La Ténébreuse Affaire de Green-Park

Chapitre 6L’homme d’affaires de Fitzroy-Street

Je ne sais s’il est arrivé à quelqu’un de meslecteurs de quitter tout à coup, pour cause de panne, uneconfortable automobile et de faire dans la poussière, sous unsoleil de plomb, quatre milles anglais, ce qui représenteexactement quatre fois seize cent neuf mètres, c’est-à-dire unebonne lieue et demie de France.

Cela manque de charme, surtout pour undétective qui a caressé un instant l’idée de « pincer »un criminel et qui voit soudain ce criminel prendre sur lui uneavance considérable.

La nature m’a heureusement doué d’une certainedose de philosophie, sans quoi, dans différentes circonstances,j’aurais, comme on dit, jeté bien souvent le manche après lacognée.

Mais j’ai du ressort : je ressemble unpeu à ces stayers qui reprennent de la vigueur et de l’énergie enapercevant le poteau… et dont les superbes efforts déconcertenttoutes les prévisions.

Mon overcoat sous le bras, j’avalai donc mesquatre milles et quand je pénétrai dans le faubourg de Richmond quimène à Melbourne-Ville, il était exactement une heuretrente-cinq.

Hélant alors un hansom qui maraudait encherchant l’ombre, je me fis conduire à Wilson-Hall, dans unepetite rue où je savais trouver un lavatory.

Une fois rasé, coiffé, brossé, ciré, jeremontai en voiture en jetant cette adresse au cabman :

– 18, Fitzroy-Street.

L’homme acquiesça d’un signe, éteignit sa pipequ’il avait allumée pendant que je me faisais bichonner et enlevason cheval d’un vigoureux claquement de langue.

Le hansom partit comme un trait, traversa àtoute allure Victoria-Parade, longea la cathédrale Saint-Paul,Albert-Park et Gressington, puis ralentit brusquement devant unimmeuble de huit étages.

– Stop ! dis-je au cabman.

– Well ! fit l’homme enrallumant sa pipe et en tirant de dessous son siège un numéro duMelbourne Magazine.

La maison devant laquelle je me trouvaissemblait de haut en bas être habitée bourgeoisement.

À ma grande surprise, je ne voyais ni sur laporte d’entrée ni sur les balcons de la façade aucune de cesplaques de tôle vernie ou émaillée qui signalent ordinairement lesmaisons de banque et d’affaires ou les officiers ministériels. Jene découvris rien autre que la lanterne rouge d’un médecin[5].

Pourtant, je pénétrai sous le vestibule afinde consulter la liste des locataires, et j’y trouvai, à ma grandesatisfaction, l’indication que je désirais.

Third floor. – C. A.WITHWORTH.

Agent.

Je grimpai quatre à quatre les escaliers etsonnai à une grande porte brune à deux battants.

Une accorte petite bonne vint m’ouvrir. Je luiremis ma carte qu’elle lut aussitôt avec un sans-gêne qui mesurprit un peu, puis elle disparut dans un couloir très sombre,éclairé par une lanterne en fer forgé représentant un satyre jouantde la flûte.

Quelques instants après, elle reparaissait, mefaisait signe de la suivre et m’introduisait dans un cabinet detravail où un amoncellement d’objets de toutes sortes que jedistinguai mal en entrant, interceptait ou plutôt absorbait lalumière.

Un vieillard de petite taille se tenait deboutdans la partie la plus éclairée, devant une table de vieuxchêne : il était chenu et très barbu, à la façon de ces singesde l’Inde qu’on appelle gibbons.

C’est du moins l’impression que j’en eus toutd’abord.

– Monsieur Withworth ? demandai-je.

– C’est moi, répondit le vieillard en medésignant un siège.

Je m’assis.

Le haut fauteuil sur lequel j’avais pris placeme paraissait être un de ces meubles de musée disgracieux etincommodes auxquels l’ancienneté seule donne quelque valeur.

L’occupant du lieu me faisait aussi plutôtl’effet d’un collectionneur que d’un businessman, car jedistinguai, derrière lui, entre deux bahuts en bois sculpté, lahaute silhouette d’une armure érigée toute droite, une hallebardeau gantelet.

