essuyant tant bien que mal avec monmouchoir l’affreux enduit qui me barbouillait le visage, je courusaussitôt chez Mac Pherson qui demeurait High Street, dans unepetite villa située au fond d’un jardin.

Quand j’arrivai, le brave agent allait semettre au lit et il avait déjà noué autour de sa tête un grandfoulard rouge qui lui donnait l’apparence d’un banditcalabrais.

– Qu’y a-t-il, monsieur ? interrogea lesous-ordre de Bailey en fixant sur moi ses gros yeux ronds.

– Il y a, Mac Pherson, qu’il faut absolumentque vous exerciez cette nuit une surveillance…

– Impossible, monsieur Dickson.

– Et pourquoi cela ?

– Je suis très fatigué… je ne tiens plusdebout.

– Il y a deux livres pour vous, MacPherson.

Sa figure se rasséréna : il eut un petitrire qui ressemblait à un gloussement et répondit en balançant latête :

– J’accepte… mais c’est bien pour vous faireplaisir, monsieur Dickson.

– Bon… habillez-vous vite… prenez votrerevolver et allez vous poster à proximité de la villa Crawford surla petite route qui contourne le bois… Vous connaissez le chauffeurde M. Crawford ?

– Oui… ce gros garçon roux qui paye à boire àtous ceux qu’il rencontre…

– C’est cela même… Eh bien ! il s’agit dele surveiller et, au besoin, de lui mettre la main au collet s’iltentait de sortir cette nuit…

– Mais… le motif ?… je ne puis pourtantpas arrêter les gens comme ça !

– J’ai dans ma poche un mandat d’amener contrelui… mentis-je avec aplomb…

– En ce cas, c’est parfait… seulementpermettez-moi de vous faire observer, monsieur Dickson, que lavilla Crawford a deux issues, sans parler des murs qui ne sont pastrès élevés… Si votre homme veut fuir, cela lui sera facile…

– Non… s’il sort, ce sera par la porte que jevous indique… en tout cas, pour plus de sûreté, vous pouvez voustenir sur la petite éminence qui avoisine la villa. De cet endroiton découvre parfaitement les communs où logent les domestiques…

Mac Pherson leva le rideau de sa fenêtre etmurmura :

– Il fait clair de lune… ça va bien… Jesuivrai vos ordres, monsieur Dickson, seulement, vous savez, pas unmot de cela à Bailey… il me ferait révoquer…

– Soyez tranquille, mon ami… vous connaissezma discrétion… Tenez :

Et je lui glissai deux livres dans lamain.

**

*

Quelques minutes après, passant à proximité dela villa Crawford, je vis une ombre qui s’agitait entre les arbressur un petit tertre situé en bordure de la route.

Mac Pherson veillait.

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