La Ténébreuse Affaire de Green-Park

Chapitre 10Une complication que je n’avais pas prévue

Après être retourné à Broad-West pour donnerquelques instructions à Bloxham et lui avoir adjoint un jeune hommedu nom de Frog que j’avais employé maintes fois à des filaturesassez compliquées, je pris le rapide qui me déposa sur le quai deMelbourne à l’heure du déjeuner.

Mon but était de m’assurer que lechief-inspector, suivant la promesse qu’il m’avait faite, s’étaitoccupé de faire surveiller les lieux de plaisir et les grandshôtels.

Je me rendis donc au Criterion quiest un des plus beaux restaurants de la ville et où la clientèleest cependant fort mélangée.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction, en entrantdans la salle à manger du Criterion, d’y apercevoirM. Crawford.

J’allai au millionnaire, la main tendue, et ilm’offrit de lui-même une place vacante à sa table.

– Je suis, en vérité, charmé de cetterencontre, dis-je en souriant.

– Moi de même, cher monsieur… fitM. Crawford. Et cette enquête ? Votre assassin serait-ilà Melbourne ?

– Peut-être, fis-je évasivement… c’est-à-direqu’il est ici et partout… mon assassin est légion…

– Vous croyez à une bande ?

– L’enquête le dira, répondis-je, fidèle à maconsigne de ne jamais me livrer trop.

– Puissiez-vous réussir… mais déjeunons,hein ?

– Avec plaisir.

M. Crawford était un galant homme, et, jem’en aperçus, fort beau mangeur.

Comme il en était à l’entrée, il se fit servirde nouveau toute la première partie du menu afin de me tenircompagnie.

Je résolus d’user d’atermoiements avantd’arriver à la révélation que je sentais d’avance devoir être malaccueillie.

– Je suis retourné au cottage… dis-je… Lesmédecins ont été appelés encore une fois à se prononcer sur lescauses de la mort… l’autopsie va être pratiquée…

– Elle conclura à la congestion.

– Sans doute… mais il y a congestion etcongestion… Celle qui a déterminé la mort de M. Chancer a été,vous le savez, provoquée mécaniquement par des coups violentsappliqués sur le crâne…

– Je crois que vous êtes dans le vrai… unechose qui ne fait pas de doute, en tout cas, c’est que l’on s’estintroduit furtivement, dans le bureau de M. Chancer.

– Je crois avoir établi ce point, eneffet.

– Oui… fit M. Crawford, et j’estime qu’ilfaut en revenir à ce que je vous disais avant-hier : cherchezparmi les gens de maison. Il n’y a que quelqu’un parfaitement aucourant des habitudes du défunt qui ait pu ainsi arriver jusqu’àlui.

– Pardon, cher monsieur… il y a du vrai et dufaux dans ce que vous dites : les domestiques deM. Chancer ont pu servir d’indicateurs, peut-être à leur insu,mais ce n’est pas un familier de la maison qui aurait eu recours aupetit « truc » que nous avons découvert sur la sortiesecrète du cabinet… il serait entré par la porte, toutsimplement.

– Que croyez-vous alors ?

– Je crois qu’un étranger renseigné sur ladisposition des lieux se sera glissé par surprise ou avec lacomplicité de quelqu’un jusqu’à l’escalier dérobé et aura pu ainsipréparer son ingénieux système de loquet à ficelle.

– Cela doit être, en effet…

J’étais charmé de voir le millionnaire abonderdans mon sens.

D’abord, c’était flatteur pour moi ;ensuite cela me facilitait la pénible communication que j’avais àlui faire.

Je l’avais décidément converti à mes idées parla rigoureuse logique de mes déductions.

Je décidai cependant de laisser s’achever enpaix cet excellent déjeuner, avant d’en venir aux explicationsdélicates.

M. Crawford ne souffrit pas que jeréglasse l’addition.

– Vous êtes mon hôte, mon cher Dickson, medit-il… je vous garde avec moi… Votre société m’est d’ailleurs tropprécieuse pour que je vous laisse ainsi aller… Voulez-vous que jevous accompagne dans vos recherches.

J’acquiesçai d’un salut à la proposition.J’avais déjà formé, on s’en souvient, le projet d’emmener avec moile millionnaire, et son absence m’avait vivement contrarié.

Le hasard le plaçait inopinément sur ma routeet il avait l’amabilité de m’offrir lui-même sa compagnie. J’étaisdonc servi à souhait.

Je n’avais garde de décliner une propositionaussi flatteuse de la part d’un homme que toute la gentryde Melbourne, en quelque endroit qu’il parût, saluait chapeaubas.