M. Withworth attendait que jel’instruisisse du motif de ma visite et il me faisait de petitssignes interrogateurs tout en rajustant sa robe de chambre.

– Vous savez qui je suis ? dis-je d’unton confidentiel.

Mon interlocuteur inclina la tête.

– Et vous savez également que M. UgoChancer, de Green-Park, est mort ?

– J’ai fait frapper d’opposition tous lestitres que possédait le défunt.

– Vous allez au-devant de ma question,monsieur ; ainsi vous étiez l’homme d’affaires de ce pauvreM. Chancer ?

– Son homme de confiance, oui… je m’occupaisde ses placements… M. Ugo Chancer était mon meilleur ami.

– Tout va bien alors et je me félicite duhasard qui m’a mis en possession de votre adresse… Vous voyiezsouvent M. Chancer ?

– Il y a vingt-cinq ans que je ne l’aivu ; mais il était, je vous le répète, mon meilleurami ;… nos relations s’entretenaient par correspondance.

– Alors vous êtes absolument au courant de lasituation de fortune de M. Chancer ?

– Oui… j’opérais en son nom toutes les venteset tous les achats de valeurs.

– Vous devez avoir les numéros de sestitres ?

– Tous, oui monsieur.

– Mais pas les titres ?

– Non… M. Ugo Chancer les gardait chezlui.

– Ils ont donc été volés ?

– Je l’ai pensé, c’est pourquoi je les ai faitfrapper d’opposition.

– C’est une sage précaution qui pourra nousêtre fort utile pour la suite de l’affaire. Excusez-moi, monsieur,mais votre opinion n’est-elle pas que M. Ugo Chancer a étéassassiné ?

– Je n’ai pas d’opinion… c’est à la police dem’en faire une… j’ai agi comme je croyais devoir le faire… voilàtout.

– Et vous avez été très bien inspiré,monsieur… Mon avis à moi c’est que M. Chancer a été victimed’un cambrioleur-assassin… et je suis en ce moment sur unepiste.

– Que vous croyez bonne ?

– Oui…

– Allons, tant mieux !

– Je dois d’abord vous dire que je me suislivré à une perquisition chez le défunt et que je n’ai trouvé entout et pour tout que cent quatre-vingt-trois livres en or.

– M. Chancer, je vous le répète, gardaitpar devers lui tous les certificats de ses actions et obligations.Mon honorable ami était fort imprudent… Il n’avait pas même decoffre-fort. Je sais qu’il serrait ses papiers dans un petit meublede son cabinet de travail, meuble très rare que je lui vendisautrefois pour un prix dérisoire.

– Un secrétaire en bois de rose ?

– Parfaitement… un secrétaire qui provenait dela succession de sir Walter Raleigh…

– C’est bien en effet dans l’un des tiroirs dece meuble que j’ai découvert les piles d’or dont je vous aiparlé.

– Les titres devaient s’y trouver également…Vous êtes détective… concluez…

– J’ai toujours cru à un vol.

– Oui, l’argent monnayé que vous avez vu chezce pauvre Chancer a été abandonné à dessein… pour donner lechange.

– C’est aussi mon avis, monsieur.

Le petit vieux parut réfléchir un instant puisil reprit :

– Une chose me frappe en outre dans ce quevous m’avez dit… c’est le peu d’importance de la somme trouvée dansle secrétaire.

– Cent quatre-vingt-trois livres.

– Je sais… M. Chancer qui était unoriginal conservait toujours chez lui dix ou quinze mille livres enor… et chose qui est à retenir, il marquait toutes ses pièces…c’était une manie… qu’il avait !… Ah ! il était sibizarre, ce pauvre ami !

Je tendis à M. Withworth les quatresouverains que j’avais, la veille, glissés dans la poche de mongilet.

Le vieillard s’approcha de la fenêtre et lesconsidéra longuement au jour.

Ensuite, il prit une grosse loupe sur la tableet examina minutieusement chaque pièce.

– Ces souverains n’ont jamais appartenu àM. Chancer, déclara-t-il.

– Comment cela ?

– C’est la vérité… Je vous l’ai dit, monhonorable ami avait une manie : il marquait tout son or d’unsigne à lui.

M. Withworth m’appela près de la fenêtreet me mettant en main la loupe et une des pièces d’or :

– Remarquez, dit-il, qu’il n’y a rien sur lecou de la Reine…

– ? ?

