La Ténébreuse Affaire de Green-Park

Chapitre 7Chez Mr Coxcomb, Chief-Inspector

– Le chief-inspector ? demandai-je à unpoliceman qui somnolait sur une chaise.

– Il est occupé, sir.

– C’est très urgent… faites-lui passer macarte.

Le policeman eut un bâillement, se frotta lesyeux de ses grosses mains rouges, prit ma carte et disparutderrière une porte capitonnée.

Quelques instants après, il revenait et medisait d’un ton maussade :

– M. le chief-inspector est avecquelqu’un…

– En a-t-il pour longtemps ?

– Je n’en sais rien…

– C’est très urgent, insistai-je…

Cette fois le policeman ne répondit pas.

Je compris à son attitude que lechief-inspector avait dû, en recevant ma carte, se livrer sur moncompte à quelque réflexion désobligeante et le sous-ordre, persuadéque je n’étais qu’un personnage de médiocre importance, en prenaitmaintenant à son aise avec moi.

Au bout de trois quarts d’heure d’attente, jefus cependant admis dans le bureau de M. Coxcomb, le grandmaître de la police de Melbourne.

C’était un homme d’un certain âge, à l’airintelligent, mais qui était affligé d’un tic plutôt bizarre :une sorte de moue dédaigneuse compliquée d’un plissement de lajoue, de sorte qu’à certains moments la pointe de sa moustacheallait caresser son oreille droite.

Je déclinai mes nom et qualité, mais dès lespremiers mots il m’arrêta :

– Cela suffit, dit-il… quels renseignementsvenez-vous m’apporter ?

– Je me suis occupé de l’affaire de Green-Parket…

Le chief-inspector eut un imperceptiblehaussement d’épaules :

– Nous sommes fixés sur cette affaire,monsieur… et j’ai quelques raisons de croire que l’instruction vaen être close… Il n’y a eu ni assassinat ni vol…

– Pardon… fis-je avec énergie.

Le magistrat ne me laissa pas achever.

– Oui, je sais… vous appartenez à la policeprivée, monsieur Dickson, et si l’on écoutait tous les rapports dela police privée, nous arrêterions une bonne moitié deMelbourne.

J’insistai :

– Excusez-moi, monsieur, mais je ne partagepas votre avis en ce qui concerne l’affaire de Green-Park…

– J’en suis fâché, monsieur, mais notreopinion est faite…

– Et si pourtant il y avait eucrime ?

– C’est vous qui le supposez…

– Je ne suppose pas, j’affirme.

– Et ma main gantée s’abattit péremptoirementsur la table du chief-inspector.

– Les rapports des autorités sont là, dit-ilen me regardant ironiquement ; permettez que je leur fassel’honneur de les prendre en considération.

Et le chief-inspector se leva pour mereconduire, mais je ne suis pas homme à me laisser congédierainsi.

– Vous m’entendrez… insistai-je… oui, vousm’entendrez, monsieur, en vertu du droit qu’a tout citoyen dedéposer devant un magistrat… Quand je vous dis :« M. Ugo Chancer a été assassiné » c’est que je suisen mesure de fournir la preuve de ce que j’avance.

– Et cette preuve, monsieur ?

– Est là, dans ma poche.

Cette fois le magistrat se rassit et son tics’accentua de telle façon que la pointe de sa moustache dépassacertainement le lobe de son oreille droite.

Je le sentais toujours hostile, mais mon tonavait fini par lui imposer quand même.

– Je vous écoute, fit-il.

Je repris lentement :

– Bailey, le chief-inspector de Broad-West quia fait les premières constatations au domicile de M. UgoChancer n’a relevé aucune trace d’effraction et il a retrouvé dansle tiroir du secrétaire une somme de cent quatre-vingt-troislivres…

– Ce sont en effet les termes du rapport.

– Je n’y contredis pas, mais j’ai examiné leslieux, moi aussi… or j’ai découvert les traces d’une effraction etcela en présence d’un habitant de Broad-West, M. GilbertCrawford qui pourra en témoigner, sous la foi du serment.

– Bien… après ?