Et puis ?… faut-il l’avouer ? Jen’étais pas fâché non plus d’éblouir un peu mon richissime voisinen le faisant assister, phase par phase, à la réalisation de meshypothèses.

Je pressentais d’ailleurs que cette journée meréservait des surprises d’où résulterait fatalement quelque coup dethéâtre.

– Nous ferons, si vous le voulez bien, un tourdans la ville, me proposa mon ami… le temps est splendide, et touten déambulant, vous m’exposerez plus librement qu’ici vos projetset les résultats déjà acquis de votre tactique…

Et pour justifier ces paroles, il me désignaitd’un signe de menton un monsieur de mine assez correcte, portantdes favoris à l’autrichienne et qui nous décochait de temps à autreun petit coup d’œil furtif.

Le millionnaire eut un geste de mauvaisehumeur.

– On coudoie partout des policiersaujourd’hui, dit-il.

Mais se reprenant aussitôt :

– Soit dit sans allusion blessante, mon cherDickson.

Je m’inclinai en souriant.

– Je parle des mouchards… des professionnels…expliqua-t-il.

L’observation du millionnaire me remplissaitde satisfaction.

La personne qui excitait son impatience étaitde la police à n’en pas douter.

J’admirai le flair de M. Crawford, maisj’admirai encore plus que le chief-inspector m’eût tenu parole.

Les grands restaurants étaientsurveillés : je venais d’en acquérir la preuve.

M. Crawford jeta sa serviette sur latable et nous sortîmes.

Cependant, je poursuivais une penséeintime ; je tenais à savoir si la surveillance était bienexercée sur tous les établissements où l’on dépense sanscompter.

Là est le rendez-vous tout désigné de ceux àqui l’argent ne coûte guère.

J’avais constaté que les grands restaurantsétaient bien gardés, mais il restait à m’assurer de ce qui avaitété fait pour les maisons de jeu de Melbourne.

– Que diriez-vous d’un petit tour aucercle ? proposai-je insidieusement.

– Au cercle ?… Vous jouez donc, mon cherDickson ?

– Oui, cela m’arrive.

– Vous m’étonnez.

– Pourquoi ?

– Parce qu’un homme dont le cerveau estcontinuellement occupé de problèmes aussi ardus que ceux que vousrésolvez n’a guère le temps de songer aux bagatelles… du moins, jele croyais.

– Le jeu n’est pas une bagatelle, répondis-je…c’est un exercice et je lui dois beaucoup.

– En vérité ?

– Oui… le système de déductions d’un bonjoueur et les procédés d’un bon détective sont absolumentidentiques. Ce que le joueur appelle la veine est exactement ce quenous appelons la piste… Une même Ariane tient le bout de ces deuxfils… et elle a nom Logique… cher monsieur.

– Voilà que vous devenez lyrique, interrompitM. Crawford… Décidément vous m’étonnez… Eh bien ! allonsau cercle…

– Oh ! protestai-je… une demi-heure toutau plus… un simple petit exercice d’entraînement…

– Êtes-vous en fonds, au moins ? medemanda le millionnaire en riant.

– Suffisamment… j’ai sur moi quelquesbank-notes…

– Laissez-moi vous dire que cela n’est rien…un coup de râteau…

– Je sais me modérer…

– All right ! en tous cas,comptez sur moi, je vous prie, le cas échéant.

Je remerciai mon généreux voisin, et quelquesinstants après, nous entrions dans la maison de jeu la mieuxfréquentée de Melbourne : j’ai nommé le PacificClub.

Nous nous dirigeâmes d’un commun accord versles salles de roulette et j’eus le plaisir de voir mon compagnonreconnu de la plupart des gros joueurs attablés là.

Il me semblait qu’il rejaillissait sur moi,humble détective, quelque chose de cette considération.

Nous prîmes place.

M. Crawford commença par mettre unebank-note sur le tapis.

Quant à moi, je pontai modérément avec ce quej’avais d’espèces métalliques dans la poche de mon gilet.

J’avais bluffé avec M. Crawford.

La vérité est que je ne joue jamais et metiens farouchement à l’écart de cette terrible sirène qu’est laroulette.

Il m’arriva bien entendu ce qui arrive auxnovices : je gagnai.

M. Crawford, lui, perdit coup sur coupplusieurs sommes assez considérables, car il ne misait qu’avec desbillets.

Cependant je me raidissais de mon mieux contrel’entraînement.

– Au surplus, ce n’était pas pour jouer quej’avais tenu à pénétrer dans ce lieu… On sait quelle raison m’yavait attiré…

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