– Oui… M. Chancer avait un poinçon trèsfin, une imperceptible étoile à six branches qu’il gravait surtoutes ses pièces du côté face, à la section du cou et de lafigure.

J’admirai le stratagème du défunt et luidécernai mentalement des louanges posthumes pour m’avoir fourniainsi des armes de premier ordre.

M. Withworth jeta violemment l’une aprèsl’autre les quatre pièces sur un petit meuble d’ébène.

– D’ailleurs, dit-il, ces souverains sontfaux…

Et il fit dans l’un d’eux une petite incisionavec la pointe de son canif.

– Ils sont, poursuivit-il, composés d’unalliage sans valeur, mais assez bien imités… c’est du beau travailde faux-monnayeur…

Si mon opinion n’avait pas été faite, jen’aurais plus eu de doutes à cette heure ; Slang n’était pasde taille à avoir combiné seul un vol aussi savant.

Slang n’était qu’un comparse, l’exécuteurd’une association de malfaiteurs adroits qui préparaient leurscoups dans l’ombre avec toutes les ressources de la science etd’une imagination cultivée.

Il paierait cet honneur de sa tête… soit… maisc’était insuffisant.

Je devais à l’honneur de mon nom de démasquerles véritables coupables, c’est-à-dire les bénéficiaires de cetattentat sans précédent.

J’eus tout de suite dressé mes batteries.

– Voulez-vous me permettre, dis-je àM. Withworth, de relever les numéros des titres qui étaient lapropriété de M. Chancer ?

– Mais certainement, monsieur, me répondit levieillard en se dirigeant vers un cartonnier surmonté d’une potichejaponaise.

Et il me soumit un registre où se trouvaientméthodiquement consignées les particularités afférentes à chaquevaleur : séries, numéros d’ordre, dates et prix d’achat,montant du revenu, nombre de coupons demeurés au titre lors del’acquisition, etc.…

Ces renseignements étaient précieux et je lesconsignai scrupuleusement sur mon calepin.

Tandis que j’écrivais, d’un rapide calcul detête j’évaluais le chiffre de la fortune de M. Chancer.

Elle se montait à quatre cent mille livressterling !…

Il était évident que ce Pactole ne s’était pasenglouti dans la poche du seul Slang, chauffeur.

Après avoir remercié M. Withworth del’amabilité avec laquelle il s’était mis à ma disposition, jem’apprêtais à prendre, congé, quand il me retint par lamanche :

– Vous savez, dit-il, j’ai ici des objetsmerveilleux que vous ne trouverez nulle part, pas même à Londres…Voici un buste de Napoléon attribué à Hudson Lowe, une statuette deNelson par Van den Brocke, un chiffonnier ayant appartenu àMarie-Antoinette… un manuscrit de Cromwell… le portrait du princeAlbert, par Sweet… J’ai aussi de fort jolis meubles moyen âge, desfaïences italiennes du seizième siècle et tenez… voici quelquechose qui ferait très bien sur la cheminée de votre bureau :la tête de James Blomfield Rush, pendu à Norfolk en avril 1849…Cette tête a été moulée par Higghins, une heure aprèsl’exécution…

– Merci… fis-je… une autre fois… très curieux,en effet… Je reviendrai certainement vous rendre visite, quand jeserai moins pressé…

– Dans l’attente de vos ordres, monsieurDickson, répondit le petit vieux en me remettant sa carte… Ici tousles objets vendus sont garantis authentiques… et comme vous vousoccupez de l’affaire de Green-Park je vous ferai exceptionnellementdes prix d’ami…

Décidément, quoiqu’il s’en défendît, ceM. Withworth était un homme d’affaires et il savait profiterde toutes les circonstances.

Malheureusement il tombait mal, car j’avaisd’autres préoccupations en tête.

– Ah ! s’il eût offert de me vendre lapiste de Slang, je la lui aurais payée à prix d’or !

Muni des précieux renseignements qu’il m’avaitdonnés en ce qui concernait les titres et les souverains deM. Chancer, je me rendis en hâte au Police-Office, certain quej’allais émerveiller le chief-inspector et l’édifier une fois deplus sur l’incapacité de ses agents.

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