– Quant à la somme de cent quatre-vingt-troislivres, elle n’existe pas…

– Comment cela ? on l’a pourtant vue, ceme semble ?

– Oui… mais elle est sans valeur aucune…

– Je ne vous comprends plus…

– C’est bien simple.

Et tirant de ma poche les quatre pièces d’orque je venais de soumettre à M. Withworth je les posai sur latable en disant :

– Ces souverains sont faux, monsieur lechief-inspector…

Le magistrat prit les pièces, les palpa et lesfit sonner sur le socle de marbre vert d’un presse-papier posédevant lui.

– Ces souverains son faux, en effet, monsieurDickson, mais qu’en inférez-vous ?

– Que la somme entière qui a été trouvée dansle secrétaire de M. Ugo Chancer est composée de pièces demauvais aloi, car les quatre souverains que voici ont été pris parmoi au hasard… Or, cela tend à prouver ou que M. Chancerfaisait constamment usage de fausse monnaie, ce qui me paraîtinsoutenable – mais, même en ce cas, l’instruction ne doit pas êtreclose – ou que le malfaiteur qui s’est approprié les valeurs dudéfunt les a adroitement remplacées par cette pacotille afin dedétourner les soupçons. Vous voyez, monsieur, que Bailey, malgrétout son flair, a été parfaitement dupe de cette rusegrossière.

Le magistrat se carra dans son fauteuil.

– Poursuivez, dit-il… je ne me refuse jamais àaccueillir la vérité… mon devoir est de tout entendre.

– Il y a plus, continuai-je… Je me suisprocuré l’adresse de l’homme d’affaires de M. Ugo Chancer,grâce à une enveloppe de lettre que j’ai trouvée chez le défunt etqui avait également échappé aux investigations de la police. Cethomme de confiance est M. Withworth qui habite ici même, 18,Fitzroy street. Il m’a appris que M. Chancer était enpossession d’actions et d’obligations diverses pour une valeur dequatre cent mille livres dont il gardait les titres par devers lui.Ce chiffre qui représente une fortune considérable écarte delui-même la suspicion de fraude à l’endroit du défunt… Mais comme,en outre, les titre n’ont pas été retrouvés chez M. Chancer,il est de toute évidence qu’ils ont été dérobés et que c’est à cespapiers, précisément, qu’a été substituée la fausse monnaie dontvous avez là un spécimen, monsieur le chief-inspector.

– Ce M. Withworth a-t-il les numéros descertificats disparus ?

– Il nous a prévenus tous les deux :lorsque je me suis présenté chez lui il avait déjà formé oppositionsur tous les titres dans les comptoirs de banque.

– En ce cas, nous ne saurions tarder à mettrela main sur le voleur. S’il existe, en effet, il n’aura rien deplus pressé que de se défaire de ces titres pour les convertir enargent.

– J’y compte bien, monsieur.

Le magistrat me considéra un instant avecbienveillance.

– Votre façon de raisonner me plaît, monsieurDickson, me dit-il… Vous pouvez être, c’est certain, un très utileauxiliaire de la police.

Je m’inclinai, non sans ironie.

Le chief-inspector prit un temps, puis ilatteignit un livre à couverture grise qu’il se mit à feuilleterrapidement.

– Tenez, dit-il tout à coup, une plainte vientd’être déposée par l’Australian Bank Exchange…

J’étais tout oreilles.

– Oui… il s’agît d’un titre frappéd’opposition qu’un inconnu a tenté de négocier à Melbourne auxguichets de la succursale de cette société.

– A-t-on le signalement del’individu ?

– Oh ! un signalement vague !…

Le chief-inspector réfléchit quelques instantset reprit :

– Je ne voyais d’abord aucun lien entre cetteaffaire banale et la mort de M. Chancer, mais maintenant quevous me signalez la disparition de valeurs ayant appartenu à cegentleman, il serait peut-être bon de vérifier… Vous avez lesnuméros des titres volés ?

– Oui, monsieur… Quelle est la valeur viséepar la plainte ?

– Voici les indications qui me sont transmisespar l’Australian Bank Exchange : Obligation de laNewcastle Mining Co, émission 1895, troisièmesérie, numéro 0,0882.

Je parcourus fébrilement la colonne dechiffres griffonnés au crayon sur les feuillets de monagenda :

– Newcastle MiningCo ! m’écriai-je tout à coup…voici : il y a plusieurs numéros de la troisième série… huitcent quatre-vingt… huit cent quatre-vingt-un… huit centquatre-vingt-deux… zéro, virgule, zéro huit centquatre-vingt-deux !… Le titre appartenait à M. UgoChancer !…

Et je tendis mon carnet au chief-inspector enposant l’index sur les chiffres.

– C’est bien cela, dit-il… il n’y a pasd’erreur possible… Il faut retrouver cet inconnu… oui… mais c’estmaintenant un peu tard… La banque a manqué à son devoir : elleaurait dû faire arrêter le négociateur, du titre… Au surplus, ils’est peut-être enfui sans qu’on ait eu le temps de prévenir unpoliceman… Enfin, espérons encore… notre homme ne s’en tiendra paslà… et tentera ailleurs d’écouler son papier… C’est à vous,monsieur Dickson, qu’il appartient de suivre cet individu et de leprendre sur le fait.

J’acquiesçai d’un signe de tête.

– Vous reconnaissez alors, dis-je en souriant,que je puis être de quelque utilité à la police ?

– Oui… enfin nous verrons…

– Il serait peut-être nécessaire que vouseussiez les numéros des titres volés ?

– J’allais vous demander ces numéros, monsieurDickson.

Je reposai de nouveau mon carnet sur la tableet tandis que le chief-inspector écrivait :

– Il y a encore un point, insinuai-je, quipeut avoir son intérêt…

– Parlez…

– Je fais personnellement opposition sur tousles souverains marqués au poinçon d’une étoile à six branchesau-dessus de la section du cou de la Reine. Toutes les pièces deM. Ugo Chancer étaient ainsi estampillées… Je n’ai pas àapprécier le mobile auquel il obéissait en agissant de la sorte… Ilfaut reconnaître cependant que son inoffensive manie aura, par unesorte d’intuition, rendu un grand service à la cause de la vérité…Le stérile anonymat de la monnaie courante n’existe pas pour ce quia passé dans les mains du prévoyant défunt… Vous remarquerezd’ailleurs, monsieur le chief-inspector, que les souverains fauxque je vous ai montrés ne portent aucun signe de ce genre.

– Je prends bonne note de ce que vous medites-là, monsieur Dickson… le fait est curieux, et peut, en effet,servir à guider nos recherches…

Le magistrat, qui avait fini d’inscrire lesnuméros des titres, me remit mon carnet, puis se leva :

– Un dernier mot, repris-je… J’ai de gravesraisons, des raisons très sérieuses pour soupçonner du crime deGreen-Park non pas un homme, mais une bande de malfaiteurs. Il y adans les associations de ce genre – comme en toute sociétéorganisée – des gens qui exécutent et d’autres qui commandent… desbras sans doute, mais souvent une tête… Faites surveiller les bars,monsieur le chief-inspector, les restaurants de nuit, les tripotset les cercles. La passion du jeu a livré plus d’escrocs, defaussaires et d’assassins que les plus fins limiers du monde.

Le magistrat daigna sourire et approuva monidée d’un petit déplacement de moustache.

– Des agents en civil seront placés dans tousles endroits de plaisir, me promit-il.

Puis il repoussa bruyamment son fauteuil.Cette fois c’était bien mon congé.

Il était évident que le chef de la policeofficielle ne voulait avoir recours à moi que le moinspossible.

Cependant mes déclarations avaient mis sacuriosité en éveil et la suite à donner à l’affaire de Green-Parklui apparaissait dès lors très nettement.

Néanmoins il tenait à s’en réserver tout lemérite.

Je saluai et sortis.

Je n’avais livré de mon plan que ce quim’avait paru indispensable, afin de m’assurer le concours desagents de l’administration.

Pour le surplus j’aurais d’ailleurs eu tort decompter sur le flair de mon grave personnage.

J’avais heureusement mieux à madisposition.

Je courus au bureau de poste.

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